Synthèse de la table ronde du
26 avril 2003, "La famille, l'école, la rue"
Invité: Jacques Donzelot
Rapporteur : Marion Mas
Relectrice : Hélène Merlin-Kajman
I La famille et l'école
Jacques Donzelot a repris les analyses
de son ouvrage La Police des familles (1977), pour expliquer d'une part
l'évolution de la famille, et d'autre part, la manière dont
le "social" intervient entre l'état et la famille. Celle-ci est
soumise à une double injonction: Elle doit d'un côté
être consistante et retenir ses membres dans ses liens, et d'un autre
côté, elle se trouve fragilisée par une intervention
de l'état qui conserve un œil sur la famille, pour faire respecter
des normes (hygiène, interdiction du travail des enfants...) que
la famille est suspectée de ne pas respecter. Cette normalisation
intervient dans un cadre où les enfants sont également destinés
à servir (service militaire, usines). La contractualisation des
rapports familiaux va de pair avec cette normalisation. La famille, comme
institution est ainsi constamment prise dans un double jeu de fragilisation
/ renforcement. C'est dans cet espace lâche - entre institution étatique
et famille - qu'interviennent les travailleurs sociaux, pour accuser l'une
ou l'autre quand l'enfant ne va pas bien. Progressivement, la famille devient
donc un simple milieu d'épanouissement de l'individu, et abandonne
son rôle d'institution forte.
H. M.-K. : Cette évolution
pose néanmoins aujourd'hui problème, dans la mesure où
le social, qui jouait le rôle de régulateur jusqu'ici entre
état et famille, est également en crise. Le social en effet,
n'a pu être une solution cohérente que dans une configuration
où les luttes restaient une menace pour la société;
il jouait comme espace de pacification. Tant que des lieux collectifs forts,
comme la famille, l'école, les luttes politiques existaient, le
social trouvait sa fonction de régulateur sans pour autant défaire
les solidarités. Tandis qu'aujourd'hui, le social agit hors de ces
trois pôlarités, et plutôt comme "narcotique". Que faire
de cela?
Se pose également, avec l'intervention
du travailleur social et la crise des solidarités, la question de
l'autorité. Car il est en effet généralement admis,
dans le corps enseignant, que le prof se doit d'émanciper les enfants
de leurs parents, et chez les travailleurs sociaux, qu'ils se doivent d'émanciper
les enfants des parents ET des profs. Se crée alors un espace où
l'enfant peut jouerles uns contre les autres.
J. D. : dit qu’il n’est pas contre
le motif de l’autorité, bien au contraire, à condition que
les enseignants acceptent de descendre de leur hauteur sacrale et de rendre
compte aux usagers de ce qu’ils font.
H. M.-K. : L'observatoire ne défend
pas la sacralité des institutions sous le terme d'autorité:
c’ets pour lever cette équivoque que nous voulons subordonner l'autorité
à la civilité.
Du reste, peu d’esneignants, surtout ceux
qui enseignent dans établissements ordinaires ou difficiles des
villes et banlieues, ont le sentiment de tenir de l'institution scolaire
une quelconque sacralité aux yeux de tous. Il y aurait peut-être
un déplacement du caractère sacral au cœur même de
l'institution: la distance ne cesse de s'accroître entre les profs
et l'administration. Et il y a là aussi, du coup, un délitement
des solidarités qui lui, touche à la question de l'autorité.
Toujours à propos de la Police des
familles, Jacques Donzelot a été interrogé sur
le problème de l'autorité paternelle, ce qui a permis de
réfléchir sur l'évolution de la famille dans son rapport
à l'institution scolaire.
J.D observe en effet, dans
son ouvrage, qu'une nouvelle famille s'invente au XIX°, avec un rôle
accru de la femme - contre le modèle patriarcal antérieur,
où le père apparaissait comme un tyran. La femme, dans ce
nouveau modèle familial, acquiert une place essentielle comme maîtresse
de maison. S.C. (membre de l’Obsevratoire) se demande alors s'il y a jamais
eu de "loi du père", dont la disparition est pourtant invoquée
par certain psychanalystes pour expliquer la perte d'autorité des
adultes envers les enfants aujourd'hui?
