l'bservatoire de l'éducation
ACCUEIL
TEXTES
ACTUALITE
COMPTES RENDUS
CONTACTS

 
 
 
 
 
Synthèse de la Table ronde du samedi 21 juin 2003

Invité : Denis Salas
Rapporteur : Marc Le Monnier
Relectrice : Hélène Merlin-Kajman




I- L’APPROCHE METHODOLOGIQUE DE DENIS SALAS, JUGE DES ENFANTS
 

 Denis Salas souligne l’importance, dans son expérience, de la profession de juge des enfants qu’il a exercée pendant neuf ans et abandonnée  au profit d’un travail de recherche et de réflexion. Mais il continue à être lié, par un réseau d’amitiés, au monde éducatif, au milieu de la politique de la ville ainsi qu’au monde social. Il tient à préciser les désaccords qui le distinguent, dans ses analyses, de Jacques Donzelot et de Didier Peyrat.
Denis Salas est en désaccord avec l’exaltation, par Jacques Donzelot, d’une magistrature de la société civile, exaltation fondée sur le modèle américain où les politiques de la ville sont menées par les procureurs.  S’y trouvent  valorisées des politiques de sécurité, de répression et de surveillance : ce modèle de prévention oublie la fonction éducative du juge des enfants. Denis Salas explique ce décalage d’analyse par l’approche sociologique de Jacques Donzelot qui étudie des faits sociaux visibles et normatifs. Mais le juge porte un regard individualisé sur l’adolescent : il étudie son parcours biographique et cherche à comprendre avec patience son comportement ; il établit des relations avec la famille et l’environnement, relations qui se nourrissent d’une expérience partagée ; cela peut expliquer que le juge puisse donner le sentiment d’avoir un regard compassionnel à l’égard de l’enfant.
Le désaccord avec Didier Peyrat porte sur la notion de victime. Celui-ci renvoie dos à dos les deux discours, « catastrophistes » et « négationnistes », tenus sur la sécurité, sans prendre en compte cette notion. Selon Denis Salas, quand on a enfin identifié l’adolescence comme un moment clinique, un passage de confrontation à la loi, on a pu alors imaginer une justice pouvant vraiment prendre en charge les adolescents. On a établi une relation, non pas compassionnelle, mais de compréhension, qui fait un pari sur l’avenir. Ceci représente une conquête sociale et politique après 1945. Auparavant, pendant un siècle, la seule réponse politique au délinquant fut au contraire la prison et le bagne pour enfants. 
Denis Salas comprend la perplexité de l’Observatoire concernant le regard qu’il porte sur la victime. Néanmoins il réaffirme qu’il n’y a chez lui aucun romantisme. L’exaltation des expériences rebelles lui paraît plutôt le résultat paradoxal de leur médiatisation, qui diffuse tout un vocabulaire, reflet de la lepénisation des esprits, par exemple le mot « racaille ».Quant au rôle de la justice, il défend l’idée qu’elle se doit d’interpeller en amont les institutions qui sont défaillantes dans leur rôle d’autorité. La justice doit avoir cette capacité d’interpellation pour que la société n’ait précisément pas la tentation de se reposer sur elle. Il faut en finir avec ce fantasme qu’une institution pourrait seule régler tous les problèmes qui tombent sous sa responsabilité. Par exemple, la décision de créer des centres fermés chargés de résoudre le problème de l’insécurité est un leurre car il n’existe pas, il ne peut exister de vrais centres fermés. 

