Table ronde du 1er mars 2003
"L'affreux Jojo", texte collectif lu
par Lambert Dousson
Le
texte que je vais lire est le fruit d’une collaboration entre plusieurs
membres de l’Observatoire de l’éducation. Terminé hier, il
n’a pas eu le temps de recevoir l’approbation collective, si ce n’est dans
son projet même. N’y cherchez pas la voix de l’Observatoire, ce n’est
pas un manifeste, mais juste peut-être l’exemple d’un exposé
analogue à ceux qui lors de nos réunions servent d’amorce
à nos discussions.
Le film de Nicolas Philibert, Etre et avoir,
d’un genre hybride, à la fois fiction et documentaire sur grand
écran, a connu un succès inattendu, et a suscité le
débat. Nous voudrions ici aborder la question de sa réception.
En effet, il réapparaît souvent, et parfois de manière
subreptice, à travers d’autres discours sur l’école. Soient
deux exemples brefs : dans la page du Monde daté du 14 janvier
2003 consacrée à l’ennui à l’école désigné
comme cause de la “ violence scolaire ”, une solution était proposée
à travers l’exemple d’un collège exéprimental où,
regroupés en toutes petites structures mobiles, “ les élèves
“ blessés ” se réconcilient avec l’école ”. Dans l’article,
un professeur affirmait être dans “ la situation de l’instituteur
d’une classe unique ”. Il paraît probable que la référence,
peu habituelle, lui venait du succès récent d’Etre et
avoir. Deuxième exemple : lors d’une récente séance
de formation IUFM, le film de Nicolas Philibert s’est vu valorisé
en ce qu’il donnait à voir des “ rituels ”, terme dans lequel on
peut reconnaître un écho aux rituels recommandés par
Philippe Meirieu dans ce qu’il appelle “ la construction de la Loi ”. Autrement
dit, l’expérience due avant tout à la personnalité
d’un acteur et la spécificité d’une situation a été
assez rapidement érigée en modèle.
Pour
lancer la réflexion, on s’appuiera d’abord sur une réaction
de spéctateur surgie à un moment stratégique du récit.
Souvenez-vous : Jojo, personnage icône du film, se lave les mains
sous l’attention bienveillante de son instituteur Monsieur Lopes : le pouce,
l’index, le “ najeur ”, l’annulaire et …“ l’horizontal ”. c’est
le duo des personnages principâux, si l’on veut. Scène décisive
aussi pour la carrière du film : visiblement, elle devait en effet
marquer les esprits, elle ne pouvait que faire réagir. Et elle a
tenu ses promesses.
Elle
marque,
elle vous aura sans doute marqué aussi, non pas cependant sur le
mode d’un coup de théâtre, d’un trait spectaculaire, mais
plutôt sur celui d’une exemplarité discrète : c’est
cette scène, en effet, qui offre au film son affiche. C’est de cette
scène encore que l’on tire la majorité des images qui accompagnent
textes de présentation et commentaires. C’est celle-là même
que l’on choisit le plus souvent de rediffuser dès lors que l’on
est amené à évoquer le film de Nicolas Philibert.
Tout ceci pour dire que par là elle s’est vue attribuée une
valeur paradigmatique immédiate, et peut-être incontournable.
Au
côté de l’un de nous se trouvait une dame d’une soixantaine
d’années, accompagnée de sa petite fille et qui, visiblement
émue, s’est exclamée : “ Quelle patience! ”. Il s’agissait
là de saluer, c'est-à-dire avant tout d’évaluer, l’attitude
de cet instituteur (l’attention offerte, le temps consacré) face
à une forme d’épreuve, la réitération
de la leçon.