J. D. : La "loi du père"
est une invention de Lacan. La destitution de l'autorité paternelle
est possible depuis 1858, lorsque le père met en danger la santé
de ses enfants. Il y a donc bien historiquement un pouvoir arbitraire du
père qui a été remis en cause. On parle aujourd'hui
moins de rôles sociaux de père et de mère que de "parentalité",
essence qui subsume père et mère. Est considérée
comme "bonne autorité parentale" celle qui assure la santé,
l'éducation et la sécurité des enfants. Le pouvoir
propre des parents change avec l'évolution de la notion de famille.
En effet, avant en gros le XIXe, le pouvoir des parents résidait
dans leur capacité à régenter les régimes d'alliance
et de filiation : l'individu est alors un moyen et la famille une fin,
en tant que fondée sur les systèmes relationnels, la réputation
et le patrimoine. Aujourd'hui, ce rapport s'est inversé: la famille
est un moyen et l'individu une fin. La famille s'est vue fragilisée,
menacée d'être écartelée par les désirs
de chacun. Il ne reste plus alors, pour maintenir la famille, qu'une injonction
à s'y confirmer ( ?) pour assurer le bonheur des enfants, qui en
est la fin. Dès lors, tout se joue dans le destin scolaire des enfants,
seul trajet qui permet de retrouver, pour la famille, une stratégie
familiale et une consistance.
Seulement, les problèmes
urbains que l'on connaît et la discrimination des établissements
scolaires en fonction du lieu où ils se trouvent fragilisent cette
stratégie. Il reste comme choix pour les parents, en France, si
les enfants doivent se rendre dans une école réputée
"mauvaise", de les inscrire dans le privé.
Question d’un membre de l’Observatoire
: Comment alors concilier le choix d'un établissement scolaire,
ce que J.D nomme "école du choix" (selon le modèle américain)
et école publique? Comment, autrement dit, faire en sorte que la
stratégie familiale par le destin scolaire soit rendue possible
à tous, qu'elle ne se fasse pas sur des critères financiers?
J.D : "L'école du choix"
représente une initiative de la Ville pour tenter de réagir
à la démission des parents devant la scolarité de
leurs enfants en leur donnant la possibilité d'inscrire leurs enfants
ailleurs : le fait qu’ils choisissent doit limiter leur désinvestissement,
les forcer à participer au bon foncitonnement de l’établissement.
C'est en somme une stratégie inscrite dans une logique de marché.
A Boston par exemple - où le centre ville compte seulement 20% de
blancs - il s'agissait de faire jouer une émulation pour remédier
à l'inertie des enseignants. Une autre solution, celle des "charter
schools" vient répondre à la demande de consistance ( ?)
des familles à travers les stratégies scolaires. Ce sont
des écoles contractuelles, qui peuvent être crées sur
la base d'un accord avec le district (= académie). N'importe quel
enseignant peut décider de profiler un enseignement, une pédagogie
de son choix, en rapport avec une communauté donnée. Il y
a enfin l'option républicaine, qui peut accorder des bourses aux
pauvres afin que ces derniers aillent dans des écoles privées.
II "La crise de l'éducation"
Avec la fragilisation de la famille,
qui ne semble devoir trouver de consistance qu'à travers le destin
scolaire des enfants se pose le problème de "la crise de l'éducation".
Car "l'école du choix" n'est qu'un remède d'urgence face
à une situation critique.
H. M.-K. demande si on ne peut
diagnostiquer les difficultés de l'école à partir
des méfaits d'une sollicitude sociale qui pénalise l'éducatif
(comme J.D., dans Faire société, le fait concernant les difficultés
de la politique de la Ville). H. M.-K. souligne ici la quasi impossibilité,
par exemple, de faire redoubler un élève, ou bien encore
à la mollesse des institutions à l'égard des incivilités,
excusées à partir de la compréhension de leurs causes
psycho-sociales.
Jacques Donzelot souligne que l’explication
de l'affaiblissement éducatif actuellement souvent évoquée
– avec l’aide de Luc Ferry - est "68". Il n’a rien contre la critique de
mai 68, à condition de ne pas faire comme s’il s’agissait là
simplement d’un accident malheureux. Or, il vaut mieux raisonner en terme
de mécanismes. Ainsi, on peut se demander pourquoi, depuis une vingtaine
d'années, apparaît une impatience de la part des élèves,
alors qu'auparavant, leur rapport à l'école se traduisait
par la docilité. C'est qu'une exigence, pour être acceptée,
doit contenir une promesse. Et c'est le "retour sur investissement" qui
détermine la patience. Et avant, la docilité requise à
l'école correspondait à la certitude d'avoir un emploi, c'est
à dire, une place dans la société. En outre, du côté
de l'état, la docilité des individus à l'école
était gage de docilité à l'armée et à
l'usine. La compensation de cette docilité fut une baisse du temps
de travail et une augmentation des salaires. C'est ainsi que le social
a pu se constituer politiquement. Mais ce modèle ne fonctionne plus.
