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Synthèse de la table ronde du 26 avril 2003, "La famille, l'école, la rue"

Invité: Jacques Donzelot
Rapporteur : Marion Mas
Relectrice : Hélène Merlin-Kajman
 
 



I La famille et l'école

Jacques Donzelot a repris les analyses de son ouvrage La Police des familles (1977), pour expliquer d'une part l'évolution de la famille, et d'autre part, la manière dont le "social" intervient entre l'état et la famille. Celle-ci est soumise à une double injonction: Elle doit d'un côté être consistante et retenir ses membres dans ses liens, et d'un autre côté, elle se trouve fragilisée par une intervention de l'état qui conserve un œil sur la famille, pour faire respecter des normes (hygiène, interdiction du travail des enfants...) que la famille est suspectée de ne pas respecter. Cette normalisation intervient dans un cadre où les enfants sont également destinés à servir (service militaire, usines). La contractualisation des rapports familiaux va de pair avec cette normalisation. La famille, comme institution est ainsi constamment prise dans un double jeu de fragilisation / renforcement. C'est dans cet espace lâche - entre institution étatique et famille - qu'interviennent les travailleurs sociaux, pour accuser l'une ou l'autre quand l'enfant ne va pas bien. Progressivement, la famille devient donc un simple milieu d'épanouissement de l'individu, et abandonne son rôle d'institution forte.
H. M.-K. : Cette évolution pose néanmoins aujourd'hui problème, dans la mesure où le social, qui jouait le rôle de régulateur jusqu'ici entre état et famille, est également en crise. Le social en effet, n'a pu être une solution cohérente que dans une configuration où les luttes restaient une menace pour la société; il jouait comme espace de pacification. Tant que des lieux collectifs forts, comme la famille, l'école, les luttes politiques existaient, le social trouvait sa fonction de régulateur sans pour autant défaire les solidarités. Tandis qu'aujourd'hui, le social agit hors de ces trois pôlarités, et plutôt comme "narcotique". Que faire de cela?
 Se pose également, avec l'intervention du travailleur social et la crise des solidarités, la question de l'autorité. Car il est en effet généralement admis, dans le corps enseignant, que le prof se doit d'émanciper les enfants de leurs parents, et chez les travailleurs sociaux, qu'ils se doivent d'émanciper les enfants des parents ET des profs. Se crée alors un espace où l'enfant peut jouerles uns contre les autres. 
J. D. : dit qu’il n’est pas contre le motif de l’autorité, bien au contraire, à condition que les enseignants acceptent de descendre de leur hauteur sacrale et de rendre compte aux usagers de ce qu’ils font.
H. M.-K. : L'observatoire ne défend pas la sacralité des institutions sous le terme d'autorité: c’ets pour lever cette équivoque que nous voulons subordonner l'autorité à la civilité.
Du reste, peu d’esneignants, surtout ceux qui enseignent dans établissements ordinaires ou difficiles des villes et banlieues, ont le sentiment de tenir de l'institution scolaire une quelconque sacralité aux yeux de tous. Il y aurait peut-être un déplacement du caractère sacral au cœur même de l'institution: la distance ne cesse de s'accroître entre les profs et l'administration. Et il y a là aussi, du coup, un délitement des solidarités qui lui, touche à la question de l'autorité. 

