Synthèse de la Table ronde du
samedi 21 juin 2003
Invité : Denis Salas
Rapporteur : Marc Le Monnier
Relectrice : Hélène Merlin-Kajman
I- L’APPROCHE METHODOLOGIQUE DE DENIS
SALAS, JUGE DES ENFANTS
Denis Salas souligne l’importance,
dans son expérience, de la profession de juge des enfants qu’il
a exercée pendant neuf ans et abandonnée au profit
d’un travail de recherche et de réflexion. Mais il continue à
être lié, par un réseau d’amitiés, au monde
éducatif, au milieu de la politique de la ville ainsi qu’au monde
social. Il tient à préciser les désaccords qui le
distinguent, dans ses analyses, de Jacques Donzelot et de Didier Peyrat.
Denis Salas est en désaccord avec
l’exaltation, par Jacques Donzelot, d’une magistrature de la société
civile, exaltation fondée sur le modèle américain
où les politiques de la ville sont menées par les procureurs.
S’y trouvent valorisées des politiques de sécurité,
de répression et de surveillance : ce modèle de prévention
oublie la fonction éducative du juge des enfants. Denis Salas explique
ce décalage d’analyse par l’approche sociologique de Jacques Donzelot
qui étudie des faits sociaux visibles et normatifs. Mais le juge
porte un regard individualisé sur l’adolescent : il étudie
son parcours biographique et cherche à comprendre avec patience
son comportement ; il établit des relations avec la famille et l’environnement,
relations qui se nourrissent d’une expérience partagée ;
cela peut expliquer que le juge puisse donner le sentiment d’avoir un regard
compassionnel à l’égard de l’enfant.
Le désaccord avec Didier Peyrat
porte sur la notion de victime. Celui-ci renvoie dos à dos les deux
discours, « catastrophistes » et « négationnistes
», tenus sur la sécurité, sans prendre en compte cette
notion. Selon Denis Salas, quand on a enfin identifié l’adolescence
comme un moment clinique, un passage de confrontation à la loi,
on a pu alors imaginer une justice pouvant vraiment prendre en charge les
adolescents. On a établi une relation, non pas compassionnelle,
mais de compréhension, qui fait un pari sur l’avenir. Ceci représente
une conquête sociale et politique après 1945. Auparavant,
pendant un siècle, la seule réponse politique au délinquant
fut au contraire la prison et le bagne pour enfants.
Denis Salas comprend la perplexité
de l’Observatoire concernant le regard qu’il porte sur la victime. Néanmoins
il réaffirme qu’il n’y a chez lui aucun romantisme. L’exaltation
des expériences rebelles lui paraît plutôt le résultat
paradoxal de leur médiatisation, qui diffuse tout un vocabulaire,
reflet de la lepénisation des esprits, par exemple le mot «
racaille ».Quant au rôle de la justice, il défend l’idée
qu’elle se doit d’interpeller en amont les institutions qui sont défaillantes
dans leur rôle d’autorité. La justice doit avoir cette capacité
d’interpellation pour que la société n’ait précisément
pas la tentation de se reposer sur elle. Il faut en finir avec ce fantasme
qu’une institution pourrait seule régler tous les problèmes
qui tombent sous sa responsabilité. Par exemple, la décision
de créer des centres fermés chargés de résoudre
le problème de l’insécurité est un leurre car il n’existe
pas, il ne peut exister de vrais centres fermés.
II- LA NOTION DE VICTIME
Denis Salas : Si, aux XIXème et
XXème siècles, toutes les sciences humaines s’interrogeaient
sur l’auteur du délit, à savoir le délinquant, aujourd’hui
l’objet d’étude s’est déplacé sur celui de la victime,
histoire qui avait été totalement oubliée.Après
avoir réussi à cerner la figure de l’adolescent, on arrive
mieux aujourd’hui à identifier la figure de la victime. Ce
progrès de la connaissance a commencé par les victimes de
viol, et en particulier de l’inceste, longtemps considéré
comme une souillure familiale impubliable. Mais la figure de la victime
émerge grâce aux témoignages et aux mouvements d’expression
issus des associations, qui veulent que les victimes soient reconnues dans
leur droit. Et cette revendication se convertit en loi en 1998. Il ne faut
pas oublier que 80% des procès d’assise portent maintenant sur les
violences sexuelles. Vigarello explique dans son ouvrage, Histoire du viol
, qu’on assiste à l’émergence historique de la notion de
« trauma », identifiée comme ce qui caractérise
la victimisation. Ainsi , il faut prendre en compte toutes les autres victimisations
que l’on peut mettre en relation avec la montée du sentiment d’insécurité.