Pourquoi
se focaliser sur cette réaction? C’est que, au-delà peut-être
de son caractère presque désuet, son décalage
fait question. En effet, si l’on met en rapport l’exclamation et la scène
qui la motive, quelle réaction devrait-on attendre devant les scènes
autrement plus éprouvantes que vivent presque quotidiennement certains
enseignants du second degré - situations désormais banales,
où la constance voire la résistance du prof est d’autant
plus mise à l’épreuve. Il serait trop aisé d’évoquer
ici la violence physique extrême (mais, soulignons-le, pas forcément
exceptionnelle), qui nourrit la rubrique “ faits divers ” et à partir
de laquelle, presque exclusivement hélas, les experts réfléchissent,
légifèrent, “ réglementent ”. Non, la réalité
qu’il faut ici convoquer, c’est au contraire celle du quotidien, de notre
quotidien, ce qui ne transpire même plus une fois passées
les portes des salles de cours, ce dont on ne parle pas ou plus dans les
salles des profs, ce qui est absolument banalisé - aussi banal que
le fait de se laver les mains. Elèves qui refusent obstinément
d’ôter leur manteau, leur casquette, leur bonnet, de poser leur sac
à dos, qui se battent ou s’insultent d’un bout à l’autre
de la salle, qui toutes les secondes tombent de leurs chaises, téléphones
portables qui sonnent, bruitages de masturbation tout particulièrement
réservés aux jeunes enseignantes, etc…
Mais
quels mots pourraient alors saluer l’attitude de ces enseignants-là
devant ces classes-là ? Quelle commune mesure pouvons-nous
dès lors invoquer? Bref, quand on dit “ Quelle patience! ” devant
la scène où Jojo se lave les mains, quel imaginaire se fait-on
de l’enseignement ?
D’abord,
se joue sans doute quelque chose de très profond et de très
ancré en chacun de nous, une forme de reconnaissance, qui prend
l’aspect d’une réminiscence, donnant cette impression d’évidence
du déjà vécu devant une scène qui fait immédiatement
figure.
Ensuite,
et paradoxalement, l’exclamation rend présente toutes les scènes
négatives où on ne peut pas ou plus dire “ Quelle
patience! ”. Un rendez-vous avec prof, une convocation avec le CPE entérinent
au contraire l’absence de patience, la rupture de la communication
harmonieuse entre l’éducateur et le duo élève / parent.
En
effet, si le lien entre ces deux représentations est la figure du
prof dont le modèle est non seulement donné par Monsieur
Lopes dans le film, mais encore et surtout reconnu à travers
lui, alors on peut comprendre que le mécanisme par lequel cette
spectatrice éprouve au mieux de la déception et sans doute
plus logiquement de la révolte, fondée sur une incompréhension
due à cet écart, ce contraste sans lien : “ pourquoi cela
fonctionne-t-il avec cet instituteur et pas avec les profs de mes enfants
ou de mes petits-enfants ? ”.
La
réponse est aisée à trouver. Elle consiste à
faire retomber la responsabilité sur les enseignants. Cette culpabilisation
renvoie à la dégradation constante de l’image de l’enseignant,
inlassablement pointé comme la clef de l’échec scolaire,
le condensé de “ l’adultité ” perverse, dénoncé
pour sa “ culture scolaire ”, c’est à dire son conservatisme frileux,
son égoïsme, son autoritarisme, son occidentalisme figé,
etc. Cette image se reflète sur le corps enseignant, qui devient
lui-même acteur de sa dépréciation. Il est probable
qu’elle agit aussi sur les membres de l’administration des établissements
scolaires. Elle agit enfin comme un miroir déformant sur l’opinion
publique. Ainsi s’accumulent une multitudes d’images stéréotypées
sur l’enseignant : le fonctionnaire accroché à sa retraite
et qui fait sa manifestation mensuelle pour demander toujours plus de moyens,
la victime isolée de “ l’incivilité ” d’un élève,
le “ plaignant ” de cette parodie de procès que constituent de plus
en plus aujourd’hui les conseils de discipline, etc… Toutes ces images
sont réappropriées par des discours multiples, celui des
media, des pédagogues, si bien que la parole des enseignants eux-mêmes
se voit condamnée au silence ; si bien que, derrière toutes
ces images, l’enseignant et sa réalité vécue demeurent
introuvables. Cette accumulation bloque toutes les analyses. Et ici, aussi
approximatif qu’en soit le diagnostic, nous avons tout de même le
sentiment qu’il s’agit bien de la constitution d’un authentique bouc émissaire,
sur lequel peut se faire l’accord aussi bien des sensibilités de
droite que de gauche. Et c’est sans doute la raison pour laquelle il marche
si bien : il permet d’éluder la question politique de l’éducation.
