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Compte rendu de la séance du 5 avril 2004


AUTOUR DU CONCEPT DE RESPECT et de J.-M. Besnier

Présents : Hélène Merlin-Kajman (co-rapporteur), Diane Huyez, Séverine Chauvel (rapporteur), Denis Sigal, Hélène Costes, Charlotte Taïeb, Lambert Dousson.

I-Présentation de l’article “ Eloge de l’irrespect ”[ coll. Autrement, 1992.] par Hélène Merlin-Kajman
Jean-Michel Besnier a écrit deux articles qui me paraissent d’un très grand intérêt pour notre réflexion, surtout au point où nous en arrivons :“ Eloge de l’irrespect ” (Le respect, dir. C. Audard, Autrement, 1992) et “ Une éducation philosophique ”, (Politesse et sincérité, éd. Esprit, 1994), le second venant opérer un déplacement important par rapport au premier. Ces notions, respect, politesse, et leurs antonymes, sont importants pour affiner le concept de civilité. L’“ éloge de l’irrespect ”, en particulier, nous force à ne pas être dans un discours « bien-pensant », à nous apercevoir qu’il serait très négatif de ne faire que diaboliser la violence. Car notre difficulté va être la suivante : nous devons, pour nous faire comprendre, tenir un discours simple ; mais nous ne devons pas avoir une pensée simple.
Je ne suis pas sûre que nous ayons le temps d’aborder le second article, mais il faudra le faire, peut-être lors de la table ronde du 15 mai sur la civilité. Dans « L’éloge de l’irrespect », on trouve un éloge de l’adolescence :
Plus vulnérable à l’équivoque de l’humanité, la jeunesse n’est justement pas portée au respect qui signale toujours, selon elle, la présence d’un monde exsangue, unidimensionnel et étouffant [...] Que ce monde est donc lourd de n’offrir à l’appétit de nouveauté de la jeunesse que d’éternels objets de culte pour l’édifier ! Comment l’irrespect ne serait-il pas l’impératif de l’adolescent, la réponse à sa volonté de jouir sans délai et d’abolir la distance qui isole et dessèche ? (p. 22-23)
qui entre en écho, me semble-t-il, avec l’éloge de l’adolescent de François Marty (« Les parents face à la violence des adolescents », la lettre du Grappe, 1999, 38, pp. 37-42 - voir compte-rendu du 3 mars 2004). Evoquant le changement pubertaire qui « irradie l’univers psychique » des adolescents, François Marty souligne que « les grands idéaux révolutionnaires ont largement puisé jusqu’à aujourd’hui à cette source contestataire à l’égard de l’ordre établi » :
L’adolescent projette sur le monde externe cet impératif de changement dont il ressent l’urgence en lui. Parce qu’il est un être en devenir, il est le plus sensible à la nécessité d’agir pour changer, sur le plan social.
A partir de là s’impose probablement un constat qui doit limiter (ou border) notre défense de la civilité : une société qui se mettrait à voir dans toute violence adolescente un signe annonciateur de délinquance se couperait d’une partie de sa vitalité. Mais peut-être se coupe-t-elle aussi de sa vitalité lorsque ses « adultes » se mettent à encourager toute violence en lisant en elle un signe révolutionnaire. Du reste, François Marty insiste sur deux aspects de notre société : elle fait peser la menace du chômage sur les jeunes, et parallèlement, elle ne leur offre plus aucun projet d’avenir, aucun idéal politique et les empêche ainsi de rêver : « elle demande aux plus jeunes de porter le poids du fonctionnement social. Or, c’est aux adultes qu’incombe cette charge ». D’autre part, une seconde charge, véritable « exigence éthique », incombe aux adultes : « faire offre de culture aux adolescents comme voie de sublimation à la violence ». En somme, on retombe toujours sur le même problème : c’est une affaire de place. Les adultes n’ont pas à refuser d’être adultes, sauf à interdire aux adolescents de vivre vraiment (authentiquement) leur adolescence.
Or, par hypothèse, la génération qui est la mienne et s’est voulue révolutionnaire, mais n’a pas fait la révolution, n’a peut-être fait le deuil de cet échec que partiellement : en refusant de sortir de l’adolescence – ou en opérant une sortie vers le cynisme - ; et en inculquant la transgression aux enfants. Ceci vaut comme la transmission d’un conflit sans objet ni auteur. Par exemple, rire avec l’enfant de son insolence fabrique de l’agressivité sans objet, puisque notre rire signifie que nous sommes co-auteur de son insolence, non son destinataire. Attitude en fait cohérente avec le refus du conflit, malgré les apparences, c’est-à-dire le refus d’une place d’adulte.
