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Compte rendu de la séance du 10.03.2004

 

Education et littérature de jeunesse


Présents : Gaëlle Brynhole, Séverine Lebrun, Fanny Gaussen, Diane Huyez, Hélène Merlin-Kajman (co-rapporteur), Séverine Chauvel, Claudie Bassi, Charlotte Taïeb, Christophe Angebault (rapporteur), Ivan Gros, Marion Mas, Marc le Monnier, Denis Sigal, Gilles Darsy, Gaël Tijou, Lambert Dousson.

La séance devait prendre la forme d’un débat avec Brigitte Smadja, professeur et auteur de littérature de jeunesse. Mais elle a eu un empêchement de dernière minute, si bien que la discussion a eu lieu en son absence.

I. Introduction (Hélène Merlin-Kajman)
L’Observatoire de l’éducation avait conçu cette rencontre avec Brigitte Smadja comme l’occasion de discuter avec elle de la littérature destinée à la jeunesse en général : en effet, il s’agissait moins, dans notre esprit, de l’interroger sur ses romans en particulier que de les prendre comme point de départ d’une réflexion plus générale portant sur la littérature dans sa fonction éducative, ou plus exactement, dans son rapport avec l’éducation : je veux dire qu’on peut supposer que la littérature a de toute façon une incidence éducative dès lors qu’elle est destinée à des enfants et des adolescents, au-delà de son possible contenu didactique ou moral.
Certes, Brigitte Smadja aurait peut-être précisé qu’à ses yeux elle n’écrit pas de littérature destinée à la jeunesse, comme elle l’affirme dans Mon écrivain préféré. Brigitte Smadja (Ecole des Loisirs, 2003, p. 35) :

Je précise que je n’écris pas pour les enfants ou pour les adolescents ou pou les adultes ou pour les camionneurs ou pour les ministres ou pour les footballeurs. Franchement, je ne comprends pas ce que ça veut dire. Je connais beaucoup d’enfants et je n’en connais pas un seul qui ressemble à un autre. Je ne sais pas ce que c’est, un continent qui s ‘appelle Les-Enfants ; je ne sais pas ce que c’est, les enfant. D’ailleurs, je me souviens d’enfants rencontrés qui n’ont pas du tout aimé l’un de mes livres, mais alors pas du tout, ils trouvaient ça ennuyeux, nul. Il ne se passe rien dans ton livre, ils disaient. Moi, ça ne me gêne pas. Je les comprends. Il y a plein de livres que je trouve nuls et ennuyeux et que d’autres que moi adorent. Bien sûr, le même livre de Brigitte Smadja détesté par certains sera aimé par d’autres. C’est bien la preuve, s’il en faut une, qu’écrire pour les enfants en générale, n’a aucun sens.
Je dirai plutôt que j’écris à la place de l’enfant que j’invente. S’il a huit ans, j’essaie tout simplement d’avoir huit ans. Ce n’est pas toujours facile de prendre cet ascenseur, mais c’est passionnant. Il faut aller chercher loin en soi l’émotion de celle que j’étais par exemple, à cet âge. Parfois, j’imagine que je suis un garçon de seize ans et j’écris pour lui, c’est-à-dire à sa place.

Cependant, ces propos n’ont rien d’évident, malgré leur apparence de bon sens. Ils soulèvent même un certain nombre de questions tout à fait cruciales :
1 - La littérature offerte à des enfants doit-elle leur tendre un miroir, leur parler d’eux, de leur vie, leur délivrer un message à propos de leur monde, ou du monde en tant que ce monde les concerne spécifiquement ? Bref, doit-elle être mimesis vraisemblable de leur propre réalité (ou supposée telle) – doit-elle être « écrite à leur place » ?
2 - Dans les romans de Brigitte Smadja apparaissent des parents, des professeurs à titre de personnages réalistes faisant précisément partie de la façon la plus directe de cet univers de référence des enfants. Ainsi est délivrée une certaine représentation de la famille et de l’école. Dans le cas d’une fiction mimétique, cette représentation, d’autant plus intéressante pour nous que Brigitte Smadja est elle-même professeur de français et mère, devient ici centrale.