Depuis 25 ans, les emplois non qualifiés deviennent de plus en plus
précaires, et la docilité, par conséquent, ne garantit
plus aucune place dans la société. Pour faire accepter son
exigence éducative le corps enseignant a dû alors composer
avec l'impatience en baissant ses exigences. C'est ainsi qu'est née
l'alternative "faut-il mettre l'élève ou bien le savoir -
cad le prof -, au centre du système éducatif?".
JD propose, à partir
de là, une hypothèse: peut-être faudrait-il mettre
au centre du système une "sollicitude éducative", c'est à
dire, l'apprentissage de l'élève. Il s'agirait d'établir
un rapport au savoir qui élève l'individu, de faire en sorte
que l'élève s'élève grâce au savoir.
Ainsi, c'est "l'empowerment" ("processus par lequel est donné à
quelqu'un du pouvoir ou de l'autorité, de la confiance en soi et
de l'estime de soi") qui serait au centre du système et qui, selon
JD, permettrait de sortir du registre assistanciel.
Par ailleurs, JD pose qu'il est
nécessaire, pour qu'une institution fonctionne, qu'elle rende des
comptes. C'est peut-être là encore, l'une des failles de l'école
en France. Le problème serait alors le plan d'égalité
sur lequel se met le corps enseignant vis-à-vis des familles et
de la "société civile". Il reprend, comme H. M.-K., pour
décrire l'idéal de ce que devrait être l'école,
l'image de la table d'Hanna Arendt; la table étant en effet ce qui
permet de créer de la civilité (chacun étant séparé
et uni en même temps) mais aussi de l'égalité. Or,
le débat sur l'école se situe en ces termes: ou bien l'école
est ce qui rend possible l'égalité, elle peut alors créer
de la civilité; ou bien l'école ne peut produire de la civilité
que si elle se met sur un pied d'égalité avec la société
civile. Ainsi se doit-elle de rendre des comptes (résultats...),
ce sans quoi il n'y aurait pas d'égalité possible, et donc,
pas d'implication possible des parents - entre autres - dans l'école.
Rendre des comptes, ce serait la condition sine qua non pour créer
de la complémentarité entre l'institution scolaire, les familles,
la société, les autres institutions...
JD donne trois exemples pour illustrer
cette "civilisation des institutions" par le fait de rendre des comptes.
Tout d'abord, le groupe "information prisons", créé en 68
avec M. Foucault, P. Vidal Naquet (?...), qui posait le problème
de l'arbitraire de ce qui se passait à l'intérieur des prisons,
en raison du constat du taux de suicides énorme dans les milieux
carcéraux français. Il s'agissait de faire parvenir un questionnaire
aux prisonniers, afin de savoir ce qui se passait dans les prisons. Cette
interpellation visait à pousser l'institution à rendre des
comptes. Savoir, afin de donner la possibilité aux prisonniers de
se resocialiser, et de mettre un terme à une situation d'arbitraire,
d'opacité et de non droit. Le second exemple se situe dans le cadre
de la politique de la ville, qui, au début des années 80
déploie le même type d'interpellation réciproque entre
institutions et société. Il concerne un lycée professionnel,
dans lequel le taux d'absentéisme des élèves était
très élevé. Cet absentéisme se trouvait justifié
par la prise en charge sociale des éducateurs auprès des
élèves, tant pour les parents que les profs. Afin d'y mettre
fin, les éducateurs et les familles sont entrés au conseil
d'administration du lycée: plus personne ne pouvait jouer contre
personne. Enfin, aux E.U, J.D souligne que l'exigence de la communauté
vis-à-vis de l'école est très forte. De fait, cette
communauté - constituée surtout par les parents - participe
aux conseils d'administration scolaires et a jusqu'au pouvoir de nommer
/ révoquer les profs. Sans aller jusque là, J.D insiste sur
le fait qu'il faut travailler dans cette logique, travailler sur ce qu'il
nomme "l'angle mort" des institutions, afin de pouvoir se faire entendre
et de crée une véritable dynamique de complémentarité.