Donc, la société doit faire place à la violence de l’adolescent, car elle nous fait signe vers quelque chose qu’on ne doit pas rêver de supprimer. Mais comment, dès lors, définir la civilité si elle n’est pas le négatif strict, le strict refoulement de l’expression de la violence ou de l’irrespect ?
Sans doute d’abord en la distinguant du respect.
Certes, Jean-Michel Besnier définit le respect comme ce qui « livre à un monde où places et fonctions, ordre et valeurs sont d’emblée assignés » : « Avec lui, ajoute-t-il, vous apprenez la distance – ce que l’expression “tenir en respect” dit éloquemment [...] le respect agit comme une espèce d’anxiolytique : imposant la distance et assurant l’identité, il structure le monde en une intersubjectivité réglée et il prémunit ainsi contre le vertigineux mouvement d’attraction qui porterait autrement les êtres les uns vers les autres en une continuité voisine de la mort. »
Ceci ressemble assez à ce que nous cherchons, notamment je serais tentée de voir dans la civilité une dimension anxiolytique tout à fait bénéfique, même si j’ai l’impression que dans la pensée de Jean-Michel Besnier, il s’agit là d’une caractérisation un peu ironique du respect. Mais on voit bien, avec l’expression « tenir en respect », ce que le respect comprend de soumission, de distance respectée parce qu’infranchissable sous peine de mort ou de sanction grave : le respect a à voir avec le sacré, la menace d’anéantissement, la peur, et fonde le vivre-ensemble sur de tesl sentiments. Ce n’est ce que nous cherchons. Du reste, il ajoute une autre caractéristique du respect : « en tant que sentiment [...], il s’impose comme indiscutable [...] Respecter équivaut à conjurer la part de soi soumise à la question et au vertige, à endosser une manière de sérénité exempte de sublime, et, à la limite, intenable. »
Si Jean-Michel Besnier défend finalement le respect, c’est parce qu’il est sensible à la dialectique du respect et de l’irrespect, des normes et de leur transgression, et qu’il refuse de considérer sous la forme d’une simple antinomie la contradiction entre « la communication indirecte, respectueuse des médiations toujours structurantes (celle des lois, des normes, des conventions ou des symboles) » et « l’aspiration à une communion généralisée, restauratrice des continuités perdues, au prix d’une transgression de toutes les limites » (p.30). Pour Jean-Michel Besnier, il faut maintenir la dialectique de l’un et de l’autre pôle parce que c’est elle qui fait percevoir le sacré dont le respect contient le pouvoir redoutable, mais qu’il a tendance à finir par éteindre, lorsqu’il se confond avec un formalisme mort, dont le réveillent les conduites transgressives. Je crois que c’est cette exaltation du « sacré » que je ne partage pas du tout.
L’expérience de vie en communauté évoquée la semaine dernière par Hélène (cf. compte-rendu du 29 mars 2004) ne correspond-elle pas à cet idéal de « communion généralisée » ? Et ne serait-ce pas par là que s’expliquerait la violence que tu mentionnais comme ce qui l’avait accompagnée ?
Si l’on admet que les règles sont là pour espacer les gens ou – pour reprendre la métaphore de H. Arendt- mettre une table entre nous, cette antinomie n’est pas suffisante. En effet, je pense que le régime du vivre-ensemble est lié à la politique, et non au sacré, donc pas au simple respect… Plutôt à quelque chose comme de l’art, avec l’artifice, le paraître, que cela comprend. Tandis que le couple respect/irrespect fabrique de l’identité : identités séparées d’un côté, identité fusionnante de l’autre, comme dans l’amour, la guerre, la révolution, le rire, les larmes, que Jean-Michel Besnier place du côté des attitudes ou des sentiments transgressifs.
Au contraire, la civilité devrait être ce qui instaure de la distance entre soi et soi : soi-même comme individu séparé –et, pourquoi pas, attiré par des pratiques fusionnantes dans le privé ou du moins dans le non-public -, et soi-même comme engagé dans la vie commune. Ce qui correspond à ce que Jean-Luc Nancy appelle « partage ». Mais le respect n’est pas la civilité, dans la mesure où le rapport civil à autrui n’accapare pas la personne entière, mais qu’une partie d’elle-même, pour qu’une autre puisse éventuellement vivre la fusion impudique, ou au contraire, la pudeur extrême, dans une relation amoureuse par exemple. L’idée aussi, c’est que telle relation à autrui ne devrait jamais constituer le modèle de toutes les autres. Il y a de la pudeur commune nécessaire qui ne peut pas faire loi absolument sur les comportements privés.

II-Discussion
le désir de communauté :
Hélène Costes : Mon expérience de vie dans une communauté, sans règle, dont je vous ai fait part à la dernière séance, était en effet très violente. Mais sa violence provenait à mon avis du mélange des milieux sociaux, entre étudiants de la Sorbonne et ouvriers de Boulogne-Billancourt. Contrairement à ton analyse, il n’y avait ni consensus, ni rêve de fusion. Je pense maintenant que la violence était due au sentiment que, tous ne venant pas du même monde, il n’était pas possible d’annuler ces différences.