Pour mieur cerner le problème, on peut noter, me semble-t-il, qu’il y a encore vingt ans, les enfants se trouvaient en gros face à deux sortes de littérature :
- une littérature d’évasion et d’aventures dont les héros étaient des enfants, du type Club des Cinq ou Six compagnons, mais aussi des classiques comme les contes de fée, ou Le livre de la jungle, ou encore L’île au trésor. Les situations en étaient invraisemblables, imaginaires : les enfants y accomplissant des exploits évidemment hors de leur portée. Littérature de loisir, elle ne faisait pas l’objet d’une transmission scolaire.
- la littérature classique, avec des œuvres proportionnées à leur âge, du type Roman de Renart ou Fourberies de Scapin, essentiellement transmise par l’école (cf. Barthes qui définit la littérature comme ce qui est transmis par l’école : sans l’école, la littérature disparaît en tant qu’institution). Même si l’on ajuste le choix des textes à la maturité de l’élève, l’idée qui préside à cet enseignement est toujours d’office celle d’une transmission de la grande littérature en tant que partie de la culture. Il s’agit alors d’une introduction progressive des enfants à la culture adulte, en droit universelle. Ou encore, il s’agit d’inclure progressivement les enfants dans un public que la lecture réunit, au-delà de leurs particularités.
Or, depuis une vingtaine d’année, on fait pression sur les enseignants pour qu’ils enseignent la littérature destinée à la jeunesse. Parallèlement, cette littérature est de plus en plus conçue pour représenter le monde des enfants. Un même idéal se lit dans ce double mouvement : il s’agit de rapprocher les textes des intérêts et de la vie réelle des enfants – c’est-à-dire de particulariser davantage. Idéal qui repose sur une critique explicite ou implicite des anciennes voies de l’enseignement : l’école serait trop éloignée des enfants, elle susciterait de ce fait leur ennui, elle ne saurait pas les reconnaître dans leur spécificité, faire droit à leur personne. Cette critique, nous la connaissons bien, elle provient du motif des minorités culturelles colonisées et l’étend au monde de l’enfance : et l’on voit ainsi se développer une sorte d’ethnologie de l’enfance : les enfants constitueraient un monde à part, avec une société et une culture spécifique à leur groupe social. D’où cette exigence que j’appelle « de rapprochement » : l’idée est de mieux coller à la spécificité des enfants, de cesser de vouloir les coloniser.
Les livres de Brigitte Smadja répondent, me semble-t-il, à une telle définition réaliste ciblée de la littérature destinée à la jeunesse, dans sa prétention émancipatrice. Certes, Brigitte Smadja affirme, on l’a vu, ne pas connaître « les enfants » : mais ce n’est pas pour les englober dans un public plus large. Au contraire, c’est parce que « les enfants » forment une catégorie trop générale qu’elle exprime une exigence de particularisation plus grande encore, voulant écrire « à la place de l’enfant [qu’elle] invente » : « j’écris pour lui, c’est-à-dire à sa place ». De fait, un grand nombre de ses romans sont écrits à la première personne du singulier, et tout y est entièrement vraisemblable - le cadre spatio-temporel, les sentiments… -, mimétique de cette conscience enfantine (ou adolescente) la plus individualisée possible, tandis que ce qui est général emprunte ses traits à la généralité de la société dans laquelle vit tel ou tel enfant précis.
Pourtant, ce matériau romanesque mimétique se double d’une volonté évidente de message, dont on doit créditer l’auteur, non le personnage. Ainsi, dans Ma princesse n’est plus ma princesse, qui raconte le désarroi d’un petit garçon voyant provisoirement sa meilleure copine se détacher de lui et faire la pimbêche parce qu’elle va jouer dans des publicités, on verra finalement la petite fille, dégoûtée de ce monde artificiel, revenir auprès de son copain vivre l’authenticité de l’amour. Ainsi le lecteur doit-il apprendre à condamner le monde des médias, de la pub, au travers de ces enfants. Or si les séries type Club des cinq délivraient bien un message moral, c’était de façon plus abstraite, selon un fonctionnement typologique des situations. Ici au contraire, la morale est greffée sur une situation sociale très déterminée, elle ne transcende pas le réel, elle n’est jamais donnée, me semble-t-il, comme le cadre symbolique normal du vivre-ensemble. Même dans Il faut sauver Saïd, la morale de Saïd est très précisément greffée sur une situation sociale statistiquement vérifiée, si bien que les types moraux sont aussi des types sociaux (évidemment, cela existait aussi dans Le Club des Cinq, mais les situations restaient beaucoup plus lointaines…) : la morale n’existe jamais dans la tête des enfants autrement que comme discours tenu par tel ou tel – en somme, c’est comme s’il n’y avait pas de symbolique, pas de culture : aucun narrateur – aucune position tierce – ne se porte garant de la stabilité d’un monde éthique. L’arbitraire règne, les enfants inventent tout seuls la morale, et à quelques exceptions remarquables près (dont le caractère d’exception est souligné, comme dans Il faut sauver Saïd), les adultes ne sont guère à la hauteur de leur tâche – et le regard que les enfants porte sur eux est essentiellement un regard de commisération, voire de franc mépris ou de franche colère.
On pourrait objecter sans doute que dans les contes de fée, les parents sont généralement assez catastrophiques également. Mais il y a d’emblée une stylisation extrême, les parents ne font pas l’objet d’un regard, d’un jugement des enfants sur eux ; d’autre part, d’autres adultes, fées, serviteurs, princes, etc. interviennent de façon positive, et de ce fait, la morale forme un cadre évident quoique diffus : on sait très bien qui sont les bons et les méchants, c’est une morale de la survie liée à une morale de la vertu. Les enfants-personnages en troisième personne (non en première personne) sont incités à vivre, à bien vivre, à grandir, soutenus par une position narratrice bienveillante (le conteur adulte) qui les sauvera quoi qu’il arrive.

