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texte introducteur par Hélène Merlin-Kajman Pour
ouvrir notre table ronde, je voudrais, au nom de tous les membres de l’Observatoire
de l’éducation, vous présenter brièvement notre association.
Le texte qui suit constitue un prolongement du court texte introductif,
qu’ont lu, je pense, un grand nombre d’entre vous et que les autres trouverontsur
les tables. Rédigé avec la collaboration d’autres membres
de l’Observatoire, il a été discuté puis approuvé
lors de notre dernière réunion, même si j’y parle aussi
à partir de mon expérience personnelle. Et ce choix est un
peu à l’exemple de notre fonctionnement et de notre projet. Cette
idée selon laquelle il y a un rapport direct entre les défaillances
de l’éducation et celles du monde commun n’est pas particulièrement
originale, comme le prouve du reste la référence à
Hannah Arendt à qui j’emprunte ici l’expression de « monde
commun ».Si nous revendiquons
une originalité, ce sera seulement celle-là : s’il est vrai
que la défaillance de la socialité civile conditionne l’état
critique de l’éducation aujourd’hui, alors c’est au double niveau
de notre aptitude à faire société, et à soutenir
devant des enfants, de toute notre autorité d’adulte, le monde commun,
c’est à ce double niveau qu’il convient de situer la réflexion
et l’action. De
toute manière, nous ne cherchons pas vraiment, pas à tout
prix, à avoir des idées nouvelles, mais à rassembler
des idées pertinentes et surtout, à en tirer des conséquences
pratiques. Car c’est là une autre des convictions qui nous animent.
Le livre de Marie-Claude Blais, Marcel Gauchet et Dominique Ottavi paru
l’an dernier s’intitulait « Pour une philosophie politique de l’éducation
». Nous partageons avec leurs auteurs l’idée selon laquelle
repenser le lien entre démocratie et éducation constitue
« l’une des tâches les plus importantes de la philosophie politique
aujourd’hui ». Elle signifie à nos yeux une tâche
politique non moins importante : quitter le seul horizon des diagnostics,
et encore plus celui des anathèmes, et recevoir le diagnostic du
mal éducatif sous la forme d’une prescription dont nous sommes tous
les destinataires, sauf à cesser d’être des sujets politiques. Donc,
d’abord, très simplement, je vous dirai que nous sommes une quinzaine
de membres assidus, une quarantaine de participants occasionnels, c’est-à-dire
venus ponctuellement assister à une réunion, ou bien inscrits
sur la liste de diffusion par courrier électronique qui a pour but
essentiel de communiquer à tous les absents, quelles que soient
les raisons de leur absence, le résumé de nos réunions.
Nous nous réunissons en effet, depuis septembre, tous les mercredi
soir de 19h 30 à 21h 30 environ, dans les locaux de l’université
de Paris III – et je profite de la circonstance pour remercier chaleureusement
le président de l’université, Monsieur Bernard Bosredon,
de nous avoir donné l’autorisation de tenir cette table ronde et
ces réunions. Ce
rythme hebdomadaire n’a rien d’évident. Nous nous sommes aperçus,
en nous y obligeant parfois péniblement, que nous avions perdu le
sens du collectif à un point qui entame d’emblée notre aptitude
à nous réunir, et donc à protester, à agir
politiquement. Et je dis « nous » ici au sens où il
me semble que nous pouvons nous considérer comme un échantillon
représentatif, comme on dit dans les sondages. Passée une
séance d’où chacun sort très content de soi et des
autres, il suffit d’une parole un peu désagréable échangée
pour que le découragement ou la blessure narcissique aient rapidement
raison des bonnes intentions. Fonder, sans passer par une forme immédiatement
structurée, sans se donner un projet, une réalisation par
exemple – comme, je ne sais pas, organiser un spectacle, rédiger