Eric Debarbieux qui a travaillé sur les violences en milieu
scolaire indique qu’il faut moins s’alarmer sur les chiffres que sur l’émergence
de la répétition victimaire : une victime faible, esseulée,
va être la cible d’attaques répétées. Il n’en
reste pas moins que l’idée selon laquelle, dans la société,
on voit se jouer deux compassions antithétiques, pour l’agresseur
et pour la victime, est un thème fort et intéressant .
Hélène Merlin-Kajman : Lors
de la première table ronde, le proviseur que nous avions invité
a raconté comment il avait réglé une scène
de conflit entre un professeur et son élève : de son récit,
il ressortait que pour lui, le schéma pertinent pour interpréter
un conflit disciplinaire était le schéma agresseur/victime,
ce qui n’a rien d’évident. En effet, il avait expliqué à
l’élève qu’il devait des excuses à son professeur
pour l’avoir blessé, ajoutant qu’on n’avait pas le droit de blesser
une personne humaine. La faute était dissoute dans cette logique
intersubjective, au demeurant plus que discutable : car se sentir blessé
n’est pas l’indice imparable que celui par qui on s’est senti blessé
est en faute. On voit bien, à partir de cet exemple, que le personnage
de la « victime » empêche d’évaluer correctement
certaines situations.
Autre exemple. Un élève
est renversé par un bus en sortant de l’école un vendredi
soir. Il reviendra quinze jours plus tard, miraculeusement indemmne de
toute blessure grave. Dès le lundi, l’école appelle une équipe
de psychologues pour permettre à ses camarades de classe de surmonter
ce traumatisme. Ceci signifie deux choses à mes yeux : la première,
c’est que les adultes de l’école, face à une situation de
la vie, ne se pensent pas à la hauteur de la tâche et le montrent
; la deuxième, c’est qu’aujourd’hui, on considère que tout
malheur doit être réparé de toute urgence. L’hypothèse
que des enfants souffrent – soient choqués, touchés, etc…
- n’est plus perçu que comme une catastrophe. Mais ne pourrait-on
dire que les malheurs – à condition bien sûr qu’ils n’engloutissent
pas le sujet dans un trou noir - peuvent lui permettre de se construire
psychologiquement ? Nous sommes hantés par l’idée d’être
des parents, des enseignants, etc. parfaits, c’est-à-dire finalement
par l’idée qu’un enfant ne devrait jamais souffrir .Winnicott dit
au contraire que la mère ne doit pas être parfaite mais suffisante.
Si la mère est suffisante, cela laisse à l’enfant de la marge,
il pourra alors se construire lui-même à partir des carences
de sa mère, par un effet d’accommodation, de résistance face
à celles-ci.
D’où cette question : est-ce qu’on
connaît de mieux en mieux la victime, ou est-ce qu’on ne l’invente
pas de plus en plus ? En approfondissant le concept de civilité,
nous cherchons à faire exister dans la tête de chacun une
autre scène que celle de la victime et de l’agresseur.
Denis Salas : Il faut en effet déconstruire
la notion de victime. Certes, l’emploi qu’en font les institutionnels et
les politiques alimente cet imaginaire compassionnel. Il y a une certaine
sollicitude de leur part à l’égard des victimes car elle
est rentable électoralement. Le journal télévisé,
par exemple, utilise le discours victimaire : le journaliste se met très
souvent dans la peau de la victime pour commenter l’actualité. Néanmoins,
on doit distinguer le discours victimaire _ qu’on peut considérer
comme l’antithèse de la civilité _ et les victimes réelles
qui cherchent à être reconnues publiquement dans leurs droits
( viols, incestes, racket, ou victimes du procès Papon ). La justice
se propose, quant à elle, de considérer les faits sans compassion
mais avec des mécanismes d’aide et de reconnaissance symbolique,
qui concilient l’intérêt du délinquant, de la victime
et de la société. C’est l’idée d’une « justice
réparatrice » _ mouvement qui vient certainement de la Shoah
_ qui s’inscrit certes dans une démarche utopique mais qu’on peut
comprendre comme faisant signe vers la civilité.