Toujours à propos de la Police des familles,  Jacques Donzelot a été interrogé sur le problème de l'autorité paternelle, ce qui a permis de réfléchir sur l'évolution de la famille dans son rapport à l'institution scolaire.
 J.D observe en effet, dans son ouvrage, qu'une nouvelle famille s'invente au XIX°, avec un rôle accru de la femme - contre le modèle patriarcal antérieur, où le père apparaissait comme un tyran. La femme, dans ce nouveau modèle familial, acquiert une place essentielle comme maîtresse de maison. S.C. (membre de l’Obsevratoire) se demande alors s'il y a jamais eu de "loi du père", dont la disparition est pourtant invoquée par certain psychanalystes pour expliquer la perte d'autorité des adultes envers les enfants aujourd'hui?
J. D. : La "loi du père" est une invention de Lacan. La destitution de l'autorité paternelle est possible depuis 1858, lorsque le père met en danger la santé de ses enfants. Il y a donc bien historiquement un pouvoir arbitraire du père qui a été remis en cause. On parle aujourd'hui moins de rôles sociaux de père et de mère que de "parentalité", essence qui subsume père et mère. Est considérée comme "bonne autorité parentale" celle qui assure la santé, l'éducation et la sécurité des enfants. Le pouvoir propre des parents change avec l'évolution de la notion de famille. En effet, avant en gros le XIXe, le pouvoir des parents résidait dans leur capacité à régenter les régimes d'alliance et de filiation : l'individu est alors un moyen et la famille une fin, en tant que fondée sur les systèmes relationnels, la réputation et le patrimoine. Aujourd'hui, ce rapport s'est inversé: la famille est un moyen et l'individu une fin. La famille s'est vue fragilisée, menacée d'être écartelée par les désirs de chacun. Il ne reste plus alors, pour maintenir la famille, qu'une injonction à s'y confirmer ( ?) pour assurer le bonheur des enfants, qui en est la fin. Dès lors, tout se joue dans le destin scolaire des enfants, seul trajet qui permet de retrouver, pour la famille, une stratégie familiale et une consistance.
 Seulement, les problèmes urbains que l'on connaît et la discrimination des établissements scolaires en fonction du lieu où ils se trouvent fragilisent cette stratégie. Il reste comme choix pour les parents, en France, si les enfants doivent se rendre dans une école réputée "mauvaise", de les inscrire dans le privé. 
Question d’un membre de l’Observatoire : Comment alors concilier le choix d'un établissement scolaire, ce que J.D nomme "école du choix" (selon le modèle américain) et école publique? Comment, autrement dit, faire en sorte que la stratégie familiale par le destin scolaire soit rendue possible à tous, qu'elle ne se fasse pas sur des critères financiers?
J.D : "L'école du choix" représente une initiative de la Ville pour tenter de réagir à la démission des parents devant la scolarité de leurs enfants en leur donnant la possibilité d'inscrire leurs enfants ailleurs : le fait qu’ils choisissent doit limiter leur désinvestissement, les forcer à participer au bon foncitonnement de l’établissement. C'est en somme une stratégie inscrite dans une logique de marché. A Boston par exemple - où le centre ville compte seulement 20% de blancs - il s'agissait de faire jouer une émulation pour remédier à l'inertie des enseignants. Une autre solution, celle des "charter schools" vient répondre à la demande de consistance ( ?) des familles à travers les stratégies scolaires. Ce sont des écoles contractuelles, qui peuvent être crées sur la base d'un accord avec le district (= académie). N'importe quel enseignant peut décider de profiler un enseignement, une pédagogie de son choix, en rapport avec une communauté donnée. Il y a enfin l'option républicaine, qui peut accorder des bourses aux pauvres afin que ces derniers aillent dans des écoles privées. 
 

II "La crise de l'éducation"