II- LA NOTION DE VICTIME

Denis Salas : Si, aux XIXème et XXème siècles, toutes les sciences humaines s’interrogeaient sur l’auteur du délit, à savoir le délinquant, aujourd’hui l’objet d’étude s’est déplacé sur celui de la victime, histoire qui avait été totalement oubliée.Après avoir réussi à cerner la figure de l’adolescent, on arrive mieux aujourd’hui à identifier  la figure de la victime. Ce progrès de la connaissance a commencé par les victimes de viol, et en particulier de l’inceste, longtemps considéré comme une souillure familiale impubliable. Mais la figure de la victime émerge grâce aux témoignages et aux mouvements d’expression issus des associations, qui veulent que les victimes soient reconnues dans leur droit. Et cette revendication se convertit en loi en 1998. Il ne faut pas oublier que 80% des procès d’assise portent maintenant sur les violences sexuelles. Vigarello explique dans son ouvrage, Histoire du viol , qu’on assiste à l’émergence historique de la notion de « trauma », identifiée comme ce qui caractérise la victimisation. Ainsi , il faut prendre en compte toutes les autres victimisations  que l’on peut mettre en relation avec la montée du sentiment d’insécurité. Eric Debarbieux  qui a travaillé sur les violences en milieu scolaire indique qu’il faut moins s’alarmer sur les chiffres que sur l’émergence de la répétition victimaire : une victime faible, esseulée, va être la cible d’attaques répétées. Il n’en reste pas moins que l’idée selon laquelle, dans la société, on voit se jouer deux compassions antithétiques,  pour l’agresseur et pour la victime, est un thème fort et intéressant .
Hélène Merlin-Kajman : Lors de la première table ronde,  le proviseur que nous avions invité a raconté comment il avait réglé une scène de conflit entre un professeur et son élève : de son récit, il ressortait que pour lui, le schéma pertinent pour interpréter un conflit disciplinaire était le schéma agresseur/victime, ce qui n’a rien d’évident. En effet, il avait expliqué à l’élève qu’il devait des excuses à son professeur pour l’avoir blessé, ajoutant qu’on n’avait pas le droit de blesser une personne humaine. La faute était dissoute dans cette logique intersubjective, au demeurant plus que discutable : car se sentir blessé n’est pas l’indice imparable que celui par qui on s’est senti blessé est en faute. On voit bien, à partir de cet exemple, que le personnage de la « victime » empêche d’évaluer correctement certaines situations. 
Autre exemple. Un élève est renversé par un bus en sortant de l’école un vendredi soir. Il reviendra quinze jours plus tard, miraculeusement indemmne de toute blessure grave. Dès le lundi, l’école appelle une équipe de psychologues pour permettre à ses camarades de classe de surmonter ce traumatisme. Ceci signifie deux choses à mes yeux : la première, c’est que les adultes de l’école, face à une situation de la vie, ne se pensent pas à la hauteur de la tâche et le montrent ; la deuxième, c’est qu’aujourd’hui, on considère que tout malheur doit être réparé de toute urgence. L’hypothèse que des enfants souffrent – soient choqués, touchés, etc… - n’est plus perçu que comme une catastrophe. Mais ne pourrait-on dire que les malheurs – à condition bien sûr qu’ils n’engloutissent pas le sujet dans un trou noir - peuvent lui permettre de se construire psychologiquement ? Nous sommes hantés par l’idée d’être des parents, des enseignants, etc. parfaits, c’est-à-dire finalement par l’idée qu’un enfant ne devrait jamais souffrir .Winnicott dit au contraire que la mère ne doit pas être parfaite mais suffisante. Si la mère est suffisante, cela laisse à l’enfant de la marge, il pourra alors se construire lui-même à partir des carences de sa mère, par un effet d’accommodation, de résistance face à celles-ci.
D’où cette question : est-ce qu’on connaît de mieux en mieux la victime, ou est-ce qu’on ne l’invente pas de plus en plus ? En approfondissant le concept de civilité, nous cherchons à faire exister dans la tête de chacun une autre scène que celle de la victime et de l’agresseur. 
Denis Salas : Il faut en effet déconstruire la notion de victime. Certes, l’emploi qu’en font les institutionnels et les politiques alimente cet imaginaire compassionnel. Il y a une certaine sollicitude de leur part à l’égard des victimes car elle est rentable électoralement. Le journal télévisé, par exemple, utilise le discours victimaire : le journaliste se met très souvent dans la peau de la victime pour commenter l’actualité. Néanmoins, on doit distinguer le discours victimaire _ qu’on peut considérer comme l’antithèse de la civilité _ et les victimes réelles qui cherchent à être reconnues publiquement dans leurs droits ( viols, incestes, racket, ou victimes du procès Papon ). La justice se propose, quant à elle, de considérer les faits sans compassion mais avec des mécanismes d’aide et de reconnaissance symbolique, qui concilient l’intérêt du délinquant, de la victime et de la société. C’est l’idée d’une « justice réparatrice » _ mouvement qui vient certainement de la Shoah _ qui s’inscrit certes dans une démarche utopique mais qu’on peut comprendre comme faisant signe vers la civilité.
Des intervenants enseignants relatent des cas de recours à un psychologue lors d’événements graves survenus à un élève (meurtre, morts accidentelle…). Dans un cas (celui du meurtre de toute une famille, dont une lycéenne, par le père qui s’est suicidé après), l’équipe enseignante avait reçu l’ordre de ne rien dire, de ne pas répondre aux questions des élèves avant l’arrivée des psychologues.   Dans un autre cas, certains camarades d’un enfant mort renversé par un bus ne se sont sentis les victimes d’un traumatisme qu’après l’intervention des psychologues.
Une intervenante : En tant qu’éducatrice, elle souligne qu’on utilise le mot « victime » pour toutes les situations ( ex : catastrophes naturelles ). Dans sa pratique professionnelle, elle est confrontée au problème de l’usage abusif qu’en font les médias. Il faudrait au contraire trouver des mots précis pour mieux faire comprendre aux enfants le sens de leurs actes. A cet effet, il lui semble souhaitable d’utiliser le couple notionnel agresseur/agressé, où l’agressé est bien le symétrique, l’objet de l’agresseur. 
Hélène Merlin-Kajman : C’est une suggestion très intéressante. Ce mot « agressé » a l’avantage d’induire une temporalité différente de celle que présuppose le mot « victime ». On est agressé ponctuellement, de façon événementielle, tandis que quand on est victime, cela déploie une temporalité infinie, dont on ne sait plus si l’on va pouvoir sortir.
Denis Salas : Le procès du sang contaminé est exemplaire d’une affaire qu’on ne peut juger au moyen de la grille de lecture « victime/agresseur » car, lu selon cette grille de lecture, ce procès aurait été sans fin. Il a fallu en cours d’affaire changer la loi _ cas exceptionnel _ pour définir ce qu’on entend par l’idée d’une « faute involontaire ». L’erreur de la France a été de vouloir juger cette affaire à partir du droit pénal mais celle-ci a eu le mérite de soulever un problème que le droit n’avait pas encore envisagé : la responsabilité, en termes de compétences, d’hommes politiques ayant donné la mort sans intention de la donner. 