Des intervenants enseignants relatent
des cas de recours à un psychologue lors d’événements
graves survenus à un élève (meurtre, morts accidentelle…).
Dans un cas (celui du meurtre de toute une famille, dont une lycéenne,
par le père qui s’est suicidé après), l’équipe
enseignante avait reçu l’ordre de ne rien dire, de ne pas répondre
aux questions des élèves avant l’arrivée des psychologues.
Dans un autre cas, certains camarades d’un enfant mort renversé
par un bus ne se sont sentis les victimes d’un traumatisme qu’après
l’intervention des psychologues.
Une intervenante : En tant qu’éducatrice,
elle souligne qu’on utilise le mot « victime » pour toutes
les situations ( ex : catastrophes naturelles ). Dans sa pratique professionnelle,
elle est confrontée au problème de l’usage abusif qu’en font
les médias. Il faudrait au contraire trouver des mots précis
pour mieux faire comprendre aux enfants le sens de leurs actes. A cet effet,
il lui semble souhaitable d’utiliser le couple notionnel agresseur/agressé,
où l’agressé est bien le symétrique, l’objet de l’agresseur.
Hélène Merlin-Kajman : C’est
une suggestion très intéressante. Ce mot « agressé
» a l’avantage d’induire une temporalité différente
de celle que présuppose le mot « victime ». On est agressé
ponctuellement, de façon événementielle, tandis que
quand on est victime, cela déploie une temporalité infinie,
dont on ne sait plus si l’on va pouvoir sortir.
Denis Salas : Le procès du sang
contaminé est exemplaire d’une affaire qu’on ne peut juger au moyen
de la grille de lecture « victime/agresseur » car, lu selon
cette grille de lecture, ce procès aurait été sans
fin. Il a fallu en cours d’affaire changer la loi _ cas exceptionnel _
pour définir ce qu’on entend par l’idée d’une « faute
involontaire ». L’erreur de la France a été de vouloir
juger cette affaire à partir du droit pénal mais celle-ci
a eu le mérite de soulever un problème que le droit n’avait
pas encore envisagé : la responsabilité, en termes de compétences,
d’hommes politiques ayant donné la mort sans intention de la donner.
La question de l’identification.
Elisabeth Lavezzi (enseignante de littérature
à Paris III) : Quelle distinction faites-vous entre la compassion
et la pitié ? Comment peut-on s’identifier à l’autre, c’est-à-dire
sortir de la sphère étroite de son égoïsme particulier,
sans ce sentiment ?
Denis Salas : A la fin du XIXème
siècle et au début du XXème siècle, de nombreuses
mères infanticides ont été acquittées alors
que la loi condamnait de tels actes par la peine capitale. Les jurés
ont expliqué leur décision par un sentiment de pitié,
non de compassion. Selon Marcel Gauchet , le sentiment de pitié
est lié à l’émergence de la démocratie. C’est
un de ses ressorts les plus profonds. En effet, la démocratie a
induit une notion d’égalité entre les individus. C’est grâce
à l’imagination d’être semblable à l’autre, cette capacité
de me mettre à sa place, que ce sentiment moral se développe.
Il permet d’humaniser la relation entre les individus. De même, la
loi appliquée par un juge est traversée par des sentiments
moraux comme la pitié ou comme l’indignation.
Hélène Merlin-Kajman : La
civilité est définie par Etienne Balibar comme un rapport
d’identification/désidentification : on n’est pas happé entièrement
par le mouvement qui porte vers. La compassion peut être critiquée
surtout dans le contexte éducatif. Par exemple, une mère
a généralement de la compassion immédiate à
l’égard de son enfant qui pleure. Mais si cette mère est
saisie de compassion en voyant pleurer son enfant en réaction à
une punition, elle ne sait pas anticiper : la compassion la bloque sur
le moment de la souffrance, comme si la punition était une agression.