Cette double analyse de la crise
de l'éducation, en terme de docilité/impatience, et de "rendre
des comptes" soulève néanmoins un certain nombre de questions:
Question de Damien Rémont (membre
de l’Observatoire) : Si la crédibilité de l'école
réside avant tout dans sa capacité à rendre des comptes
et à favoriser le "retour sur l'investissement", comment faire le
lien entre les deux? Et surtout, quels sont les comptes que l'institution
peut rendre quand le retour sur l'investissement est très problématique,
càd, quand l'emploi n'est plus assuré?
Pour J.D, qui rappelle que l'emploi
est un grave problème depuis 25 ans environ et que l'impatience
produite par le double jeu de l'allongement de la scolarité et de
la précarisation des emplois n' en est que plus accrue, affirme
qu'il manque une réponse claire des enseignants à ce sujet,
tant à l'égard des enfants que des familles. La violence
à l'école et les incivilités sont liées, pour
lui, à cette absence de réponse. Les comptes que l'école
- qui serait un service; en tous cas aux E.U où elle est considérée
comme un service qui doit efficacité - doit rendre aux familles
est d'assurer aux enfants une vie bonne. Il faudrait donc, à partir
de là, construire une réponse cohérente, et dans un
langage (à inventer?) qui soit audible.
Question de Lambert Dousson ( ?),
membre de l’Observatoire : on peut être étonné que
cette analyse de l'école mobilise un vocabulaire d'économie
de marché. L'expression "rendre des comptes" par exemple - même
si l'on peut en reconnaître les bienfaits - , fait penser à
une situation d'audit.
Pour J.D, il s'agit bien plus d'une
"ascèse d'humilité" que d'une logique de marché. Il
cite à ce propos l'exemple du "commuity policing" à Chicago,
qui serait un type de discussion inimaginable en France. En fait, la démarche
s'inscrit dans un processus de ritualisation des rencontres entre "prestataires
et destinataires de services", processus qui permet de construire un plan
d'égalité.
Syntèse de plusieurs questions
: Toutefois, même si l'on est d'accord avec le fait que la crise
de l'emploi a nécessairement des incidences graves sur l'institution
scolaire, il est dangereux de réduire le rôle de l'école
à la professionnalisation [ce que fait Ferry dans sa lettre]. Il
manque une véritable réflexion sur ce que doit être
la fonction de l'école. Au delà de délivrer un
emploi, l'école est un vecteur essentiel de la "culture" (à
travers les lettres, la science, la philo, l'histoire...). Rendre des comptes,
c'est aussi insister sur cette dimension culturelle. A cette réflexion
absente s'ajoute une crise idéologique: qui croit encore en ce qu'il
fait aujourd'hui, à l'école? Enfin, on peut être choqué
par la notion de retour d'investissement, par la mise en équivalence
de la docilité consentie et du travail scolaire, contre bénéfice.
Et souligner que l'impatience et l'indocilité - que produirait l'absence
de "retour sur investissement" - est totalement contre productive d'un
point de vue politique, de constitution d'un projet social et politique.
On est en effet dans une situation paradoxale, où l'on ne peut attendre
que des jeunes défavorisés la possibilité de faire
changer les choses, mais en même temps, leur indocilité se
traduit par une violence sans adresse, par une attitude antinomique à
tout conflit / projet politique.
J.D répond par "l'autonomie",
càd, la capacité à avoir prise sur le monde, ce qui
implique d'être suffisamment outillé intellectuellement et
langagièrement, et donc, de ne négliger en rien la dimension
fondamentale de l'école qu'est la culture.
III L'école et la rue
H. M.-K. : L'école
est cette "institution qui s'intercale entre le monde et le domaine privé
que constitue le foyer pour permettre la transition entre la famille et
le monde" (Hannah Arendt, "la crise de l'éducation", in La crise
de la culture). Et entrer dans le monde, c'est devenir citoyen, entrer
dans l'espace du politique. Comment alors penser les liens entre société,
ou communauté civile, et espace politique?