La question de l’identification.
Elisabeth Lavezzi (enseignante de littérature à Paris III) : Quelle distinction faites-vous entre la compassion et la pitié ? Comment peut-on s’identifier à l’autre, c’est-à-dire sortir de la sphère étroite de son égoïsme particulier, sans ce sentiment ?
Denis Salas : A la fin du XIXème siècle et au début du XXème siècle, de nombreuses mères infanticides ont été acquittées alors que la loi condamnait de tels actes par la peine capitale. Les jurés ont expliqué leur décision par un sentiment de pitié, non de compassion. Selon Marcel Gauchet , le sentiment de pitié est lié à l’émergence de la démocratie. C’est un de ses ressorts les plus profonds. En effet, la démocratie a induit une notion d’égalité entre les individus. C’est grâce à l’imagination d’être semblable à l’autre, cette capacité de me mettre à sa place, que ce sentiment moral se développe. Il permet d’humaniser la relation entre les individus. De même, la loi appliquée par un juge est traversée par des sentiments moraux comme la pitié ou comme l’indignation. 
Hélène Merlin-Kajman : La civilité est définie par Etienne Balibar  comme un rapport d’identification/désidentification : on n’est pas happé entièrement par le mouvement qui porte vers. La compassion peut être critiquée surtout dans le contexte éducatif. Par exemple, une mère a généralement de la compassion immédiate à l’égard de son enfant qui pleure. Mais si cette mère est saisie de compassion en voyant pleurer son enfant en réaction à une punition, elle ne sait pas anticiper : la compassion la bloque sur le moment de la souffrance, comme si la punition était une agression. Et certaines punitions peuvent être des agressions bien sûr ! Mais ce n’est pas ce qui doit caractériser une punition, et les pleurs de l’enfant n’en sont pas l’indice. Or, la mère saisie de compassion se fige, et fige son enfant, sur le moment douloureux, au lieu de sentir, et de lui faire sentir, que la punition est faite pour construire une histoire, marquer l’interdit, surmonter une épreuve : bref, signifier un monde commun de fins morales.
Elisabeth Lavezzi : La compassion ne doit pas tomber dans la niaiserie !  Du reste, il s’agit peut-être d’une question de vocabulaire : on doit redéfinir les mots pour établir une différence de degrés. Compâtir n’est pas fusionner, comme dans l’exemple de la mère avec l’enfant. Mais si on se coupe de la compassion, de cette capacité imaginaire à m’identifier avec l’autre, on se coupe de lui et donc de l’universalisme et de la justice.
Denis Salas : La société actuelle est une société de l’image. L’événement diffusé à la télévision devient permanent et éternel. Quand un père de famille, dans un journal télévisé par exemple, en appelle à l’opinion publique pour qu’une justice exemplaire soit prononcée pour la mort de son enfant, le spectateur est obligé de fusionner dans son émotion et d’être en accord avec lui. L’image colle à l’émotion : elle piège et elle fige. Le deuil devient dès lors impossible et la victime reste emprisonnée dans une temporalité indéfinie.