un bulletin, etc. – sans se rattacher à une institution, un parti,
un lieu professionnel par lequel on se sente mandaté, eh bien, cela
donne le vertige, le vertige de l’arbitraire : à quoi bon ? de
quel droit ? en quelle qualité, etc.. S’ajoutent
les questions de certains proches, leurs doutes qui ne seraient pas graves
s’ils ne croisaient les nôtres, le soupçon jamais apaisé,
toujours renouvelé, que peut-être nous allons faire le jeu
de la droite en parlant d’autorité et de discipline, de violence
et d’irrespect, que nous sommes devenus des conservateurs, qu’il n’y a
rien de bien nouveau sous le soleil dans tout cela, que nos grands-pères
aussi se battaient dans les cours de récréation et entendaient
déjà le discours du « tout fout le camp, la jeunesse
n’est plus ce qu’elle était », etc. –, que les faits que nous
prenons en considération sont des épiphénomènes,
anecdotiques, infimes, qui font perdre de vue les grands mécanismes
de l’Histoire, que les vrais facteurs à considérer sont la
crise économique, le chômage, la discrimination sociale, sujets
nettement plus dignes d’un discours politique que nos petites peurs et
nos petites crispations devant telle insolence, telle brutalité,
telle grossièreté. Je
ne veux pas dire que ces interrogations ne nous paraissent pas légitimes.
Mais c’est précisément parce qu’elles le sont – parce qu’il
y a matière à débat – que nous voulons leur donner
un lieu, une scène. Il faut qu’elles sortent des conversations privées,
des discussions autorisées ou des algarades médiatiques.
Nous ne sommes certes pas contre les questions, fussent-elles désagréables,
mais contre un certain style : ce climat général de scepticisme,
ou de dérision, ou de désenchantement qui fabrique de l’inertie.
Inertie à mon sens inversement proportionnelle à cette mobilisation
du très court terme qui a projeté des centaines de milliers
de personnes dans les rues entre les deux tours des présidentielles
pour dire non à Le Pen. On le voit bien à l’atonie générale
de l’opinion aujourd’hui, il y a eu, dans cette action-là, et dans
l’éloge démesuré de la jeunesse qui l’a accompagnée,
quelque chose de médiatique. Aussi ne faut-il pas se reposer sur
ce grand sursaut de morale civique, ce grand élan républicain.
Si on ne le relaie pas, il n’aura peut-être pas lieu une deuxième
fois si, dans les années qui viennent, nous devons nous retrouver
dans le même genre de cas de figure. L’imaginaire
du coup médiatique nous guette dangereusement. Aussi, avoir
réussi à nous réunir toutes les semaines sans «
coup » à l’horizon, est pour nous un motif de fierté
: cela nous paraît un pas très important, aussi minuscule
que soit notre nombre et aussi courte que soit notre histoire jusqu’à
présent, sur le chemin que nous voudrions défricher de la
réappropriation ou de la réassurance, je ne sais comment
dire, du monde commun, réappropriation ou réassurance sans
laquelle nous ne pouvons prétendre éduquer. Du moins est-ce
l’hypothèse, qu’on peut trouver un peu vague et trop morale, sur
laquelle je voudrais simplement insister aujourd’hui. Un
certain nombre de membres, pendant les discussions concernant l’opportunité
ou non de cette table ronde, sa précocité, la nature programmatique
ou non de ce texte-ci, ont formulé l’inquiétude suivante
: nous ne sommes pas prêts, nous ne sommes pas encore assez d’accord,
nous n’avons pas encore une voix commune. L’idée qui a fini par
prévaloir est la suivante : évidemment nous ne sommes pas
prêts, mais il ne s’agit pas pour nous de nous présenter comme
un groupe fort d’une expertise et prêt à parer à tous
les coups, un groupe qu’on ne pourrait pas prendre en défaut ! Nous
ne cherchons absolument pas à paraître inattaquables. Ce n’est