Là, le débat s'est cristallisé
autour des notions d'"empowerment" et de "lobbying".
En effet, l'"empowerment", dont
il a déjà été question à propos de l'école
- rappelons que J.D proposait de placer ce processus au cœur du système
éducatif afin d'élever l'individu par le savoir - est également
mobilisée par J.D sous un angle proprement politique, comme stratégie
pour "faire société", soit comme moyen de briser une logique
de séparation, à partir de l'exemple américain. Il
affirme qu'en France, le pouvoir est de l'ordre de l'avoir, alors qu'on
peut comprendre, avec Hannah Arendt par exemple, le pouvoir comme le fruit
d'une association pour une action. L'empowerment existe en France, dans
le cadre notamment de politiques de la ville, avec l'aide aux devoirs,
les cours d'alphabétisation, la citoyenneté jeunesse... Ces
initiatives relèvent bien, en effet, de constructions de pouvoirs.
Mais ce sont toujours des pouvoirs descendants. Aux E.U en revanche, l'empowerment
part de la base, des citoyens eux-mêmes. J.D donne l'exemple des
"community organizers" qui aident les gens à organiser un pouvoir.
Ils prospectent dans un immeuble, listent les problèmes de chacun,
et aident les habitants à s'organiser en collectif pour régler,
par eux-mêmes, leurs propres problèmes ("problem solving").
Il rappelle ensuite que cette manière de faire société
est liée au « contrôle social », qui consiste
en un droit de regard sur les actions de ses voisins. Cela favorise certes
la solidarité entre habitants, mais a pour envers ce qu'on aurait
tendance à considérer en France comme de la délation.
Ce type de solidarité / contrôle est favorisé par la
configuration des espaces d'habitation américains (absence de clôtures).
Synthèse de questions : Mais
cette notion d'empowerment pose problème en ce qu'elle conduit à
penser l'individu comme une ligne de conquête. Que devient alors
le politique, surtout si l'on songe à cet exemple, à l'université
de Duke, qui présentait une exposition de photos féministes.
Chaque photo de femme était accompagnée d'un texte chargé
d'expliquer la cause de son adhésion au mouvement féministe.
Or, il était frappant de noter que tous les textes étaient
rédigés à la première personne et centrés
sur l'ego, sur des explications du type "je me sens mieux dans ma peau
maintenant que j'ai adhéré, je me sens plus forte". Comment
articuler cette sorte-là de "technique de soi sur soi" – car il
y en a d’autres - à l'idée du commun?
Ainsi, si l'exemple américain peut
apporter des idées de solutions pour briser une logique de séparation,
pour reconstruire un espace de civilité et un monde commun, il semble
qu'il reste toujours un hiatus entre des stratégies fondées
sur l'individu et/ou la communauté d’un côté, et le
"politique" de l’autre, qu'on a du mal à penser sans un minimum
de "commun", "d'intérêt général", càd
d'intérêt qui dépasse le particularisme d'un groupe
défini, qui puisse, en somme, s'étendre à un autre
groupe. C'est ce qui est apparu à travers la question du "lobbying",
qui mobilise des intérêts particuliers, pas de l’intérêt
général.
Pour J.D, la multiplication
de création de pouvoirs et de contre-pouvoirs que constitue le lobbying
pèse pourtant lors des élections. Il rappelle qu’en France,
nous ne concevons l'intérêt général, la volonté
générale que comme négation des intérêts
particuliers. Et aujourd’hui, l’intérêt général
est une notion technocratique qui ne consiste qu'en un savoir d'énarque.
Aux E.U en revanche, on ne présuppose pas l'intérêt
général, mais on se trouve dans une logique du compromis
et de la négociation constants.
Question de la salle : il ne faut
pas oublier que le lobbying est soumis en général à
une puissance économique, ce qui rend ce modèle inacceptable;
les lobbies ont en effet la possibilité de financer des partis,
ce qui est tout bonnement de la corruption.
Pour J.D, la véritable question
est celle de la création de solidarités . Il s'agit de rendre
possible, avec la création de pouvoirs venus du bas et qui puissent
peser, le passage des plus pauvres aux moins pauvres, de remettre en marche
l'ascenseur social. Et réintroduire de la mobilité suppose
nécessairement de sortir du registre de la passivité.