III- LA MEDIATION

Diane Huyez, membre de l’Observatoire : Dans leur livre L’Enfant sorcier africain entre ses deux juges, approche ethnopsychologique de la justice , Thierry Baranger, Martine et Hubert de Maximy rapportent leur expérience de juges confrontés à des enfants primo-arrivants originaires d’Afrique Noire. Les juges doutent que leur vision puisse être efficace sans la prise en compte de la culture d’origine des justiciables. Les auteurs constatent l’existence de points communs entre les instances judiciaires africaines et la justice française des mineurs. Dans les deux cas on cherche à ce que l’auteur du trouble revienne dans le groupe social et les affaires sont discutées autant que jugées. L’existence de ces points communs justifie la recherche par les juges de nouveaux outils pour travailler : l’expertise ethnopsychiatrique qui combine psychiatrie occidentale et anthropologie est un de ses outils.
Dans la préface que vous avez écrite, vous saluez l’initiative de ces juges qui reconnaît les différences culturelles pour les accueillir dans le langage du droit. « Le droit n’agit plus comme une prescription normative mais comme l’espace de discussion entre plusieurs points de vue […] le droit est rendu à sa fonction anthropologique de mise en récit des conflits […] Notre société pluraliste acceptera d’autant mieux sa diversité qu’elle peut partager de telles institutions de discussions. Elle peut interroger des références contradictoires dans le cabinet du juge des enfants comme sous l’arbre à palabres »
Questions : L’espace judiciaire est-il le seul lieu où les points de vue et les différences peuvent être débattus ? Faut-il comprendre que l’école, la famille, le voisinage, la rue ne peuvent plus assumer la place de ce débat ?
De plus, en débattant des règles qui vont servir à juger au sein même de l’institution, ne risque-t-on pas d’affaiblir la portée de ce jugement ? Comment d’après vous est-il possible de mettre en place un dialogue entre les institutions ?