 Avec la fragilisation de la famille, qui ne semble devoir trouver de consistance qu'à travers le destin scolaire des enfants se pose le problème de "la crise de l'éducation". Car "l'école du choix" n'est qu'un remède d'urgence face à une situation critique.
H. M.-K. demande si on ne peut diagnostiquer les difficultés de l'école à partir des méfaits d'une sollicitude sociale qui pénalise l'éducatif (comme J.D., dans Faire société, le fait concernant les difficultés de la politique de la Ville). H. M.-K. souligne ici la quasi impossibilité, par exemple, de faire redoubler un élève, ou bien encore à la mollesse des institutions à l'égard des incivilités, excusées à partir de la compréhension de leurs causes psycho-sociales.
 Jacques Donzelot souligne que l’explication de l'affaiblissement éducatif actuellement souvent évoquée – avec l’aide de Luc Ferry - est "68". Il n’a rien contre la critique de mai 68, à condition de ne pas faire comme s’il s’agissait là simplement d’un accident malheureux. Or, il vaut mieux raisonner en terme de mécanismes. Ainsi, on peut se demander pourquoi, depuis une vingtaine d'années, apparaît une impatience de la part des élèves, alors qu'auparavant, leur rapport à l'école se traduisait par la docilité. C'est qu'une exigence, pour être acceptée, doit contenir une promesse. Et c'est le "retour sur investissement" qui détermine la patience. Et avant, la docilité requise à l'école correspondait à la certitude d'avoir un emploi, c'est à dire, une place dans la société. En outre, du côté de l'état, la docilité des individus à l'école était gage de docilité à l'armée et à l'usine. La compensation de cette docilité fut une baisse du temps de travail et une augmentation des salaires. C'est ainsi que le social a pu se constituer politiquement. Mais ce modèle ne fonctionne plus. Depuis 25 ans, les emplois non qualifiés deviennent de plus en plus précaires, et la docilité, par conséquent, ne garantit plus aucune place dans la société. Pour faire accepter son exigence éducative le corps enseignant a dû alors composer avec l'impatience en baissant ses exigences. C'est ainsi qu'est née l'alternative "faut-il mettre l'élève ou bien le savoir - cad le prof -, au centre du système éducatif?".
 JD propose, à partir de là, une hypothèse: peut-être faudrait-il mettre au centre du système une "sollicitude éducative", c'est à dire, l'apprentissage de l'élève. Il s'agirait d'établir un rapport au savoir qui élève l'individu, de faire en sorte que l'élève s'élève grâce au savoir. Ainsi, c'est "l'empowerment" ("processus par lequel est donné à quelqu'un du pouvoir ou de l'autorité, de la confiance en soi et de l'estime de soi") qui serait au centre du système et qui, selon JD, permettrait de sortir du registre assistanciel. 
 Par ailleurs, JD pose qu'il est nécessaire, pour qu'une institution fonctionne, qu'elle rende des comptes. C'est peut-être là encore, l'une des failles de l'école en France. Le problème serait alors le plan d'égalité sur lequel se met le corps enseignant vis-à-vis des familles et de la "société civile". Il reprend, comme H. M.-K., pour décrire l'idéal de ce que devrait être l'école, l'image de la table d'Hanna Arendt; la table étant en effet ce qui permet de créer de la civilité (chacun étant séparé et uni en même temps) mais aussi de l'égalité. Or, le débat sur l'école se situe en ces termes: ou bien l'école est ce qui rend possible l'égalité, elle peut alors créer de la civilité; ou bien l'école ne peut produire de la civilité que si elle se met sur un pied d'égalité avec la société civile. Ainsi se doit-elle de rendre des comptes (résultats...), ce sans quoi il n'y aurait pas d'égalité possible, et donc, pas d'implication possible des parents - entre autres - dans l'école. Rendre des comptes, ce serait la condition sine qua non pour créer de la complémentarité entre l'institution scolaire, les familles, la société, les autres institutions...
JD donne trois exemples pour illustrer cette "civilisation des institutions" par le fait de rendre des comptes. Tout d'abord, le groupe "information prisons", créé en 68 avec M. Foucault, P. Vidal Naquet (?...), qui posait le problème de l'arbitraire de ce qui se passait à l'intérieur des prisons, en raison du constat du taux de suicides énorme dans les milieux carcéraux français. Il s'agissait de faire parvenir un questionnaire aux prisonniers, afin de savoir ce qui se passait dans les prisons. Cette interpellation visait à pousser l'institution à rendre des comptes. Savoir, afin de donner la possibilité aux prisonniers de se resocialiser, et de mettre un terme à une situation d'arbitraire, d'opacité et de non droit. Le second exemple se situe dans le cadre de la politique de la ville, qui, au début des années 80 déploie le même type d'interpellation réciproque entre institutions et société. Il concerne un lycée professionnel, dans lequel le taux d'absentéisme des élèves était très élevé. Cet absentéisme se trouvait justifié par la prise en charge sociale des éducateurs auprès des élèves, tant pour les parents que les profs. Afin d'y mettre fin, les éducateurs et les familles sont entrés au conseil d'administration du lycée: plus personne ne pouvait jouer contre personne. Enfin, aux E.U, J.D souligne que l'exigence de la communauté vis-à-vis de l'école est très forte. De fait, cette communauté - constituée surtout par les parents - participe aux conseils d'administration scolaires et a jusqu'au pouvoir de nommer / révoquer les profs. Sans aller jusque là, J.D insiste sur le fait qu'il faut travailler dans cette logique, travailler sur ce qu'il nomme "l'angle mort" des institutions, afin de pouvoir se faire entendre et de crée une véritable dynamique de complémentarité. 