Mais
là où l’écart s’accentue, c’est quand on en vient
à examiner précisément quelle est la scène
qui sert de modèle. Une scène où Jojo se lave les
mains. Est-ce une situation d’apprentissage, d’éducation? Oui, sans
doute. Est-ce une scène scolaire, d’enseignement? Rien n’est moins
sûr. Si éducation et enseignement semblent ici se rejoidre
- car en se lavant les mains on révise les noms des doigt -, ce
n’est cependant pas une scène d’apprentissage scolaire, mais une
scène d’éducation. Autrement dit, il se joue ici quelque
chose dans l’articulation entre éducation et enseignement, dans
la continuité de la fonction hygyénbiste de l’école
de Jules Ferry. Mais dans la manière dont ce face à face
entre ces deux individus est filmé, on est porté à
croire qu’il s’agit là d’une substitution de l’enseignant à
la fonction parentale. Ainsi, ce que l’on admire ou même applaudit,
ce ne serait pas tellement le prof dans une situation scolaire, mais une
configuration particulière qui prend un modèle parental dans
un contexte typique, et qui induit une situation de confusion ou de réversibilité
possibles entre les deux figures ou positions de parent et d’enseignant.
C'est dire que l’enseignant ici devient un super parent patient, compétent,
qualifié, remplissant le rôle de l’éducateur par excellence.
Dès lors, le succès d’Etre et avoir révèlerait
la mise en scène d'un Idéal particulier du métier
d'enseignant, à savoir :
1.
une figure du père à mettre en relation avec la mise en scène
d'une école-cocon qui serait une expansion du “ chez soi ”.
2.
une position de dévouement sacerdotale mettant en scène de
manière quasi-sacrificielle le rôle et la figure du missionnaire,
avec ce que cela comporte d'abnégation : la disparition d'un espace
privé, la confusion de l'homme et de la fonction. Souvenez-vous
que l’on ne connaît ni femme ni enfant à M. Lopes.
3.
le cumul des fonctions et des positions par rapport à l'enfant :
pédagogie, justice, surveillance, comme un grand nombre de scènes
nous le révèlent. Par exemple lors du conflit entre Olivier
et Julien.
4.
le fantasme d'une relation fortement individualisée entre un sujet
et un autre sujet, l'idée d'une “ pédagogie différenciée
”, à savoir cette méthode thématisée et formalisée
par Philippe Meirieu consistant à adapter et individualiser les
parcours et où l'élève serait presque en autonomie.
Dans un entretien avec Nicolas Philibert, ce dernier affirmait que la classe
unique forçait l’instituteur à adapter constamment ses pratiques
pédagogiques. Or, c’est exactement ce qu’on attend d’un enseignant
dans une classe de niveau hétérogène. L’image d’un
enseignant attentif à chacun de ses élèves d’une manière
individuelle, outrepassant sa fonction d’enseignant pour toucher à
l’affectif des enfants, à leur dimension sociale, est implicitement
proposée en modèle pour des parents qui souvent ne peuvent
pas imaginer la réalité d’une classe de collège ou
de lycée à 30 ou 35 élèves, et pensent que
l’enseignant est à chaque instant disponible pour chaque enfant,
en particulier pour le leur. Dès lors se voit de nouveau reconduite
cette image de l’éducation comme relation entre deux individus coupés
du monde, d’où le collectif (la classe, la cité) est absent.
4.
Enfin, une position tragique : qu'advient-il lorsque les enfants s'en vont...
? Béance qui s'ouvre lorsque la classe libère les enfants
qui partent…
Par
contraste, ce que l’on montre des parents, en particulier dans la scène
des devoirs de mathématiques qui convoque progressivement toute
la famille de Julien autour d’une multiplication, c’est avant tout leurs
limites, leurs maladresses, précisément leur impatience.