Denis Salas : L’expérience menée par ces juges a été initiée à partir du constat que le jugement rendu pouvait être perçu par les familles comme violent, parce que la justice ignorait tout de leur problématique culturelle, familiale. Ces juges ont donc inventé, à l’encontre de leur hiérarchie, la médiation culturelle. Ils l’ont fait par le biais d’une association qui a permis d’introduire, entre eux et la famille, des tiers connaissant sa culture d’origine et ayant vécu le même itinéraire qu’elle, du pays d’origine vers la France. Il s’agit là d’une approche ethnopsychologique de la justice inspirée de l’ethnopsychiatrie (Tobie Nathan), mais qui s’en sépare sur un point car selon les thèses très radicales de Tobie Nathan, le retour au pays d’origine est une condition nécessaire pour résoudre le problème familial, ce qui nie donc la possibilité d’un travail transitionnel, c’est-à-dire entre deux cultures. 
La médiation culturelle ainsi conçue dans un but judiciaire est un travail constructif, nécessairement long, qui s’illustre bien à partir de l’ «  arbre à palabres ». Dans la société africaine, l’arbre, où est rendue la justice, symbolise la volonté de la communauté de vivre ensemble puisque c’est le lieu où l’on se rassemble. De plus, les litiges et les conflits peuvent se redéployer à l’abri de la figure tutélaire de  cet arbre.
Quant aux autres lieux où peut se jouer ce rôle de médiation, les communautés de quartier me paraissent convenir. La rue semble nettement moins appropriée car dès qu’elle n’est plus sous le regard parental ou éducatif, elle devient le lieu de tous les désordres, surtout la nuit où elle peut ressembler à un véritable chaos. En outre, la rue n’est pas un lieu univoque, elle change de statut dans certains quartiers. Elle est d’ailleurs aujourd’hui plus sous un regard de surveillance que d’un regard éducatif. Pour qu’elle devienne un vecteur de lien social, il faut la nourrir d’un travail associatif. Mais cela est difficile car la médiation ne peut pas être introduite dans l’anomie et le désordre. On a donc essayé de professionnaliser la médiation, avec des résultats encore aujourd’hui hasardeux. En effet, dix médiateurs peuvent parfois multiplier par dix les conflits tandis qu’un seul médiateur compétent sera suffisant dans une situation difficile.

Les stages parentaux
Denis Salas : Il y a un danger majeur, pour toutes  les institutions, celui de se substituer à la parentalité, surtout en France avec l’image d’un Etat fort supposé se conduire à l’égard des enfants comme une figure tutélaire. Dans la pratique professionnelle, la tentation est forte. L’enjeu de la justice est que chacun trouve dans sa famille la place qui est la sienne. Certes, Jacques Donzelot a critiqué très justement l’aspect de contrôle social de cette justice tutélaire mais il oublie la démarche procédurale de cette justice. On peut penser par exemple à la mise en place des stages parentaux qui sont très intéressants même si pour le moment on peut être sceptiques dans leur résultat. Leur intérêt est qu’ils reprennent la démarche habituelle de l’assistance éducative comme elle a été conçue en 1948.
Denis Sigal, membre de l’observatoire : Dans le cas d’un père rendu impuissant par l’institution, qui n’arrive pas avoir de l’autorité à l’égard de son enfant car l’institution lui interdit de battre son enfant, pensez-vous que  l’ « école des parents » peut permettre de réapprendre aux parents leur rôle et leur autorité ? Est-ce le seul dispositif pour régler ce problème ?
Denis Salas : L’idée de départ des stages parentaux était de répondre au problème des parents coupables de défaillance à l’égard de leur enfant. Le signalement se fait par la police dans le cas d’un enfant délinquant ou violent, par l’assistance sociale dans le cas d’une carence éducative. Les parents sont alors convoqués d’une manière pénale par le Parquet. Cela veut dire qu’ils sont accusés d’un délit, et non pas accusés civilement contrairement au cas de la médiation. Ceci n’est pas satisfaisant. Les stages parentaux permettent au procureur de suspendre le délit, manière de dire aux parents « vous allez vous racheter ». Cette expérience souffre pour le moment de son peu de professionnalisme. On peut en effet être sceptique face au traitement de certains cas : par exemple, quand on impose un stage à une mère dont le fils a 17 ans. Ce fils peut demander légitimement : ne pouviez-vous pas intervenir plus tôt ? Qu’est-ce que cela me fait maintenant, à moi, de rééduquer ma mère à la parentalité ? De plus, les parents se retrouvent  dans une situation d’injonction contradictoire car le stage revient à dire « Soyez de bons parents, sinon vous irez en prison ! ». On a assisté à des tentatives de suicide en chaîne dans une famille concernée par le stage parental. Il vaut mieux améliorer le dispositif de la médiation en le professionnalisant et pour cela la formation est nécessaire. 

