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Mercredi
24 mars 2004
Débat autour de L’Esquive. Liste des présents : Marc Le Monnier, Hélène Merlin-Kajman (co-rapporteur), Diane Huyez, Marion Mas, Elodie Martin-Christol , Séverine Lebrun, Fanny Gaussen, Nathalys Fiokouna, Denis Sigal, Charlotte Taïeb (rapporteur), Séverine Chauvel, Lambert Dousson. Après avoir fait le point quelques minutes sur ce qui a été dit samedi 20 mars à la table ronde « Y a-t-il un enjeu éducatif à l’enseignement de la grammaire ? », Hélène Merlin-Kajman ouvre le débat autour de L’esquive. Hélène Merlin-Kajman
: Il est très frappant que, depuis sa sortie, L’esquive
fournisse un exemple à de nombreux propos tenus sur le rapport
au langage, sur ses défaillances et la défaillance de
l’école dans l’apprentissage de la grammaire, sur
l’importance du français comme moyen d’intégration…
Ici même, à l’Observatoire, nous n’arrêtons
pas de nous y référer, et samedi dernier, Christian
Puech illustrait à partir de ce film le fait que la langue
nous était commune malgré ses différentes réalisations
: même s’il y a différents codes, ils font tous
partie de la même langue française, et selon lui L’esquive
met en évidence ce jeu possible avec la langue, ce passage
d’un code à un autre : toujours selon lui, seul Krimo
serait dans un état vraiment grave précisément
parce qu’il se révèle enfermé dans un registre
dont il ne peut sortir, ce qui se traduit par son impossibilité
à jouer un rôle, à faire du théâtre.
Dans un entretien donné au Monde au contraire, Cécile
Ladjali a affirmé qu’elle n’éprouvait aucune
fascination pour le langage des cités, et c’est encore
l’exemple de L’esquive qu’elle fournit : pour elle,
les jeunes n’y parlent pas, ils « aboient ». Marion Mas : Mais tous les autres acteurs, même ceux qui viennent des cités, font du théâtre dans la vie. Hélène Merlin-Kajman
: D’accord. Et d’ailleurs, l’origine sociale, le
professionnalisme de l’actrice qui joue Lydia n’est pas
vraiment le problème : le problème, c’est que
le cinéaste ne lui ait pas demandé de jouer le rôle
d’une lycéenne qui n’a jamais fait de théâtre,
qui a un langage pauvre et qui se découvre dans Marivaux :
il fallait plus de maladresse, de déchirement, ou d’arrachement
– et peut-être un autre auteur que Marivaux. Je n’y
crois pas une seule minute, à cette version de rêve selon
laquelle avec un professeur tenace, persévérant, plein
de foi, on arrive à un résultat aussi époustouflant,
culturellement parlant… Quand on voit comment même des
acteurs professionnels peuvent jouer platement… Combien c’est
dur,le théâtre, la justesse, combien c’est difficile
« d’être un autre » et en même temps
de porter cette métamorphose à un niveau esthétique
vrai, surtout lorsque le texte laisse aussi peu de liberté
parce qu’il est très exigeant. Cette fille est trop exceptionnelle,
la réalisation de ces scènes dans le contexte que leur
assigne la fiction serait proprement miraculeuse, et même ce
miracle, il aurait des causes elles aussi exceptionnelles qu’il
faudrait voir… Désolée, cette idéalisation
ne nous aide en rien… On voit bien du reste, à la réaction
de la prof face à Krimo, le prix à payer pour cette
hypothétique réussite : exclure brutalement ceux qui
ne seront pas à la hauteur du projet. Ce type de pédagogie
est en fait extrêmement élitiste : est-ce le but du théâtre
dans un cadre scolaire ?