Et certaines punitions peuvent être des agressions bien sûr
! Mais ce n’est pas ce qui doit caractériser une punition, et les
pleurs de l’enfant n’en sont pas l’indice. Or, la mère saisie de
compassion se fige, et fige son enfant, sur le moment douloureux, au lieu
de sentir, et de lui faire sentir, que la punition est faite pour construire
une histoire, marquer l’interdit, surmonter une épreuve : bref,
signifier un monde commun de fins morales.
Elisabeth Lavezzi : La compassion ne doit
pas tomber dans la niaiserie ! Du reste, il s’agit peut-être
d’une question de vocabulaire : on doit redéfinir les mots pour
établir une différence de degrés. Compâtir n’est
pas fusionner, comme dans l’exemple de la mère avec l’enfant. Mais
si on se coupe de la compassion, de cette capacité imaginaire à
m’identifier avec l’autre, on se coupe de lui et donc de l’universalisme
et de la justice.
Denis Salas : La société
actuelle est une société de l’image. L’événement
diffusé à la télévision devient permanent et
éternel. Quand un père de famille, dans un journal télévisé
par exemple, en appelle à l’opinion publique pour qu’une justice
exemplaire soit prononcée pour la mort de son enfant, le spectateur
est obligé de fusionner dans son émotion et d’être
en accord avec lui. L’image colle à l’émotion : elle piège
et elle fige. Le deuil devient dès lors impossible et la victime
reste emprisonnée dans une temporalité indéfinie.
III- LA MEDIATION
Diane Huyez, membre de l’Observatoire :
Dans leur livre L’Enfant sorcier africain entre ses deux juges, approche
ethnopsychologique de la justice , Thierry Baranger, Martine et Hubert
de Maximy rapportent leur expérience de juges confrontés
à des enfants primo-arrivants originaires d’Afrique Noire. Les juges
doutent que leur vision puisse être efficace sans la prise en compte
de la culture d’origine des justiciables. Les auteurs constatent l’existence
de points communs entre les instances judiciaires africaines et la justice
française des mineurs. Dans les deux cas on cherche à ce
que l’auteur du trouble revienne dans le groupe social et les affaires
sont discutées autant que jugées. L’existence de ces points
communs justifie la recherche par les juges de nouveaux outils pour travailler
: l’expertise ethnopsychiatrique qui combine psychiatrie occidentale et
anthropologie est un de ses outils.
Dans la préface que vous avez écrite,
vous saluez l’initiative de ces juges qui reconnaît les différences
culturelles pour les accueillir dans le langage du droit. « Le droit
n’agit plus comme une prescription normative mais comme l’espace de discussion
entre plusieurs points de vue […] le droit est rendu à sa fonction
anthropologique de mise en récit des conflits […] Notre société
pluraliste acceptera d’autant mieux sa diversité qu’elle peut partager
de telles institutions de discussions. Elle peut interroger des références
contradictoires dans le cabinet du juge des enfants comme sous l’arbre
à palabres »
Questions : L’espace judiciaire est-il
le seul lieu où les points de vue et les différences peuvent
être débattus ? Faut-il comprendre que l’école, la
famille, le voisinage, la rue ne peuvent plus assumer la place de ce débat
?
De plus, en débattant des règles
qui vont servir à juger au sein même de l’institution, ne
risque-t-on pas d’affaiblir la portée de ce jugement ? Comment d’après
vous est-il possible de mettre en place un dialogue entre les institutions
?
Denis Salas : L’expérience menée
par ces juges a été initiée à partir du constat
que le jugement rendu pouvait être perçu par les familles
comme violent, parce que la justice ignorait tout de leur problématique
culturelle, familiale. Ces juges ont donc inventé, à l’encontre
de leur hiérarchie, la médiation culturelle. Ils l’ont fait
par le biais d’une association qui a permis d’introduire, entre eux et
la famille, des tiers connaissant sa culture d’origine et ayant vécu
le même itinéraire qu’elle, du pays d’origine vers la France.