 Cette double analyse de la crise de l'éducation, en terme de docilité/impatience, et de "rendre des comptes" soulève néanmoins un certain nombre de questions:
Question de Damien Rémont (membre de l’Observatoire) : Si la crédibilité de l'école réside avant tout dans sa capacité à rendre des comptes et à favoriser le "retour sur l'investissement", comment faire le lien entre les deux? Et surtout, quels sont les comptes que l'institution peut rendre quand le retour sur l'investissement est très problématique, càd, quand l'emploi n'est plus assuré?
Pour J.D, qui rappelle que l'emploi est un grave problème depuis 25 ans environ et que l'impatience produite par le double jeu de l'allongement de la scolarité et de la précarisation des emplois n' en est que plus accrue, affirme qu'il manque une réponse claire des enseignants à ce sujet, tant à l'égard des enfants que des familles. La violence à l'école et les incivilités sont liées, pour lui, à cette absence de réponse. Les comptes que l'école - qui serait un service; en tous cas aux E.U où elle est considérée comme un service qui doit efficacité - doit rendre aux familles est d'assurer aux enfants une vie bonne. Il faudrait donc, à partir de là, construire une réponse cohérente, et dans un langage (à inventer?) qui soit audible.
 Question de Lambert Dousson ( ?), membre de l’Observatoire : on peut être étonné que cette analyse de l'école mobilise un vocabulaire d'économie de marché. L'expression "rendre des comptes" par exemple - même si l'on peut en reconnaître les bienfaits - , fait penser à une situation d'audit.
Pour J.D, il s'agit bien plus d'une "ascèse d'humilité" que d'une logique de marché. Il cite à ce propos l'exemple du "commuity policing" à Chicago, qui serait un type de discussion inimaginable en France. En fait, la démarche s'inscrit dans un processus de ritualisation des rencontres entre "prestataires et destinataires de services", processus qui permet de construire un plan d'égalité.
 Syntèse de plusieurs questions : Toutefois, même si l'on est d'accord avec le fait que la crise de l'emploi a nécessairement des incidences graves sur l'institution scolaire, il est dangereux de réduire le rôle de l'école à la professionnalisation [ce que fait Ferry dans sa lettre]. Il manque une véritable réflexion sur ce que doit être la fonction de l'école. Au delà de délivrer un  emploi, l'école est un vecteur essentiel de la "culture" (à travers les lettres, la science, la philo, l'histoire...). Rendre des comptes, c'est aussi insister sur cette dimension culturelle. A cette réflexion absente s'ajoute une crise idéologique: qui croit encore en ce qu'il fait aujourd'hui, à l'école? Enfin, on peut être choqué par la notion de retour d'investissement, par la mise en équivalence de la docilité consentie et du travail scolaire, contre bénéfice. Et souligner que l'impatience et l'indocilité - que produirait l'absence de "retour sur investissement" - est totalement contre productive d'un point de vue politique, de constitution d'un projet social et politique. On est en effet dans une situation paradoxale, où l'on ne peut attendre que des jeunes défavorisés la possibilité de faire changer les choses, mais en même temps, leur indocilité se traduit par une violence sans adresse, par une attitude antinomique à tout conflit / projet politique.
J.D répond par "l'autonomie", càd, la capacité à avoir prise sur le monde, ce qui implique d'être suffisamment outillé intellectuellement et langagièrement, et donc, de ne négliger en rien la dimension fondamentale de l'école qu'est la culture.
 