Diane Huyez : La scène
de classe m’a mise très mal à l’aise moi
aussi, notamment quand la professeur hurle sur Krimo. A côté
de cela, elle fait un cours sur l’impossibilité des personnages
de Marivaux à feindre d’appartenir à une classe
sociale supérieure à la leur. On dirait qu’elle
leur dit qu’ils n’arriveront jamais à se déguiser
parce qu’ils seront toujours trahis par leur langue, et en disant
cela elle leur interdit tout espoir. Je trouve aussi, comme Hélène,
que la scène de police est une horrible caricature, en bref,
on nous montre une monde stéréotypé, où
chacun a sa place et où rien ne peut changer. Fanny Gaussen : Mais Lydia jongle avec différents codes, c’est le côté inventif du « verlan », du langage « banlieue », qui est montré là… Denis Sigal : J’ai
une vision du film très différente de vous. Certes,
le réalisateur veut marquer du sceau de l’authenticité
le langage, mais pas le reste : je ne ressens pas du tout a portée
mimétique de ce film parce qu’il y a une mise en abyme
très forte. Pour moi, c’est avant tout une comédie
: Krimo qui obtient son rôle dans une pièce de Marivaux
en l’échangeant contre une playstation, c’est à
mourir de rire ! Pour ce qui est des parents, je ne les trouve pas
idéaux. Les dessins de voiliers qu’envoie le père,
cela renforce au contraire son côté « pauvre type
»… Hélène Merlin-Kajman : Mais, Denis, ces remarques montrent bien que tu accordes au film une certaine valeur mimétique, puisque tu as l’impression d’avoir appris quelque chose sur leur mode de relations… Charlotte Taïeb :
Pour moi, le film se base sur une vision réaliste mais ensuite
on nous raconte une histoire fictive qui pourrait se passer n’importe
où ailleurs. Je n’ai pas ressenti la même chose
que toi, Hélène, au sujet des scènes de la police
et de la classe. Je les trouve tout à fait vraisemblables.
La scène avec la police ne vient pas de nulle part. On sait
que le père de Krimo est en prison, l’ami de Krimo trempe
dans des affaires très « louches ». On sent que
Krimo est menacé par ce double modèle d’homme.
D’ailleurs, sa façon d’obtenir la place auprès
de celle qu’il aime dans la troupe, il l’obtient grâce
à ses petits trafics. On sent qu’il y a quelque chose
de la délinquance qui plane. Ce n’est donc pas très
étonnant que la police rôde autour d’eux et leur
tombe dessus sans prévenir. D’ailleurs on comprend pendant
la scène que la voiture dans laquelle ils sont est une voiture
volée, la police avait donc de quoi s’inquiéter. Marion Mas : Personnellement,
la lecture d’Hélène, cette distinction entre un
niveau réaliste et un niveau esthétique du film m’aide
à le comprendre. Du reste, l’endroit où les filles
répètent ressemble à un amphithéâtre…Ce
qui nous fait en effet penser à la tragédie grecque.
Mais c’est difficile de sortir de l’appréhension
réaliste. J’ai vu ce film avec des amis éducateurs
qui travaillent en banlieue, ils l’ont trouvé très
fidèle à la réalité. Charlotte Taïeb :
Je ne suis pas sûre que Magalie fasse réellement pression
sur Lydia. J’ai plutôt l’impression que Lydia est
contente de croiser Krimo au début du film parce qu’elle
porte sa jolie robe, mais qu’elle n’est pas spécialement
amoureuse. Au contraire, Magalie en la menaçant éveille
des idées qui n’étaient peut-être qu’inconscientes
auparavant. Marc Le Monnier : Je ne
suis pas du tout d’accord avec Denis, sur le fait de voir ce
film comme une comédie. C’est une fiction mais la part
« documentaire réaliste » est très importante
et la scène avec la playstation est très réaliste,
selon moi. Hélène Merlin-Kajman
: Je reviens sur ce que j’ai dit. Le film impose un cadre mimétique
très contraignant qui induit qu’on en parle en distinguant
« eux » et « nous ». C’est à
ce niveau que je le trouve très faux. En revanche, il nous
fait accéder – par un certain ébahissement, et
un grand plaisir – à un autre français –
le même que la langue standard et pas le même en même
temps : à mes yeux, les dialogues des jeunes sont plus du côté