Il s’agit là d’une approche ethnopsychologique de la justice inspirée
de l’ethnopsychiatrie (Tobie Nathan), mais qui s’en sépare sur un
point car selon les thèses très radicales de Tobie Nathan,
le retour au pays d’origine est une condition nécessaire pour résoudre
le problème familial, ce qui nie donc la possibilité d’un
travail transitionnel, c’est-à-dire entre deux cultures.
La médiation culturelle ainsi conçue
dans un but judiciaire est un travail constructif, nécessairement
long, qui s’illustre bien à partir de l’ « arbre à
palabres ». Dans la société africaine, l’arbre, où
est rendue la justice, symbolise la volonté de la communauté
de vivre ensemble puisque c’est le lieu où l’on se rassemble. De
plus, les litiges et les conflits peuvent se redéployer à
l’abri de la figure tutélaire de cet arbre.
Quant aux autres lieux où peut
se jouer ce rôle de médiation, les communautés de quartier
me paraissent convenir. La rue semble nettement moins appropriée
car dès qu’elle n’est plus sous le regard parental ou éducatif,
elle devient le lieu de tous les désordres, surtout la nuit où
elle peut ressembler à un véritable chaos. En outre, la rue
n’est pas un lieu univoque, elle change de statut dans certains quartiers.
Elle est d’ailleurs aujourd’hui plus sous un regard de surveillance que
d’un regard éducatif. Pour qu’elle devienne un vecteur de lien social,
il faut la nourrir d’un travail associatif. Mais cela est difficile car
la médiation ne peut pas être introduite dans l’anomie et
le désordre. On a donc essayé de professionnaliser la médiation,
avec des résultats encore aujourd’hui hasardeux. En effet, dix médiateurs
peuvent parfois multiplier par dix les conflits tandis qu’un seul médiateur
compétent sera suffisant dans une situation difficile.
Les stages parentaux
Denis Salas : Il y a un danger majeur,
pour toutes les institutions, celui de se substituer à la
parentalité, surtout en France avec l’image d’un Etat fort supposé
se conduire à l’égard des enfants comme une figure tutélaire.
Dans la pratique professionnelle, la tentation est forte. L’enjeu de la
justice est que chacun trouve dans sa famille la place qui est la sienne.
Certes, Jacques Donzelot a critiqué très justement l’aspect
de contrôle social de cette justice tutélaire mais il oublie
la démarche procédurale de cette justice. On peut penser
par exemple à la mise en place des stages parentaux qui sont très
intéressants même si pour le moment on peut être sceptiques
dans leur résultat. Leur intérêt est qu’ils reprennent
la démarche habituelle de l’assistance éducative comme elle
a été conçue en 1948.
Denis Sigal, membre de l’observatoire
: Dans le cas d’un père rendu impuissant par l’institution, qui
n’arrive pas avoir de l’autorité à l’égard de son
enfant car l’institution lui interdit de battre son enfant, pensez-vous
que l’ « école des parents » peut permettre de
réapprendre aux parents leur rôle et leur autorité
? Est-ce le seul dispositif pour régler ce problème ?
Denis Salas : L’idée de départ
des stages parentaux était de répondre au problème
des parents coupables de défaillance à l’égard de
leur enfant. Le signalement se fait par la police dans le cas d’un enfant
délinquant ou violent, par l’assistance sociale dans le cas d’une
carence éducative. Les parents sont alors convoqués d’une
manière pénale par le Parquet. Cela veut dire qu’ils sont
accusés d’un délit, et non pas accusés civilement
contrairement au cas de la médiation. Ceci n’est pas satisfaisant.
Les stages parentaux permettent au procureur de suspendre le délit,
manière de dire aux parents « vous allez vous racheter ».
Cette expérience souffre pour le moment de son peu de professionnalisme.
On peut en effet être sceptique face au traitement de certains cas
: par exemple, quand on impose un stage à une mère dont le
fils a 17 ans. Ce fils peut demander légitimement : ne pouviez-vous
pas intervenir plus tôt ? Qu’est-ce que cela me fait maintenant,
à moi, de rééduquer ma mère à la parentalité
? De plus, les parents se retrouvent dans une situation d’injonction
contradictoire car le stage revient à dire « Soyez de bons
parents, sinon vous irez en prison ! ». On a assisté à
des tentatives de suicide en chaîne dans une famille concernée
par le stage parental. Il vaut mieux améliorer le dispositif de
la médiation en le professionnalisant et pour cela la formation
est nécessaire.