Or,
Lors d’une conférence donnée par Nicolas Philibert sur son
film, celui-ci a avoué que la scène des devoirs était
en fait une mise en scène largement jouée. Lors du tournage
en effet, il devait venir filmer les devoirs, mais quand il est arrivé,
ils étaient faits : il a donc fallu redonner une multiplication,
pour le film... [Si la suite de la scène prouve que les acteurs
se sont pris au jeu, ce détail pointe le caractère parfois
choquant parce que voyeur ou intrusif de la caméra, comme l’ont
révélé plusieurs personnes dans la salle. Le réalisateur
y a répondu en mettant en avant la discrétion de la caméra
pendant le tournage et la bonne acceptation de l’objet par les enfants
ou leurs familles, acteurs volontaires du film, grâce à une
relation de confiance qui s'était construite dans la durée.
C'est ainsi que s'est, semble-t-il, construit en amont du film un rapport
au réel certainement riche, mais ambivalent, entre discrétion
et intrusion bienveillante. Par ailleurs, Nicolas Philibert insiste énormément
dans son discours (débats, interview) sur la subjectivité
de son regard, sur la dimension fictionnelle de son travail.][1]
Cette
confusion assumée entre documentaire et fiction, entre subjectivité
et objectivité, fait sans doute partie des charmes les plus forts
du film et explique son emprise sur les spectateurs : le film crée
un effet d'empathie secrète qui évite de poser la question
de l'engagement politique et de l'objectivité du documentaire. Cela
a des effets euphorisants, mais aussi anesthésiants : lors de cette
même conférence, nous avions été frappés
par le consensus d'une large partie de la salle dans l'appréciation
du film, consensus manifesté par un immense plaisir. Il faut alors
se demander si ce plaisir ne procède pas de cette effraction discrète
et confortable dans le privé, l'intime de cette classe-famille,
et s’interroger sur les effets de subjectivation qu'elle permet chez le
spectateur, qui rejoue et projette volontiers à son tour ses fantasmes
dans le film. On est ainsi introduit à une scène privée,
non pas à un débat public.
Bref,
Cette figure de super-parent, qui ouvre sur un indéniable plaisir,
débouche donc sur une alternative simple : accusation du prof ou
cupabilité du parent. Alternative qui d’ailleurs peut se résoudre
dans la complémentarité des sentiments, puisque souvent culpabilité
et accusation fonctionnent de pair.
Pour
accroître encore cet écart entre la scène de Jojo et
notre quotidien, la préparation au départ en collège
consitue dans le film le moment où du réel s’instaure et
du social se représente, en rupture violente avec l’Eden du village.
Ce passage au collège, on ne le verra pas : il est seulement annoncé
et anticipé par les futurs collégiens, lors de la visite
au CDI et et de l’épreuve du self, quand la classe entière
se rend à la ville pour prendre connaissance du collège sous
la houlette de M. Lopes, figure du bon pasteur entouré de ses brebis
villageoises. Mais le chox viebnt surout du discours du maître décrivant
le collège aux grands du CM2, car, dans un contraste saisissant,
il se met tout d’un coup à résonner avec un autre discours
et finbalement une tout autre image de l’école : ceux des débats
de société, des faits divers, etc. Lors du conseil de classe
annonçant le passage en Sixième, l’instituteur présente
le collège comme un lieu hostile contre lequel il faudra se défendre
en se “ serrant les coudes ”.
Ainsi
un lien logique entre la scène de Jojo et notre quotidine est finalement
dessiné par la narrativité du film. Car il nous dit alors
: ces enfants ont une histoire, vous les connaissez tels qu’ils sont là
et ils vont affronter un milieu hostile. S’ils sont adorables en Primaire,
ils ne vont pas devenir odieux tout seuls au collège, ou alors,
ils vont se faire broyer. Si la continuité est assurée par
élèves, la rupture est produite par l’absence future
de M. Lopes. Ce que souligne l’annonce de la mise à la retraite
du vieux maître, et de son caractère angoissant : le vide
d'une carrière qui s'interrompt, le vide d'une vie sans enfants,
la crainte de la perte d'un modèle quasi “ utopique ”, terme que
Nicolas Philibert, lors de cette conférence, avait fini par admettre
pour caractériser son film. Et tout cela n'est-il pas renforcé
encore par la construction même du film, qui se termine sur cette
“ belle fin ” du début des grandes vacances ? Là encore,
l'effet d'empathie doit nous conduire à refuser que s'arrête
le film et cette expérience merveilleuse, à souhaiter prolonger
tout cela. Les réactions de la salle nous l'ont montré :
l'heure était plutôt à un mélange de nostalgie
pour ce plaisir trop tôt passé et de désir renouvelé
pour une école qui pourrait enfin être plus humaine, ici,
comme dans le film. Il était dès lors aussi difficile pour
les spectateurs de se couper (de se sevrer), de ce film et de cet espoir,
que pour “ les enfants de l'instituteur ” de partir dans leur affreux collège.