de l’écriture que du document. C’est ce que j’appele
le niveau esthétique et j’aurais aimé que le film
s’inscrive davantage dans la stylisation. Son sens politique
en aurait été d’autant plus fort : nous sommes
fondamentalement les mêmes. Denis Sigal : C’est
vrai que le réalisateur nous montre que même ce français
dégradé est la même langue que Marivaux : une
variation sociologique du français. Mais j’ai lu à
ce propos une enquête très pessimiste faite par des sociologues
sur la langue des banlieues. Elle distinguait les jeunes de milieu
favorisé qui utilisent la langue des banlieues pour s’encanailler,
s’amuser, et certains jeunes de banlieue, pour qui cette langue
est la seule qu’ils connaissent et pour qui c’est un véritable
boulet. C’est un peu ce que l’on retrouve quand Lydia
demande à la professeur si elle doit ou non faire des manières
et que la professeur fait un petit cours sur le fait que les pauvres,
de toute façon, restent entre eux. Sèverine Lebrun : Personnellement, j’ai été très frappée par l’absence d’intimité dans ce film : les personnages n’ont aucun rapport intime si ce n’est à travers Marivaux. La seule scène qui pourrait se passer entre Lydia et Krimo, seule à seul, c’est la dernière scène et justement, elle ne se joue pas. Il y a quelque chose de clanique : or, le clan ne supporte pas l’ambiguïté ; du reste, c’est le copain de Krimo qui craque, ce n’est pas Krimo lui-même. Il faut que ce soit « oui » ou « non » et que tout le monde le sache. Il y a une dimension totalitaire là-dedans. Marion Mas : Je suis d’accord : il n’y a pas de possibilité de découverte de soi dans ce langage. Pas d’intimité possible. Fanny Gaussen : Comme Séverine,
j’ai été touchée par ce qui était
montré de l’absence d’intimité, par l’impossibilité
de l’ambiguïté, l’impossibilité de
la liberté. Il y a l’omniprésence du regard de
la communauté sur les individus qui est très bien montrée.
En revanche, la question qu’on se pose depuis le début
de notre réunion : « est-ce plausible ou non ? »,
me paraît une fausse question par rapport à ce film.
Elle me paraît révéler une sorte d’avidité
de toucher au plus près à la réalité des
jeunes d’en bas. D’un côté, moi, j’ai
cru au personnage de Lydia. J’ai même cru que c’était
une kabyle, Lydia étant un prénom plutôt neutre,
qui peut le laisser croire. De l’autre, penser en termes de
clivage « eux » / « nous » ne m’a pas
effleurée. Je me suis reconnue, au contraire, dans cet univers
de filles, d’ « ado ». Cela m’a rappelé
mon adolescence, les embrouilles, les mesquineries…. Elodie Martin-Christol : Quand même, j’ai entendu le réalisateur et l’actrice qui joue Lydia sur France inter. L’actrice parlait très bien et elle était très enthousiaste. Pour elle, le film voulait, avant tout, montrer que le langage des banlieues a autant dire que celui de Marivaux. Je n’ai pas vu le film, mais d’après ce que vous dites, on dirait qu’il veut montrer qu’il y a un âge où l’on se dispute presque dès que l’on s’adresse la parole, un âge où l’on a du mal à s’exprimer, à communiquer et que Marivaux vient leur apprendre qu’il est possible de vivre autrement. Hélène Merlin-Kajman
: Ce que tu as dit à propos de l’intimité, Sèverine,
m’a beaucoup intéressée : en effet, cela m’a
rappelé la situation de La Princesse de Clèves. Là
aussi, l’intimité est impossible parce que les héros
sont sous le regard, la surveillance constante de tous. Ceci nous
permet de percevoir à quel point le désir d’intimité,
qui nous paraît si naturel, est très récent. En
revanche, il y a une grande différence entre La Princesse de
Clèves et L’Esquive : dans le roman, le langage est mobilisé
pour faire des détours et déjouer la pression sociale
: ses équivoques, sa profondeur, permettent qu’on y glisse
de l’intime, de la liberté. En fait, c’est surtout
le duc de Nemours, le séducteur ! qui y parvient. Denis Sigal :Dans la scène
de théâtre en classe, il me semble du reste que les élèves
sont captivés par ce qui se passe entre leurs camarades et
non pas par Marivaux. |