L’expérience de la Cité
des poètes
Denis Salas : Cette expérience
s’est réalisée grâce au charisme d’un individu, Hibat
Tabib. L’originalité de sa démarche est d’avoir su organiser
la parole collective d’un quartier pour faire reculer la violence. Ce qui
est très intéressant, c’est qu’il a su à la fois faire
participer les institutions et mettre en place une prévention situationnelle
comme aux Etats-Unis, où la société civile a un rôle
de surveillance. Dans le comité de pilotage, le maire ( figure symbolique
) organise le débat. La police n’a pas de rôle prépondérant.
Elle est un des éléments de ce comité au côté
des familles, des médiateurs (jeunes pas toujours bien formés).
La Cité des poètes est une expérience forte car les
institutions ne sont pas absentes et le politique est remis en valeur contrairement
au modèle américain.
IV- L’UNIVERSALISME DES PRATIQUES CULTURELLES
Une intervenante enseignante : De nombreux
conflits seraient faciles à éviter en classe, pour
les enseignants qui enseignent à des publics maghrébins ou
africains, s’il y avait une formation pour cela. Personnellement, j’ai
mis des années, et au prix d’expériences réciproquement
très difficiles, avant de comprendre que le fait de regarder droit
dans les yeux est une marque d’irrespect pour un enfant africain ; ou que
le fait de montrer ses semelles de chaussures était insultant pour
un efant maghrébin.
Séverine Chauvel, membre de l’observatoire
: Il n’y a pas de formation obligatoire. Mais des interventions ponctuelles
ou des conférences optionnelles existent à l’IUFM grâce
au centre de ressources du CEFISEM, qui permet de connaître les codes
culturels des publics étrangers.
Denis Salas : La France est le seul pays
qui ne propose pas, dans ses institutions, de formation pour apprendre
à avoir des attitudes différenciées selon les publics
face auxquels l’on se trouve, car l’on est dans un système républicain
qui nie tout particularisme. La notion de respect, si chère aux
adolescents, doit passer par la compréhension à l’égard
de leur culture d’origine.
Hélène Merlin-Kajman : Est-ce
si sûr ? Les lectures de Marcel Hénaff et de Denis Kambouchner
nous ont permis d’opposer les notions de culture et de civilité.
La culture est ce qui permet à un groupe social de se protéger
et de se reproduire ; en revanche, la civilisation est ce par quoi les
cultures entrent en contact, s’ouvrent. La civilité serait donc
plutôt ce par quoi on est apte à sortir des codes étroitement
culturels, sortir de son identification au groupe pour aller vers l’autre
étranger et apprendre de lui. Et aucun groupe n’est centré
que sur une culture fermée. Par ailleurs, les anthropologues ont
montré qu’il y a des invariants sociaux concernant certains signes
corporels – ils nous seraient même communs avec les primates : la
position inclinée signifie le respect, il y a une valeur symbolique
du haut et du bas, etc.. En ce cas, la question du malentendu culturel
est peut-être mal posée. On peut du reste parier que dans
toute culture, il y a toujours une pluralité de signes de politesse,
et qu’alors, un seul signe de défaillance (par exemple, montrer
la semelle de ses chaussures) ne suffit à lui seul à générer
du conflit. Ne faut-il pas plutôt interroger ce fait que les sociétés
occidentales manifestent une indifférence grandissante à
l’égard des signes de politesse – ce qui est peut-être inquiétant
quant à leur rapport à l’autre ? Même les signes communs
repérés par l’anthropologie semblent menacés de disparaître.
Cette impolitesse généralisée, perceptible au-delà
de la rigidité des codes particuliers, peut expliquer le comportement
agressif d’un public d’origine étrangère face à un
enseignant. Si on arrivait à reconstituer des signes clairs, bienveillants
et en même temps contraignants, on réussirait sans doute à
éviter bien des conflits et obtenir le respect des élèves.
Il faut en tout cas parier sur l’aptitude humaine à rencontrer l’étranger
: c’est ce que toutes les cultures ont en commun.