L’expérience de la Cité des poètes 
Denis Salas : Cette expérience s’est réalisée grâce au charisme d’un individu, Hibat Tabib. L’originalité de sa démarche est d’avoir su organiser la parole collective d’un quartier pour faire reculer la violence. Ce qui est très intéressant, c’est qu’il a su à la fois faire participer les institutions et mettre en place une prévention situationnelle comme aux Etats-Unis, où la société civile a un rôle de surveillance. Dans le comité de pilotage, le maire ( figure symbolique ) organise le débat. La police n’a pas de rôle prépondérant. Elle est un des éléments de ce comité au côté des familles, des médiateurs (jeunes pas toujours bien formés). La Cité des poètes est une expérience forte car les institutions ne sont pas absentes et le politique est remis en valeur contrairement au modèle américain.

IV- L’UNIVERSALISME DES PRATIQUES CULTURELLES

Une intervenante enseignante : De nombreux conflits seraient  faciles à éviter en classe, pour les enseignants qui enseignent à des publics maghrébins ou africains, s’il y avait une formation pour cela. Personnellement, j’ai mis des années, et au prix d’expériences réciproquement très difficiles, avant de comprendre que le fait de regarder droit dans les yeux est une marque d’irrespect pour un enfant africain ; ou que le fait de montrer ses semelles de chaussures était insultant pour un efant maghrébin.
Séverine Chauvel, membre de l’observatoire : Il n’y a pas de formation obligatoire. Mais des interventions ponctuelles ou des conférences optionnelles existent à l’IUFM grâce au centre de ressources du CEFISEM, qui permet de connaître les codes culturels des publics étrangers.
Denis Salas : La France est le seul pays qui ne propose pas, dans ses institutions, de formation pour apprendre à avoir des attitudes différenciées selon les publics face auxquels l’on se trouve, car l’on est dans un système républicain qui nie tout particularisme. La notion de respect, si chère aux adolescents, doit passer par la compréhension à l’égard de leur culture d’origine.
Hélène Merlin-Kajman : Est-ce si sûr ? Les lectures de Marcel Hénaff  et de Denis Kambouchner  nous ont permis d’opposer les notions de culture et de civilité. La culture est ce qui permet à un groupe social de se protéger et de se reproduire ; en revanche, la civilisation est ce par quoi les cultures entrent en contact, s’ouvrent. La civilité serait donc plutôt ce par quoi on est apte à sortir des codes étroitement culturels, sortir de son identification au groupe pour aller vers l’autre étranger et apprendre de lui. Et aucun groupe n’est centré que sur une culture fermée. Par ailleurs, les anthropologues ont montré qu’il y a des invariants sociaux concernant certains signes corporels – ils nous seraient même communs avec les primates : la position inclinée signifie le respect, il y a une valeur symbolique du haut et du bas, etc.. En ce cas, la question du malentendu culturel est peut-être mal posée. On peut du reste parier que dans toute culture, il y a toujours une pluralité de signes de politesse, et qu’alors, un seul signe de défaillance (par exemple, montrer la semelle de ses chaussures) ne suffit à lui seul à générer du conflit. Ne faut-il pas plutôt interroger ce fait que les sociétés occidentales manifestent une indifférence grandissante à l’égard des signes de politesse – ce qui est peut-être inquiétant quant à leur rapport à l’autre ? Même les signes communs repérés par l’anthropologie semblent menacés de disparaître. Cette impolitesse généralisée, perceptible au-delà de la rigidité des codes particuliers, peut expliquer le comportement agressif d’un public d’origine étrangère face à un enseignant. Si on arrivait à reconstituer des signes clairs, bienveillants et en même temps contraignants, on réussirait sans doute à éviter bien des conflits et obtenir le respect des élèves. Il faut en tout cas parier sur l’aptitude humaine à rencontrer l’étranger : c’est ce que toutes les cultures ont en commun.
L’intervenante précédente : Il faut en effet constater qu’il n’existe plus de règles communes pour faire entrer les élèves en classe, pour imposer le silence.
 