Hélène Merlin-Kajman : Mais est-ce que le rêve d’indifférenciation – l’utopie d’un monde sans distinction sociale - ne fait pas violence, dans ce cas, à la singularité des biographies ? Dans mes recherches, j’ai étudié le massacre de la Saint- Barthélémy en tant que moment paradigmatique. Il est contemporain de celui où la monarchie française recherche la réconciliation entre protestants et catholiques. Les fêtes qui sont offertes pendant les deux mariages princiers entre deux princesses catholiques et deux princes protestants sont organisées pour offrir le spectacle d’une communauté dont les antagonismes sont subsumés dans une fusion des contraires à connotation néo-platonicienne : le réel et le passé du conflit sont déniés. Cette grande utopie réconciliatrice sombre dans la violence extrême de massacres voulus comme une extermination : autre forme de retour à une communauté pure ! n’oublions pas que la guerre civile a toujours été pensée comme une guerre fratricide, frappant les membres d’une même famille. Une génération plus tard, la tragédie interroge le modèle politique de la famille incestueuse, Antigone. C’est alors que se met en place la cilivité, avec la distinction du public et du privé, comme alternative au rêve de l’union...
Il est essentiel qu’une part de soi-même reste intacte, non prise par l’exigence communautaire : ainsi la violence de l’autre – au moins jusqu’à un certain point - ne nous atteint pas jusqu’au fond de nous-mêmes, et nous sommes aptes à y répondre dans un but de paix civile, pas de passion identitaire (pas parce qu’on se sent attaqué personnellement). Je pense à un texte de Michel de Certeau qui m’a toujours frappée, où il évoque le fait que les torturés qui ont tenu, ont pu le faire, selon leur témoignage, grâce à un point de référence intéieur inaccessible à l’agression des tortionnaires, par exemple le souvenir d’un ami. Quelque chose de soi-même réussit à se soustraire à la sommation de paraître entièrement, d’être fouillé dans son intimité ultime. Il y a un rapport à faire avec la notion rhétorique d’ethos. La civilité restaure l’ethos, ni tout à fait le moi intime, ni tout à fait un masque emprunté : la part de subjectivité que nous avons en commun avec les autres et même que nous leur devons, peut-être ? L’ethos pourrait se définir comme le point d’humanité qui reste intact, et qu’on ne peut jamais avoir seul. C’est une assise avec “ des autres ” derrière : et cela ne peut se contrauire à coup de messages de citoyenneté. Le sens doit transiter par nous, notre attitude : l’ethos ne s’enseigne pas mais se transmet, mais sans respect : parce que cela suppose une certaine consience, du fait même de la distance intérieurre, qui est critique, vigilance…
la civilité, cas concret :
Hélène Costes : Ceci me rappelle un affrontement avec un élève qui m’avait mise dans une grande colère à cause d’une insulte : “ Nique ta mère ”. Je lui ai répondu, entre autre, en lui demandant pourquoi il ne parlait jamais de son grand-père. Certes, cela a désamorcé sa violence. Mais je regrette ma réaction car je pense avoir été dans la fusion, sur le même mode d’agressivité que lui.
Hélène Merlin-Kajman : Ce n’est pas l’interprétation que je ferais : tu as déplacé son propos. Je pense que déplacer, c’est précisément toujours montrer que les mots, lles échanges ont de la réserve, qu’on ne vient pas se figer au point d’affrontement…
Séverine Chauvel : La réflexion critique de Jean-Marie Besnier à propos du respect me fait penser à cette réponse faite le plus souvent aux élèves qui insultent les parents des autres : “ Aimerais-tu qu’on te dise la même choses ? ”. Elle est plein de bonne intention bien sûr, c’est la logique du « ne fais pas à autrui ce que tu ne voudrais pas qu’on te fasse ». Mais en même temps, elle repose sur une certaine définition du respect, glaciale, qui est censée pénétrer de culpabilité… Ce n’est donc pas du tout la civilité que nous recherchons.
Hélène Merlin-Kajman : Le difficile, c’est que dans les situations d’affrontement, il n’y a pas forcément de règles, il s’agit d’inventer à partir d’un lieu de certitude éthique, et de mettre une limite. Le seul critère de succès est celui de l’effet provoqué : si on a désamorcé la violence, restauré la « scène » comune, alors, c’est qu’on a réussi…. Cependant, cela nous faciliterait les choses d’avoir plus de formes communes, car nous aurions moins à inventer. Quels seraient les signes qui permettraient des points d’appui ? Il s’agirait d’incarner le cadre, en somme, dans des signes, sans formalisme des règles....
civilité, deuxième cas :
Charlotte Taïeb : Récemment, j’ai mis un élève à la porte, je lui avais demandé de la refermer et il m’avait répondu “ Je ne suis pas portier ! ”. Est-ce une “ erreur ”, dans la perspective de la civilité ?