pas sur ce terrain-là que nous voulons nous situer. Non, nous ne
sommes pas prêts. Mais il y a urgence, et comme éducateurs
professionnels, nous nous considérons bien placés pour alerter,
percevoir l’ampleur des défaillances de l’éducation et la
gravité de leurs conséquences. Pour
ce qui me concerne, l’idée de fonder un collectif autour des questions
d’éducation m’est venue progressivement à l’intersection
de mes propres réflexions et inquiétudes, de mes propres
expériences d’enseignante du secondaire puis du supérieur
et aussi de mère n’ayant pas vécu la parentalité comme
une lettre à la poste, loin s’en faut, et enfin des conversations
que j’ai régulièrement avec d’anciens étudiants devenus
enseignants du secondaire. Depuis que j’enseigne dans le supérieur
au niveau des concours, ils me font part des difficultés rencontrées
dans leurs classes, et de leur détresse, de leur colère face
à l’indifférence ou au déni qu’ils rencontrent quand
ils en parlent, notamment, mais pas exclusivement, dans les IUFM où
ils sont censés recevoir une formation pédagogique l’année
de leur stage. Déni, ou conseils aberrants, du type : dans une classe
difficile, appuyez-vous sur l’élève qui vous semble un leader,
et faites-en sorte que ce soit lui qui fasse la discipline à votre
place. Mais ce sont des aspects sur lesquels je ne m’attarderai pas, puisque
l’exposé suivant va y revenir. Ce
qui m’a également tout de suite frappée dans ces échanges
avec ces jeunes profs, c’est l’énorme contraste entre leur volonté
d’enseigner, l’enthousiasme où je les vois l’année où
ils préparent les concours, souvent même leur désir
d’aller enseigner dans des conditions difficiles, et le choc que la réalité
représente pour eux. Un des résultats de tout cela, ce sont
les démissions, des démissions qui à mon sens n’auraient
pas dû exister. Ceux qui ont démissionné avaient à
mes yeux toutes les qualités qu’on peut en droit attendre d’un enseignant.
Simplement ils n’étaient pas des saints, et pour une raison ou une
autre, ils ont rencontré un niveau de difficulté un peu supérieur
aux autres, ou un peu supérieur à ce qu’ils pouvaient personnellement
endurer, ce qui a, par rapport aux autres, représenté la
goutte d’eau qui les a fait se retirer. Il
y a là quelque chose à mon sens sur quoi il conviendrait
de réfléchir : le terrible piège que fabrique, pour
tout le monde, l’image magnifiée de l’enseignant missionnaire partant
enseigner les déshérités, les laissés-pour-compte
de la société, et capable d’inverser, au moins dans sa classe,
une injustice sociale supposée s’alimenter au premier chef à
l’élitisme culturel de notre société, c’est-à-dire
à l’école elle-même. Piège mental qui idéalise
les victimes et les conforte dans l’agressivité impuissante, il
rend impuissant aussi ces mêmes enseignants qui ne savent plus comment
lutter, puisque c’est contre leur propre image qu’il leur semble devoir
lutter, une image qu’ils contribuent à noircir et qui pourtant leur
colle à la peau dans le regard des élèves. Déjà,
dans La Police des familles, en
1977 donc, Jacques Donzelot notait cette tendance de la doxa éducative
de l’époque : « Le parent est sommé en permanence de
lutter contre un ennemi qui n’est autre que lui-même ». Cette
phrase m’a personnellement beaucoup touchée, car je sais bien que
j’ai commencé à enseigner, que j’ai été mère,
habitée par cette conviction. Mais le terrible, c’est que les théories
de Philippe Meirieu lui ont donné une extension inédite en
inventant la catégorie de l’adultité, ce fascisme
intérieur dont selon lui tout adulte est habité par le seul
fait de vouloir éduquer un enfant. Il
y a là, selon nous, une grave erreur d’analyse. A nos yeux, si le
monde social est menaçant, ce serait plutôt à cause
du manque d’adultité, si l’on tient à conserver ce terme.