L’intervenante précédente
: Il faut en effet constater qu’il n’existe plus de règles communes
pour faire entrer les élèves en classe, pour imposer le silence.
V- LA JUDICIARISATION DE L’ECOLE
Séverine Chauvel, membre de l’Observatoire
: Selon vous, le développement du modèle judiciaire à
l¹école, par exemple par la rédaction de rapports écrits
chargés de consigner les incidents, est-il bénéfique
? Nous devons en effet, en tant que professeurs, consigner par écrit
les incidents et non seulement les plus graves, mais aussi le moindre
bavardage quand celui-ci explique par exemple qu'un élève
n'ait pas les félicitations à la fin du trimestre. J'ai vu
ainsi des parents contester la décision du conseil de classe, car
les remarques étaient restées orales, et les punitions une
affaire entre l'élève et moi. Il faut en effet garder des
traces par l'intermédiaire du carnet de correspondance, et faire
signer par les parents pour pouvoir se justifier des conséquences.
Si l'instauration d'un dialogue plus rapproché avec la famille peut
être positif autant pour l'enseignant que pour l'élève,
cela me semble cependant un exemple de cette judiciarisation de l'école,
qui veut des preuves signées à l'appui des décisions.
Que pensez-vous de la loi Perben qui permet aux enseignants de porter plainte
pour outrage, au titre de représentants de l’autorité ?
Denis Salas : La judiciarisation de l’école
est un phénomène important. Ainsi, aujourd’hui, on édite
de nombreux manuels sur le droit à l’école. Au sein de l’école,
le conseil de discipline et les instances d’appel en cas de redoublement
sont très procéduralisés. Il y a en outre une demande
de savoirs juridiques de la part de l’institution. La rédaction
des rapports écrits lors d’incidents traduit une mutation des modèles
d’autorité ( paternel/informel/asymétrique). C’est un phénomène
inquiétant car il traduit l’abdication de la démarche contraignante
de la fonction éducative. Cela sanctionne les échecs de l’autorité
en amont. En même temps, il faut bien voir que toute la société
fonctionne sur ce modèle. Les gens s’organisent en association et
revendiquent leurs droits. Il y a en fait un télescopage entre une
démocratie juridique qui fonctionne sur le droit et une institution
qui fonctionne dans un rapport d’autorité impliquant des sanctions.
La démocratie juridique donne l’illusion aux familles de pouvoir
résorber l’échec de leur enfant par un recours au droit dans
les instances d’appel. La déclaration des droits de l’enfant a joué
à cet égard un rôle dévastateur. Mais elle a
aussi apporté de l’autonomie aux familles et aux enfants face à
une institution qui était dans le passé toute puissante à
leur égard. De toute façon, la judiciarisation de l’école
traduit l’échec d’un mécanisme de régulation.
Un intervenant enseignant : Les procédures
d’appel ne rétablissent pas le dialogue entre les familles et l’enseignant.
Au contraire, elles achèvent de le rompre et s’avèrent inutiles.
Elles tendent de plus à dénier le travail éducatif.
Denis Salas : En effet ces procédures
conflictualisent le dialogue, parce qu’il est moulé sur le schéma
: enseignant fautif contre familles revendicatives. Elles finissent par
en oublier l’élève. Il faut savoir à ce propos que
les avocats, qui sont pris dans une logique de profession libérale,
ont conscience qu’un marché s’ouvre au sein de l’école. Ils
sollicitent aujourd’hui une formation disciplinaire dans le champ de l’école.
Christophe Mounier (responsable
et formateur à l’Ecole de la deuxième chance (E2C) de saint-Denis)
: Les procédures d’appel finissent par apparaître aux yeux
de l’élève comme un jeu où on sort gagnant ou perdant,
ce qui décrédibilise l’école. De plus, si l’élève
retrouve l’année suivante, au niveau supérieur, l’enseignant
qui lui a refusé son passage, celui-ci perd aussi toute crédibilité
personnelle.
Denis Salas : Ajoutons que l’intérêt
d’un procès n’est pas de désigner un gagnant et un perdant.
C’est que doit permettre d’ailleurs la mise en place de la médiation.