Hélène Merlin-Kajman : La réponse de cette élève est très agressive, mais je pense que toute la question, ce n’est pas si on a eu raison de faire telle ou telle chose, c’est comment on le fait : avec calme et du lieu éthique de cette certitude du bien fondé, pour la vie en commun, de notre réaction ; ou au contraire, sur le terrain du rapport de force parce qu’on se sent personnellement en danger. Car ce que nous investissons est très sensible : si c’est vital pour nous, s’il faut gagner…Parce que pour eux aussi, et le rapport de force est une provocation qui, si on tombe dedans, les enfonce aussi. La civilité doit agir comme un anxiolytique : il faut trouver le “ truc ” qui enlève l’angoisse pour soi-même, et du coup pour eux car ils la sentent.
le faire semblant
Hélène Costes : Mais faut-il rêver d’une classe “ qui fonctionne ” ? Personnellement, je n’ai pas cet idéal. Souvent, on fait semblant que tout va bien, je pense aussi bien au plan de la transmission du savoir : par exemple on fait semblant que les élèves en 6ème ont compris un passage d’Ulysse, mais en fait, la plupart des collègues n’ont pas cherché à s’en assurer, alors, ils avancent, et ils disent que « ça fonctionne »…Moi, je pose la question, je m’aperçois que ça n’a pas été compris, alors, je rame…
Hélène Merlin-Kajman : Enseignenr, je suis d’accord, cela devrait signifier qu’on est capable de se confronter au vertige de la transmission : qu’est-ce que les élèves retiennent, comprennent, où doit-on situer sa propre parole si on veut qu’elle les atteigne… Est-ce que cela a à voir avec la question du vertige évoquée par Jean-Michel Besnier ? Cela vaudrait le coup de se poser la question. Les profs devraient toujours imaginer qu’ils sont face à des individus vertigineusement différents d’eux-mêmes : en termes d’âges, de culture, etc.
Séverine Chauvel : Fermer les yeux est une pratique très courante, et qui ne paraît pas toujours contre-productive ! On tomberait vite dans le vertige, par exemple, si on relevait tous les manques d’irrespect.
Hélène Merlin-Kajman : L’essentiel est, je crois, de donner une place à tous, ne pas abandonner les personnes que l’on a en face de soi, et de trouver une parole « juste ».
autorité/civilité
Charlotte Taïeb : Avant, quand j’étais au collège et que les élèves se tenaient à carreau, j’avais peur, peur d’avoir le pouvoir. Je ne comprends ni la civilité ni comment faire preuve d’autorité sans être soit dans la communion soit dans la terreur.
Diane Huyez : Etre professeur, c’est faire le deuil d’une communion avec les élèves.
Hélène Costes : Mais il faut quand même remarquer qu’il y a toujours des élèves qui respectent le prof, comme ça, spontanément si l’on peut dire, et je trouve cela très émouvant. En revanche, le respect qui viendrait d’une autorité imposée mais dont je ne reconnais pas la source, est arbitraire.
Hélène Merlin-Kajman : Mais le respect a une dimension importante peut-être, à préserver : c’est le respect de soi. En ce sens aussi, on voit comment il ne faudrait pas confondre l’autorité/civilité et l’arbitraire/pouvoir : si l’autorité ménage l’autre, ménage sa position de sujet (le respect de lui-même), ce qui signifie aussi qu’il peut toujours , à un moment donné, argumenter de manière contradictoire, alors, elle n’est pas arbitraire.
Pour conclure, à mon sens, ce monde marqué par le respect, et qui appelle des conduites d’irrespect pour ne pas laisser le respect conduire à un monde mort où on ne se souviendrait même plus que le respect sert à construire des limites (c’est-à-dire où on ne se souviendrait même plus qu’il y a autre chose que l’espace social balisé par le respect), ce monde où la dialectique respect/irrespect fait vibrer les limites, eh bien, je crois qu’il n’existe plus : aujourd’hui, on n’est pas étouffé par le respect. En revanche, on risque de retomber dans l’instauration d’une forme de respect rigidifiant, par commodité. Ce monde n’existe plus comme monde dominant, mais il n’est pas oublié. Et dans la mesure où l’éloge de l’irrespect est aussi un éloge du respect, parce que les deux attitudes touchent au sacré, nous devons penser la civilité autrement, en dehors. C’est du reste ce qu’ndique l’autre texte de Jean-Michel Besnier que nous n’avons pas eu le temps de discuter.