Nous étions tous un peu orphelins de l'instituteur...
Ainsi
le film de s’achever par une ouverture sur cette contradiction : D’un coté
une réminiscence bizarre qui résonne en écho
de cette doxa éducative, c'est-à-dire à ces
modèles et ces figures qui informent notre discours et nos représentations
sur l’apprentissage, et qui ordonnent notre conception de l’éducation
: la patience, l’attention, l’amour, le rejet de la violence, du pouvoir,
etc. Et puis d’un autre côté : le collège de banlieue,
et son accumulation d’images négatives : les incivilités,
les violences, les insultes, les échecs, etc.
Ainsi,
si d’Etre et avoir on a beaucoup salué l’adhésion
spontanée et populaire, les réactions généralement
enthousiastes du public, cependant, et principalement du côté
des enseignants, il a également soulevé de nombreuses critiques.
A de nombreuses reprises, ainsi, son réalisateur a été
sommé de s’expliquer, de se justifier. “ Ce n’est pas représentatif
”. “ Ce que vous donnez à voir entretient une illusion, un aveuglement
sur les conditions réelles d’exercice du métier pour la plupart
des enseignants ”. Nous voudrions juste prendre deux exemples de réactions,
manifestées lors de la même conférence, et qui portaient
sur la figure de l'instituteur.
Un
jeune homme d'abord, qui avec beaucoup d'agressivité avait critiqué
la manière de faire la classe de cet instituteur : école
sans liberté, étouffante, moralisatrice, routinière
; surtout, instituteur qui donnait une image étriquée de
ce métier, engoncé dans ses principes, enfermé dans
une école dont il n'est jamais sorti. D'une certaine façon,
l'instituteur emblématisait pour lui l'arrière garde professorale,
du type Troisième République : il était le modèle
à
abattre - ce même modèle qui avait séduit le reste
de la salle, indignée par ces critiques.
En
même temps, une femme, professeur en classes pour primo-arrivants
(Français – Langues Etrangères), pour qui le dévouement
de cet instituteur était admirable, et correspondait tout-à-fait
à sa propre expérience de l'enseignement, répondait
ainsi à ceux qui avançaient que ce modèle n'était
pas valable en collège urbain : non seulement elle se retrouvait
dans cette figure, mais encore elle voyait dans cette convergence entre
deux situations si différentes la preuve que cette pédagogie
valait partout et pour tous, par son humanité même. Elle souhaitait
d'ailleurs que tous les enfants puissent voir ce film qui leur ferait tant
de bien, comme si le film pouvait leur transmettre enfin cette humanité
que l'école ne leur apporte plus. Là, la substitution entre
film et école devenait totale, jusque dans sa réception...
Ces
deux réactions traduisent peut-être l'ambivalence et la complexité
du film : d'un côté, l'instituteur (par sa rigueur, son moralisme...)
incarne la vieille école, celle que symétriquement on récuse
et on approuve. De l'autre, il est (en un seul mot) l'instituteur-qui-fait-du-bien,
tout en dévouement, en patience et en humanité, modèle
universalisable de l'école qui nous manque encore, utopie scolaire
qu'il est si urgent de réaliser par la révolution à
l'école. Chacun de ces deux éléments est parfaitement
convenu : mais il nous semble que l'instituteur de Philibert plaît
tant par ce qu'il superpose les deux modèles, la nostalgie de l'ancienne
école et l'espoir de la nouvelle. Et cette réponse de compromis,
qui esquive les questions bien réelles de ce qu'est l'école
aujourd'hui, est sans doute faite pour plaire à notre époque.