V- LA JUDICIARISATION DE L’ECOLE

Séverine Chauvel, membre de l’Observatoire : Selon vous, le développement du modèle judiciaire à l¹école, par exemple par la rédaction de rapports écrits chargés de consigner les incidents, est-il bénéfique ? Nous devons en effet, en tant que professeurs, consigner par écrit les incidents et non seulement les plus graves, mais  aussi le moindre bavardage quand celui-ci explique par exemple qu'un élève n'ait pas les félicitations à la fin du trimestre. J'ai vu ainsi des parents contester la décision du conseil de classe, car les remarques étaient restées orales, et les punitions une affaire entre l'élève et moi. Il faut en effet garder des traces par l'intermédiaire du carnet de correspondance, et faire signer par les parents pour pouvoir se justifier des conséquences. Si l'instauration d'un dialogue plus rapproché avec la famille peut être positif autant pour l'enseignant que pour l'élève, cela me semble cependant un exemple de cette judiciarisation de l'école, qui veut des preuves signées à l'appui des décisions. Que pensez-vous de la loi Perben qui permet aux enseignants de porter plainte pour outrage, au titre de représentants de l’autorité ?
Denis Salas : La judiciarisation de l’école est un phénomène important. Ainsi, aujourd’hui, on édite de nombreux manuels sur le droit à l’école. Au sein de l’école, le conseil de discipline et les instances d’appel en cas de redoublement sont très procéduralisés. Il y a en outre une demande de savoirs juridiques de la part de l’institution. La rédaction des rapports écrits lors d’incidents traduit une mutation des modèles d’autorité ( paternel/informel/asymétrique). C’est un phénomène inquiétant car il traduit l’abdication de la démarche contraignante de la fonction éducative. Cela sanctionne les échecs de l’autorité en amont. En même temps, il faut bien voir que toute la société fonctionne sur ce modèle. Les gens s’organisent en association et revendiquent leurs droits. Il y a en fait un télescopage entre une démocratie juridique qui fonctionne sur le droit et une institution qui fonctionne dans un rapport d’autorité impliquant des sanctions. La démocratie juridique donne l’illusion aux familles de pouvoir résorber l’échec de leur enfant par un recours au droit dans les instances d’appel. La déclaration des droits de l’enfant a joué à cet égard un rôle dévastateur. Mais elle a aussi apporté de l’autonomie aux familles et aux enfants face à une institution qui était dans le passé toute puissante à leur égard. De toute façon, la judiciarisation de l’école traduit l’échec d’un mécanisme de régulation.
Un intervenant enseignant : Les procédures d’appel ne rétablissent pas le dialogue entre les familles et l’enseignant. Au contraire, elles achèvent de le rompre et s’avèrent inutiles. Elles tendent de plus à dénier le travail éducatif.
Denis Salas : En effet ces procédures conflictualisent le dialogue, parce qu’il est moulé sur le schéma : enseignant fautif contre familles revendicatives. Elles finissent par en oublier l’élève. Il faut savoir à ce propos que les avocats, qui sont pris dans une logique de profession libérale, ont conscience qu’un marché s’ouvre au sein de l’école. Ils sollicitent aujourd’hui une formation disciplinaire dans le champ de l’école.
Christophe Mounier  (responsable et formateur à l’Ecole de la deuxième chance (E2C) de saint-Denis) : Les procédures d’appel finissent par apparaître aux yeux de l’élève comme un jeu où on sort gagnant ou perdant, ce qui décrédibilise l’école. De plus, si l’élève retrouve l’année suivante, au niveau supérieur, l’enseignant qui lui a refusé son passage, celui-ci perd aussi toute crédibilité personnelle.
Denis Salas : Ajoutons que l’intérêt d’un procès n’est pas de désigner un gagnant et un perdant. C’est que doit permettre d’ailleurs la mise en place de la médiation.
Séverine Chauvel, membre de l’Observatoire : Il n’est pas rare de voir que la tenue des conseils de discipline échoue, ce qui m’est arrivé récemment, faute de chorum. Ainsi, le lendemain, l’élève a pu réintèger sa classe, sans aucune sanction, le conseil ayant été tout simplement annulé. C'est comme si nous avions permis non seulement à cet élève mais aussi au reste de la classe - voire du collège- de se retrouver dans une position de toute-puissance.  Comment alors développer les médiations en milieu scolaire qui permettraient d'éviter le recours à ces procédures lourdes à organiser? 
Denis Salas : C’est aux acteurs du système éducatif d’imaginer la mise en place de médiations. Mais elles sont nécessaires car on assiste à des passages à l’acte en chaîne quand l’institution ne réagit pas. Et l’on recourt trop souvent à la justice comme instance magique.
 