Et ici, ne faut-il pas prendre à la lettre les analyses d’Hannah
Arendt, pour qui l’enfant étant « pauvre en monde »,
on doit le lui donner ; « pauvre en monde », mais riche de
potentialité révolutionnaire : « C’est justement pour
préserver ce qui est neuf et révolutionnaire dans chaque
enfant que l’éducation doit être conservatrice », écrit-elle.
Si bien que refuser aux enfants un monde commun qui ne peut exister sans
l’autorité des adultes, c’est dangereusement affaiblir les forces
sociales de changement. Or ce qui, de nos jours, majore gravement les injustices
sociales, n’est-ce pas la décomposition du lien social et le recul
des luttes politiques qui en est une conséquence, la perte de confiance
dans la représentation, la représentabilité des situations
de domination, leur absence de prise en charge par de l’organisation collective
; et parallèlement, l’exaltation de la débrouillardise individuelle
qui conduit à banaliser la corruption comme stratégie sociale
? Là encore, l’Ecole et l’éducation ont leur part de responsabilité.
J’y reviendrai. Il
arrive bien sûr que certains enseignants débutant aujourd’hui
dans l’enseignement y trouvent un épanouissement immédiat,
pour, me semble-t-il, trois sortes de raisons dont il faudrait prendre
la mesure : soit ils se trouvent dans des établissements encore,
disons, traditionnels ; soit ils travaillent au sein d’une équipe
pédagogique active, cohérente et ferme sur ses principes,
soutenue par l’administration de leurs établissements – et Monsieur
Alain Giry me confirmera tout à l’heure si cette vision des choses
est exacte - ; soit enfin ils font preuve d’une inventivité, d’un
charisme particuliers. A l’Observatoire, et il n’y a nulle ironie dans
ce que je vais dire, nous saluons ce genre d’investissement exceptionnel
de certains enseignants : mais nous pensons que la généralisation
de ce modèle est utopique, peut-être même pas souhaitable
comme modèle, bref, que ces enseignants sont certainement
un bonheur pour leurs élèves, une chance ! mais n’ouvrent
aucune perspective politique au mal éducatif. Mais
évidemment, ce qui a emporté la décision, la mienne
et celle de jeunes enseignants particulièrement en colère
contre l’impuissance à laquelle ils se sentaient condamnés
pour les raisons que je viens d’évoquer, c’est la terrible progression
du vote lepéniste lors des présidentielles, et le débat
qui s’en est suivi sur la médiatisation des faits d’insécurité,
sur l’idée que le sentiment de l’insécurité était
le produit d’une manipulation de la droite.Or,
à nos yeux, l’insécurité n’est pas un simple épouvantail
de la droite. Nous pensons qu’elle a, entre autres causes, une explication
qui nous renvoie à cette question couplée de l’éducation
et de la socialité civile : l’instabilité des « figures
» parentales, magistrales, enfantines, etc., la difficulté
à partager des règles communes ou même à en
concevoir la nécessité, nous paraît induire une sorte
de discorde généralisée qui n’est malheureusement
en rien une conflictualité politique. Cette discorde alimente des
pratiques, fabrique des injustices pour certaines bien réelles et
pour d’autres imaginaires, et génère ainsi en chacun de nous
de la souffrance et de l’agressivité, bref, fait grandir le sentiment
d’insécurité par lequel nous sommes tous plus ou moins
gagnés. Plutôt
que de nier ce sentiment d’insécurité, de détresse,
nous avons décidé d’en faire un signal authentiquement politique,
convaincus que l’Ecole est un excellent microcosme à partir duquel
exercer un regard critique sur le monde social, non pas selon ses divisions
sociologiques, mais dans son tissu même. Qu’elle constitue un des
points névralgiques de la crise du politique qui est aujourd’hui
la nôtre, un des foyers qui, de façon invisible et sans doute
très paradoxale, pour des motifs contradictoires que nous aimerions
comprendre, alimente le développement continu de l’extrême-droite
en France depuis vingt ans. En
juin dernier, lorsque nous avons commencé à nous réunir,
nous voulions en particulier combattre l’espèce de loi du silence
qui règne bien souvent dans les établissements sur les faits
de violence ou d’incivilité grave qui affectent leur quotidien,
convaincus que cette loi du silence portait davantage préjudice
à la justice sociale, faisait plus « le jeu de la droite »,
que leur divulgation. D’autant que ce silence nous retire tout moyen
de reconnaître le « mal éducatif » dont souffrent
nos sociétés, de le décrire, de l’expliquer. Il est
frappant à cet égard de lire le récit d’une expérience
de lutte contre la violence dans une « cité » de Seine-Saint-Denis,
où cette violence avait atteint en 1992 un niveau insupportable.