III L'école et la rue

 H. M.-K. : L'école est cette "institution qui s'intercale entre le monde et le domaine privé que constitue le foyer pour permettre la transition entre la famille et le monde" (Hannah Arendt, "la crise de l'éducation", in La crise de la culture). Et entrer dans le monde, c'est devenir citoyen, entrer dans l'espace du politique. Comment alors penser les liens entre société, ou communauté civile, et espace politique?
Là, le débat s'est cristallisé autour des notions d'"empowerment" et de "lobbying".
 En effet, l'"empowerment", dont il a déjà été question à propos de l'école - rappelons que J.D proposait de placer ce processus au cœur du système éducatif afin d'élever l'individu par le savoir - est également mobilisée par J.D sous un angle proprement politique, comme stratégie pour "faire société", soit comme moyen de briser une logique de séparation, à partir de l'exemple américain. Il affirme qu'en France, le pouvoir est de l'ordre de l'avoir, alors qu'on peut comprendre, avec Hannah Arendt par exemple, le pouvoir comme le fruit d'une association pour une action. L'empowerment existe en France, dans le cadre notamment de politiques de la ville, avec l'aide aux devoirs, les cours d'alphabétisation, la citoyenneté jeunesse... Ces initiatives relèvent bien, en effet, de constructions de pouvoirs. Mais ce sont toujours des pouvoirs descendants. Aux E.U en revanche, l'empowerment part de la base, des citoyens eux-mêmes. J.D donne l'exemple des "community organizers" qui aident les gens à organiser un pouvoir. Ils prospectent dans un immeuble, listent les problèmes de chacun, et aident les habitants à s'organiser en collectif pour régler, par eux-mêmes, leurs propres problèmes ("problem solving"). Il rappelle ensuite que cette manière de faire société est liée au « contrôle social », qui consiste en un droit de regard sur les actions de ses voisins. Cela favorise certes la solidarité entre habitants, mais a pour envers ce qu'on aurait tendance à considérer en France comme de la délation. Ce type de solidarité / contrôle est favorisé par la configuration des espaces d'habitation américains (absence de clôtures).
 Synthèse de questions : Mais cette notion d'empowerment pose problème en ce qu'elle conduit à penser l'individu comme une ligne de conquête. Que devient alors le politique, surtout si l'on songe à cet exemple, à l'université de Duke, qui présentait une exposition de photos féministes. Chaque photo de femme était accompagnée d'un texte chargé d'expliquer la cause de son adhésion au mouvement féministe. Or, il était frappant de noter que tous les textes étaient rédigés à la première personne et centrés sur l'ego, sur des explications du type "je me sens mieux dans ma peau maintenant que j'ai adhéré, je me sens plus forte". Comment articuler cette sorte-là de "technique de soi sur soi" – car il y en a d’autres - à l'idée du commun?
Ainsi, si l'exemple américain peut apporter des idées de solutions pour briser une logique de séparation, pour reconstruire un espace de civilité et un monde commun, il semble qu'il reste toujours un hiatus entre des stratégies fondées sur l'individu et/ou la communauté d’un côté, et le "politique" de l’autre,  qu'on a du mal à penser sans un minimum de "commun", "d'intérêt général", càd d'intérêt qui dépasse le particularisme d'un groupe défini, qui puisse, en somme, s'étendre à un autre groupe. C'est ce qui est apparu à travers la question du "lobbying", qui mobilise des intérêts particuliers, pas de l’intérêt général.
 Pour J.D, la multiplication de création de pouvoirs et de contre-pouvoirs que constitue le lobbying pèse pourtant lors des élections. Il rappelle qu’en France, nous ne concevons l'intérêt général, la volonté générale que comme négation des intérêts particuliers. Et aujourd’hui, l’intérêt général est une notion technocratique qui ne consiste qu'en un savoir d'énarque. Aux E.U en revanche, on ne présuppose pas l'intérêt général, mais on se trouve dans une logique du compromis et de la négociation constants.
 Question de la salle : il ne faut pas oublier que le lobbying est soumis en général à une puissance économique, ce qui rend ce modèle inacceptable; les lobbies ont en effet la possibilité de financer des partis, ce qui est tout bonnement de la corruption. 
Pour J.D, la véritable question est celle de la création de solidarités . Il s'agit de rendre possible, avec la création de pouvoirs venus du bas et qui puissent peser, le passage des plus pauvres aux moins pauvres, de remettre en marche l'ascenseur social. Et réintroduire de la mobilité suppose nécessairement de sortir du registre de la passivité.