Séverine Chauvel, membre de l’Observatoire
: Il n’est pas rare de voir que la tenue des conseils de discipline échoue,
ce qui m’est arrivé récemment, faute de chorum. Ainsi, le
lendemain, l’élève a pu réintèger sa classe,
sans aucune sanction, le conseil ayant été tout simplement
annulé. C'est comme si nous avions permis non seulement à
cet élève mais aussi au reste de la classe - voire du collège-
de se retrouver dans une position de toute-puissance. Comment alors
développer les médiations en milieu scolaire qui permettraient
d'éviter le recours à ces procédures lourdes à
organiser?
Denis Salas : C’est aux acteurs du système
éducatif d’imaginer la mise en place de médiations. Mais
elles sont nécessaires car on assiste à des passages à
l’acte en chaîne quand l’institution ne réagit pas. Et l’on
recourt trop souvent à la justice comme instance magique.
VI- LA QUESTION DU FOULARD
Emmanuel Chanial, membre de l’Observatoire
: Que pensez-vous de la volonté du gouvernement de légiférer
sur le port du foulard islamique ?
Denis Salas : Le conseil d’Etat n’a pas
exprimé la volonté de régler le problème définitivement
mais de tenir compte des contextes dans lesquels le problème survient.
Une application intelligente et contextualisée de la loi est nécessaire
et suffisante.
Soumiya Abassi, membre de l’Observatoire
: La dévalorisation constante de la République nécessite
d’être plus vigilant. Moi qui suis fille d’immigrés et qui
dois tant à l’école, je me sens particulièrement concernée
par ce problème.
Denis Salas : Les deux grands vecteurs
d’intégration de la République que sont l’école et
le travail sont en panne. Nous devons donc imaginer d’autres voies d’intégration.
Comment contraindre ? La fermeté de la République à
l’encontre du foulard signifierait concrètement la présence
physique du gendarme pour l’interdire. Est-ce que cet interdit légal
nous permettrait de sortir du problème ? Seriez-vous d’accord pour
qu’on arrache le voile aux jeunes filles concernées ? Le cadre scolaire
est le seul lieu où se formule une telle exigence. Au tribunal,
je n’ai jamais vu le voile islamique interdit.
Denis Sigal, membre de l’Observatoire
: Des élèves de l’Inalco ont enlevé d’elles-mêmes
leur voile, car elles avaient été prévenues qu’elles
ne pourraient passer leur examen qu’à cette condition : les gendarmes
n’ont pas eu besoin d’intervenir. Il est intéressant de remarquer
que quand il n’y a rien à gagner on ne sent pas obligé d’adopter
les pratiques culturelles d’un pays. Cela nous reconduit au problème
de la panne de l’ascenseur social.
Un intervenant : Mais indépendamment
des perspectives professionnelles, l’école doit être un lieu
qui se différencie de la rue sur cette question. En effet, dans
la rue, c’est la loi des grands frères qui impose le port du foulard.
Et dans l’établissement où j’enseigne, ce n’est pas le simple
foulard qui est imposé aux filles par les grands frères,
mais le voile complet avec tissu grillagé devant les yeux, le visage.
Elles l’ôtent en entrant dans le lycée, le remettent en sortant.
Autre intervention : De plus, bien souvent,
le port du foulard est le préalable à des demandes de dispenses
de toute sorte. Il est donc synonyme d’un refus de recevoir l’enseignement
scolaire tel qu’il a été défini par la loi.
Denis Salas : Je comprends. Mais là
encore, il me semble possible de convaincre les familles, de privilégier
le dialogue et la médiation au cas par cas.
CONCLUSION
- Il faut donc que l’institution scolaire
invente d’urgence des médiations : la notion de médiation
doit être pensée dans le cadre du système éducatif.
- La situation de la
rue, comme lieu de l’anomie et du désordre, est-elle irréversible
?
- La question du foulard
reste ouverte. Elle a été posée à la fin de
la table ronde : les contraintes de temps ont rendu impossible que la réflexion
s’affine collectivement dans le débat.
L’Observatoire de l’éducation
remercie chaleureusement Denis Salas
d’avoir bien voulu répondre
à son invitation et à ses questions.