Il date de 1998 et s’intitule La Cité des poètes. Comment
créer une dynamique de quartier face à la violence ?.
Il insiste beaucoup sur ce qui a été la clef du renversement
de la situation, à savoir (p. 20) « la reconstruction d’un
rapport dissymétrique entre le jeune et le
policier, l’instituteur, le chauffeur de bus, voire le commerçant.
» Le
passage consacré à la coopération avec l’école
s’ouvre sur cette remarque : « La reconnaissance des difficultés
et la volonté d’y remédier sont des conditions préalables
à la réflexion partenariale. Dans de nombreux établissements
encore, la réalité des problèmes est affadie, dissimulée
ou même niée ». La lutte est donc passée par
la parole des enseignants. Une enseignante du collège dit : «
Je vois vraiment des trucs qui m’affolent. Les insultes aux profs, c’est
nouveau aussi, jusque-là les enseignants étaient relativement
épargnés ». 1998
: c’est accablant pour la politique ministérielle, pour le discours
des pédagogues, qui depuis n’a cessé, relayé par certains
médias, d’intensifier le discours contre les enseignants, leur autoritarisme
désuet, leur culture archaïque, comme si tout le mal venait
d’eux. Or,
l’opinion publique ne prend connaissance que d’une toute petite partie
de ce qui arrive dans les établissements scolaires, et uniquement
sous ses formes les plus spectaculaires. Une logique relie la médiatisation
extrême de ces faits, et l’arsenal répressif tout aussi spectaculaire
de la droite. Certes, désormais, on sait qu’il y a de la violence
à l’école : mais ce nouveau savoir est à peine moins
falsificateur que la tendance au silence précédente. Car
premièrement, il donne à penser que, le mal provenant d’individus
délinquants, la solution peut s’individualiser aussi, notamment
dans la répression. Ensuite, loin de clarifier les rôles,
il confirme la confusion entre pouvoir et autorité : car on assiste
ainsi au transfert de l’autorité du prof à celle du policier,
ce qui au passage risque de favoriser, chez certains enseignants déboussolés
ou aigris, ou simplement eux aussi brutaux, le retour à un certain
type d’autoritarisme. Ceci ne nous aidera pas à sortir de l’alternative
stérile autoritarisme/laxisme. Et
ce n’est pas seulement d’un transfert d’autorité du prof au policier
qu’il s’agit, mais aussi de celle des parents. Je ne veux pas tant parler
des parents des mineurs délinquants : mais de tous les parents que
cette réponse répressive très ciblée, très
individualisée, aveugle sur leur propre responsabilité dans
ce phénomène. Je m’explique : est-il normal que les adultes
que nous sommes assistions sans broncher à des agressions, pas forcément
physiquement violentes, mais qui n’en sont pas moins des agressions, provenant
d’enfants ou adolescents, comme c’est devenu chose courante dans les espaces
publics ? Comment ce phénomène banal, qui fait que nous ne
savons pas prêter assistance ni aux enfants ou jeunes agressifs
ou autodestructeurs (par exemple, adresser une remarque à des gamins
de dix ans qui boivent de la bière ou qui fument), ni aux enfants
ou jeunes agressés, comment
ce phénomène banal ne renforcerait-il pas le sentiment de
toute puissance des uns et d’impuissance des autres, et plus généralement
la perception que décidément, non, il n’y a pas de monde
commun ? Et
c’est pourquoi nous pensons qu’il faut cesser d’incriminer les banlieues
ou les établissements « chauds », comme si le problème
était circonscrit,exclusivement
économique ou urbain. Certes, il est tout à fait évident
que certaines cités de banlieue sont devenues des territoires enclavés