VI- LA QUESTION DU FOULARD

Emmanuel Chanial, membre de l’Observatoire : Que pensez-vous de la volonté du gouvernement de légiférer sur le port du foulard islamique ?
Denis Salas : Le conseil d’Etat n’a pas exprimé la volonté de régler le problème définitivement mais de tenir compte des contextes dans lesquels le problème survient. Une application intelligente et contextualisée de la loi est nécessaire et suffisante.
Soumiya Abassi, membre de l’Observatoire : La dévalorisation constante de la République nécessite d’être plus vigilant. Moi qui suis fille d’immigrés et qui dois tant à l’école, je me sens particulièrement concernée par ce problème.
Denis Salas : Les deux grands vecteurs d’intégration de la République que sont l’école et le travail sont en panne. Nous devons donc imaginer d’autres voies d’intégration. Comment contraindre ? La fermeté de la République à l’encontre du foulard signifierait concrètement la présence physique du gendarme pour l’interdire. Est-ce que cet interdit légal nous permettrait de sortir du problème ? Seriez-vous d’accord pour qu’on arrache le voile aux jeunes filles concernées ? Le cadre scolaire est le seul lieu où se formule une telle exigence. Au tribunal, je n’ai jamais vu le voile islamique interdit.
Denis Sigal, membre de l’Observatoire : Des élèves de l’Inalco ont enlevé d’elles-mêmes leur voile, car elles avaient été prévenues qu’elles ne pourraient passer leur examen qu’à cette condition : les gendarmes n’ont pas eu besoin d’intervenir. Il est intéressant de remarquer que quand il n’y a rien à gagner on ne sent pas obligé d’adopter les pratiques culturelles d’un pays. Cela nous reconduit au problème de la panne de l’ascenseur social.
Un intervenant : Mais indépendamment des perspectives professionnelles, l’école doit être un lieu qui se différencie de la rue sur cette question. En effet, dans la rue, c’est la loi des grands frères qui impose le port du foulard. Et dans l’établissement où j’enseigne, ce n’est pas le simple foulard qui est imposé aux filles par les grands frères, mais le voile complet avec tissu grillagé devant les yeux, le visage. Elles l’ôtent en entrant dans le lycée, le remettent en sortant. 
Autre intervention : De plus, bien souvent, le port du foulard est le préalable à des demandes de dispenses de toute sorte. Il est donc synonyme d’un refus de recevoir l’enseignement scolaire tel qu’il a été défini par la loi.
Denis Salas : Je comprends. Mais là encore, il me semble possible de convaincre les familles, de privilégier le dialogue et la médiation au cas par cas.
 

CONCLUSION

- Il faut donc que l’institution scolaire invente d’urgence des médiations : la notion de médiation doit être pensée dans le cadre du système éducatif.

 -   La situation de la rue, comme lieu de l’anomie et du désordre, est-elle irréversible ?
-    La question du foulard reste ouverte. Elle a été posée à la fin de la table ronde : les contraintes de temps ont rendu impossible que la réflexion s’affine collectivement dans le débat.

L’Observatoire de l’éducation remercie chaleureusement Denis Salas 
d’avoir bien voulu répondre à son invitation et à ses questions.