Dès
lors, malgré (ou à cause de) cet état de confusion
dans lequel il nous place, le film a pourtant des implications politiques
fortes dans les modèles qu'il nous suggère.
Et
ceci nous permettrait peut-être de penser le désarroi dans
lequel nous nous trouvons maintenant, confrontés à deux visions
contradictoires et qui nous somment de façon tout aussi impérieuse
: d’un côté une vision pastorale, presque onirique mais qui
en même temps paraît toute proche, intime presque, et que le
film vient remplir, attester, avérer, et qui est enfin relayée
par une doxa éducative. Elle reprend le paradigme d’un état
de nature pacifié, fait de bonté naturelle, d’altruisme
spontané, de disponibilité, d’offrande de soi. De l’autre
: une jungle, un état de guerre de chacun contre chacun, à
savoir le collège qui soumet l’enfant à une épreuve
du feu et dont ne pourront sortir vivant que ceux qui, ennemis en Primaire,
accepteront la coalition. Et cette scène sera désertée
par l’instituteur; il ne pourra plus être là. Scène
qu’on revisite et qu’on revit dans les journaux télévisé,
les faits divers, etc. Vision polarisée au sein de laquelle nous,
enseignants du Secondaire, n’avons pratiquement aucun moyen de nous situer.
La grille de lecturene peut pas être à chercher dans l’opposition
entre ville et campagne. Nous voici retombés dans le réseau
d’antinomies ruineuses et de problèmes insolubles par lesquels s’ouvrent
de trop nombreux manuels de pédagogie : antinomie entre l’instituteur
de la Troisième République et l’enseignant moderne; problèmes
des classes à dix élèves…
Nous
étions partis d’une réaction : “ quelle patience! ”, réaction
suscitée par une scène non pas fictive mais bien réelle,
quelque chose qui émeut concrètement, réellement,
mais sans que cette émotion puisse se déboucher sur une règle
d’action, se transformer en une volonté politique. Elle reste une
façon de mesurer uniquement de l’écart avec ce qu’on vit
sur un mode purement déceptif. Si visiblement elle ne permet pas
de construire un horizon, c’est parce que mise à nue, cette réaction
renvoie à ces deux états de nature, soient deux états
apolitiques, hantés par l’absence du collectif. D’un côté
un espace vide, celui du village, rempli simplement par les va-et-vient
du car scolaire entre l’école et les domiciles des élèves.
De l’autre, l’image ressassée et stigmatisante du collège
de banlieue - le terme ici se réapproprie son étymologie
- abandonné par l’espace public. Dès lors, la réflexion
commencera peut-être à partir du moment où on acceptera
de mettre à l’écart la part de fantasme : plutôt que
de partir d’une vison nostalgique, il convient :
-De
reconnaître la nécessité de partir d’expériences
concrètes, vécues;
-D’articuler
l’espace de l’école et celui de la Cité, en tenant à
distance et la déploration nostalgique et l’appel
à la répression;
-D’insister
sur l’horizon collectif à travers le double refus du face à
face solitaire entre l’élève et l’enseignant ;
-De
réinventer le collectif des enseignants menacés de décomposition
par ce qu’Etienne Balibar nomme les “violences sans adresse”, ”généralement
classée(s) dans la délinquance, ne visant aucune transformation,
qui se crient comme la révolte sans espoir, la haine de la société
intégralement naturalisée”.
Aussi,
lorsque nous nous demandons si on ne peut imaginer, parallèlement
à des revendications légitimes adressées au gouvernement,
une action civique immédiate, une espèce d’auto-gestion éducative
pouvant démarrer de façon inconditionnelle, dès demain,
partout où nous le déciderions, nous entendons proposer que
les enseignants se ressaisissent de l’institution scolaire en reprenant,
sur les lieux mêmes où ils enseignent, l’initiative de la
réflexion pédagogique, en la greffant sur une exigence politique,
hors intimidation médiatique, académique, rectorale ou ministérielle.
Concrètement, y parvenir sera certainement une longue affaire.
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