et littéralement abandonnés par une société
à deux vitesses, comme on dit. Mais les frontières éducatives
sont poreuses au moins à deux niveaux, qui organisent autant de
connivence inconsciente que de malentendu haineux – l’un alimentant l’autre. On
souligne souvent le choc que représente, pour les familles africaines
récemment émigrées, la distance incommensurable entre
les modes d’éducation africaine par le groupe social entier, et
la famille occidentale à qui incombe essentiellement la responsabilité
éducative. De ce fait, les familles africaines laissent l’enfant
à la rue en espérant qu’ainsi il s’intègrera plus
vite, et quand les parents sont non francophones, l’enfant est du reste
celui sur qui retombe souvent la charge des relations avec l’extérieur,
administrations, systèmes sociaux, etc. Mais parallèlement,
du côté de ceux qui n’ont pas cette histoire de l’émigration
récente, la famille a cessé d’être aussi clairement
centrée sur la responsabilité parentale, sans que nous ayons
pour autant transféré cette charge à la vie publique,
à l’ensemble des autres adultes. Il est frappant par exemple que,
dans les familles sans problème d’insertion d’aucune sorte, nous
ayons délégué à nos enfants un grand nombre
d’initiatives comme d’organiser eux-mêmes, et ceci de façon
très précoce, dès cinq-six ans selon mon expérience,
leurs loisirs, leurs sorties, leurs rendez-vous avec leurs copains, parfois
sans que les parents des intéressés se soient même
parlés. Le parallèle est peut-être obscène.
Il me semble pourtant qu’à ce niveau-là – c’est-à-dire
notamment dans une cour d’école, une connivence extrêmement
négative se crée. Les parents prennent l’habitude de se retirer
de la vie des enfants. Nous, parents privilégiés, nous appelons
cela l’autonomisation de nos enfants : et nous montrons du doigt les autres
parents, que que nous appelons démissionnairess. Car bien sûr,
c’est fatalement les enfants des autres qui sont violents et agressif.
Les nôtres sont autonomes. Un
point important me reste à préciser. Nous avons rédigé
il y a deux semaines un communiqué de presse que nous avons commencé
à diffuser. L’association Reconstruire l’école, qui
lutte pour faire retrouver à l’école sa fonction de lieu
de transmission du savoir, a immédiatement répondu en nous
posant une série de questions très légitimes.Je
n’en retiens qu’une, concernant notre position sur la loi du 10 juillet
89 et de ses décrets d'application, notamment la quasi-interdiction
des redoublements. Cette mesure a deux effets très négatifs
: un effet qui concerne le fameux « niveau » des élèves,
et déconnecte l'école de l'enseignement, puisqu’elle ne sanctionne
plus un apprentissage: il s’agit là de laquestion
du rapport au savoir. Et, à l’Observatoire, nous sommes partagés
sur cette question. Mais nous voudrions privilégier une autre approche
: cet empêchement resque systématique du redoublement a des
effets qu'on pourrait dire de corruption passive – et les commissions d’appel
peut-être plus encore : les enfants, et, au-delà d'eux, les
parents, déconnectent leurs actes de tout sentiment de règles
collectives. Ce qui signifie à mes yeux que le lien social s'en
trouve encore plus fragilisé. Ceci
nous ramène encore à la question du monde commun, de la socialité
civile. Dans Pour une philosophie politique de l’éducation,
Marcel Gauchet rapproche la situation éducative de la situation
psychanalytique, parce que, dit-il, toutes deux sont fortement ritualisées
et ont pour fin l’émancipation d’un sujet en se fondant sur le «
mystérieux et tout-puissant ressort de la présence.