Question de la salle : Mais reste toujours ce hiatus, cette question de savoir si la citoyenneté est cantonnée au niveau du quartier ou du groupe. Autrement dit, l'espace politique ne serait-il composé que d'un agrégat de diverses communautés, de différents groupes de pression? Comment articuler citoyenneté et communauté? Dans Faire société,  J.D écrit que "la citoyenneté ne peut s'avancer qu'au prix de l'extinction communautaire". Comment comprendre le lobbying dans cette perspective? Et comment alors, dans une perspective un peu différente, pourrait-on concevoir la construction de la citoyenneté sans, d'une part, renier l’identité qui vient de la famille, de la communauté d’origine, et sans, d'autre part, tomber dans le "communautarisme"? On peut penser ici à la crispation sur le voile, qui fait retour en ce moment.
 J.D rappelle qu'aux E.U, communauté et citoyenneté fonctionnent dans une relation conjonctive. La question est d'orienter civiquement la communauté. Pour cela, le développement communautaire requiert un maximum d'interethnicité. Les conseils de quartier réunissent par exemple les associations musulmanes du quartiers - musulmans arabes, africains, asiatiques etc. - ce qui exige tout d'abord de la tolérance, afin de négocier le bien commun. Le pouvoir construit par le quartier peut alors s'en rapporter à la municipalité. C'est ainsi que le communautaire devient un tremplin vers la citoyenneté, car si les citoyens ainsi constitués en groupe veulent peser, ils doivent voter. Il rappelle encore qu'aux E.U, la société civile est première par rapport à la société politique (serment du May Flower), ce qui peut expliquer cette manière de "faire société".
 H. M.-K. : Ici, on peut être d'accord pour affirmer qu'aujourd’hui, il ne peut plus y avoir de lien social valide quand l'aspect communautaire est nié : avec la mondialisation des mouvements de populaition à une échelle inédite, c’est sûrement le  « cas » historique dans lequel nous nous trouvons, et cela exige une nouvelle pensée du lien social. Mais reste une équivoque à propos de l'intérêt particulier. Car le motif communautaire n'est pas pris exactement dans l'opposition  public / privé, qui s'est de plus sans doute  développée différemment en Europe et aux E.U. Pour l'Observatoire, penser la civilité, c'est essayer de penser un plan intermédiaire entre définition quasi biologique de soi-même (soit toute individuelle, soit toute familiale, communautaire, et l’peut la relier au biopouvoir) et monde (en tant qu'espace commun du politique), ou bien entre privé et public, càd, un niveau de commun qui ne happe pas totalement l'individu, et que pourrait aider à créer l'école.
Pour J.D, la citoyenneté est une élaboration progressive [il cite l'Essai sur la Révolution, d'Hannah Arendt]. L'idée de communauté est un moyen de revisiter nos modèles de citoyenneté; car la question est de trouver comment réalimenter notre modèle de citoyenneté par des influences. 
 

Commentaire conclusif de Marion Mas, rapporteur :
Cette table ronde a permis:
- de (re)prendre la mesure de l'importance de la question de l'emploi dans la crise de l'école, avec l'analyse de J.D en terme de docilité/impatience et de "retour sur l'investissement". Mais aussi de rappeler qu'il faudrait se reposer la question de la fonction de l'école: qu'attendons-nous du lieu, du rôle de l'école? comment définissons-nous ce lieu, son rapport à l'extérieur? Peut-être que la lecture d'Hegel (Textes Pédagogiques) pourrait nous aider à réfléchir. 
- La notion d'autonomie, telle que l'a définie J.D semble également une piste intéressante.
-   De s'interroger sur la question de l'égalité, avec la question de devoir "rendre des comptes". Là encore, c'est la question du rapport de l'école et du dehors qui est en jeu.
- D'ouvrir des pistes sur la civilité et la citoyenneté, avec l'empowerment et le lobbying, mais toujours avec ce problème que ces 2 stratégies ne se superposent  pas exactement - il me semble en tout cas - à ce qu'on pourrait appeler un espace politique commun, en ce qu'elles sont très centrées sur l'individu / le particularisme du groupe.

  L’Observatoire de l’éducation remercie chaleureusement Jacques Donzelot 
d’avoir bien voulu répondre à son invitation et à ses questions.