Question de la salle : Mais reste toujours
ce hiatus, cette question de savoir si la citoyenneté est cantonnée
au niveau du quartier ou du groupe. Autrement dit, l'espace politique ne
serait-il composé que d'un agrégat de diverses communautés,
de différents groupes de pression? Comment articuler citoyenneté
et communauté? Dans Faire société, J.D écrit
que "la citoyenneté ne peut s'avancer qu'au prix de l'extinction
communautaire". Comment comprendre le lobbying dans cette perspective?
Et comment alors, dans une perspective un peu différente, pourrait-on
concevoir la construction de la citoyenneté sans, d'une part, renier
l’identité qui vient de la famille, de la communauté d’origine,
et sans, d'autre part, tomber dans le "communautarisme"? On peut penser
ici à la crispation sur le voile, qui fait retour en ce moment.
J.D rappelle qu'aux E.U,
communauté et citoyenneté fonctionnent dans une relation
conjonctive. La question est d'orienter civiquement la communauté.
Pour cela, le développement communautaire requiert un maximum d'interethnicité.
Les conseils de quartier réunissent par exemple les associations
musulmanes du quartiers - musulmans arabes, africains, asiatiques etc.
- ce qui exige tout d'abord de la tolérance, afin de négocier
le bien commun. Le pouvoir construit par le quartier peut alors s'en rapporter
à la municipalité. C'est ainsi que le communautaire devient
un tremplin vers la citoyenneté, car si les citoyens ainsi constitués
en groupe veulent peser, ils doivent voter. Il rappelle encore qu'aux E.U,
la société civile est première par rapport à
la société politique (serment du May Flower), ce qui peut
expliquer cette manière de "faire société".
H. M.-K. : Ici, on peut être
d'accord pour affirmer qu'aujourd’hui, il ne peut plus y avoir de lien
social valide quand l'aspect communautaire est nié : avec la mondialisation
des mouvements de populaition à une échelle inédite,
c’est sûrement le « cas » historique dans lequel
nous nous trouvons, et cela exige une nouvelle pensée du lien social.
Mais reste une équivoque à propos de l'intérêt
particulier. Car le motif communautaire n'est pas pris exactement dans
l'opposition public / privé, qui s'est de plus sans doute
développée différemment en Europe et aux E.U. Pour
l'Observatoire, penser la civilité, c'est essayer de penser un plan
intermédiaire entre définition quasi biologique de soi-même
(soit toute individuelle, soit toute familiale, communautaire, et l’peut
la relier au biopouvoir) et monde (en tant qu'espace commun du politique),
ou bien entre privé et public, càd, un niveau de commun qui
ne happe pas totalement l'individu, et que pourrait aider à créer
l'école.
Pour J.D, la citoyenneté
est une élaboration progressive [il cite l'Essai sur la Révolution,
d'Hannah Arendt]. L'idée de communauté est un moyen de revisiter
nos modèles de citoyenneté; car la question est de trouver
comment réalimenter notre modèle de citoyenneté par
des influences.
Commentaire conclusif de Marion Mas,
rapporteur :
Cette table ronde a permis:
- de (re)prendre la mesure de l'importance
de la question de l'emploi dans la crise de l'école, avec l'analyse
de J.D en terme de docilité/impatience et de "retour sur l'investissement".
Mais aussi de rappeler qu'il faudrait se reposer la question de la fonction
de l'école: qu'attendons-nous du lieu, du rôle de l'école?
comment définissons-nous ce lieu, son rapport à l'extérieur?
Peut-être que la lecture d'Hegel (Textes Pédagogiques) pourrait
nous aider à réfléchir.
- La notion d'autonomie, telle que l'a
définie J.D semble également une piste intéressante.
- De s'interroger sur la question
de l'égalité, avec la question de devoir "rendre des comptes".
Là encore, c'est la question du rapport de l'école et du
dehors qui est en jeu.
- D'ouvrir des pistes sur la civilité
et la citoyenneté, avec l'empowerment et le lobbying, mais toujours
avec ce problème que ces 2 stratégies ne se superposent
pas exactement - il me semble en tout cas - à ce qu'on pourrait
appeler un espace politique commun, en ce qu'elles sont très centrées
sur l'individu / le particularisme du groupe.
L’Observatoire de l’éducation
remercie chaleureusement Jacques Donzelot
d’avoir bien voulu répondre
à son invitation et à ses questions.