» « La proximité parle », ajoute-t-il : «
nous ne pouvons nous passer de nos pareils pour instruire ». D’où
sa conclusion : l’hypothèse de remplacer un jour les enseignants
par des ordinateurs est un leurre. Mais
la proximité ne parle pas toute seule, ou bien elle peut
« parler » selonplusieurs
langages : celui de la violence, par exemple, du corps à corps.
Pour permettre une socialité civile, la proximité doit respecter
un certain espacement entre les êtres, s’organiser selon une certaine
scénographie
publique qui préserve l’intimité,
l’individualité du sujet et son caractère inviolable. Hannah
Arendt pensait que c’était toute la dimension scénographique
de la vie publique qui avait disparu dans les démocraties de masse.
Et pour réinventer de la scénographie publique – ce que nous
appelons civilité -, eh bien, la situation psychanalytique
n’est peut-être pas le bon modèle. En revanche, nous pensons
que la situation d’enseignement – où du collectif est évidemment
en jeu – constitue une entrée paradigmatique dans le problème. Vous
comprendrez maintenant mieux pourquoi nous avons choisi de nous réunir
toutes les semaines. Nous avons été tentés par une
périodicité moins lourde, relayée par internet par
exemple. Finalement, nous avons exclu la possibilité de débattre
par courrier électronique. Nous n’avons retenu de l’outil informatique
que le fonctionnement suivant : chaque séance fait l’objet d’un
résumé diffusé à tous ceux qui ont, à
un moment ou à un autre, exprimé le désir d’y figurer.
Cette inscription n’est pas conditionnée par l’adhésion à
l’association : vous pouvez donc, si vous le souhaitez, soit adhérer,
soit exprimer le désir de recevoir ces résumés. C’est
dans un même état d’esprit que nous avons décidé
d’organiser régulièrement ces tables rondes du samedi après-midi
: nous vous proposons en effet de nous retrouver à intervalles réguliers
– tous les deux ou trois mois, nous pourrons en discuter tout à
l’heure – autour d’intervenants concernés directement par des questions
d’éducation soit en raison de leur savoir ou de leur recherche,
soit en raison de leur pratique, soit pour ces deux raisons à la
fois. La prochaine séance aura lieu le samedi 26 avril, et Jacques
Donzelot, qui a eu un empêchement pour aujourd’hui, sera cette fois
parmi nous. Elle tournera autour du thème « La famille et
la rue ». Nous commencerons toujours par une présentation-bilan
de nos travaux hebdomadaires et aussi par une synthèse de la table
ronde précédente : si les intervenants désirent nous
donner leur intervention – ou un cannevas de leur intervention – ce serait
évidemment très bien ; mais sinon, nous nous chargeons d’en
faire un résumé ainsi que des débats. Nous espérons
ainsi, au fil des semaines, au fil des tables rondes, trouver les idées,
les propositions, les mots justes pour progressivement interpeller l’opinion
en passant par les associations etles
individus autant que par les institutions. C’est
en ce sens que nous avons évoqué dans notre texte, «
parallèlement à des revendications légitimes adressées
au gouvernement », l’horizon d’ « une espèce d’auto-gestion
éducative ». Denis Salas, magistrat et ancien juge pour enfants,
qui a préfacé le récit que j’évoquais tout
à l’heure, écrivait, à propos des cités enlisées
dans la crise économique et symbolique, la violence, la misère
: « Aujourd’hui, dans ces quartiers, l’Etat ne peut à lui
seul faire face à la dérive des institutions “lourdes” que
sont l’école et la famille qui n’instituent ni n’encadrent plus
des groupes entiers […] L’impuissance de ceux à qui nous confions
la gestion de la cité à endiguer la détérioration
de la vie sociale restitue aux citoyens eux-mêmes le soin de la repenser.
» Il
nous semble que ce constat doit s’étendre à l’ensemble de
la Cité. C’est-à-dire à nous tous. Hélène Merlin-Kajman
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