Est-ce une bonne chose que la littérature proposée aujourd’hui aux enfants soit si étroitement mimétique ? Ce vraisemblable désenchanté n’est-il pas une illusion construite par des adultes qui ne peuvent, ne veulent plus rien transmettre, précisément ? Ne risque-t-on pas de perdre, dans ce refus du dépaysement, une fonction de métaphorisation, de rencontre avec l’altérité, que la littérature me paraît au contraire plus propre à prendre en charge que n’importe quel autre medium culturel ?
La sociologue Dominique Pasquier (cf. compte-rendu du 17-12-03) constatait que dans tous les établissements scolaires où il y avait eu brassage social (c’est-à-dire presque tous), on avait assisté à la fin de la transmission culturelle intergénérationnelle : les moins de 30 ans ont renoncé à lire. Elle n’expliquait pas cette fin de l’héritage (au sens bourdieusien) et le trouvait même d’autant plus mystérieux que les jeunes semblent se sentir mieux qu’avant dans leur famille. Il y aurait donc plus de la communication, et moins de transmission.
Notre rencontre avec le psychanalyste François Marty (cf. compte-rendu du 07-03-04) nous a aidé à envisager une explication non sociale (sinon sociologique) à cette question : autour de la « culture jeune », les jeunes se constituent en groupes compacts auxquels ils demandent une protection contre un rapprochement incestueux avec les parents. La culture jeune est donc un rempart contre la menace incestueuse dont les familles protègent moins bien qu’avant.
Les familles : mais aussi sans doute l’école, mais aussi l’institution éditoriale des livres pour la jeunesse.
On rejoint en effet par là ma deuxième question. Dans les romans de Brigitte Smadja, les parents et les professeurs sont souvent représentés dans une posture, soit de proximité confuse, soit d’inimitié radicale et sans distance. Maxime fait l’idiot en est un bon exemple. En 6e, Maxime s’est senti persécuté par sa prof de maths, Mme Carette. Aussi, à son entrée en 5e, il est mort de peur à l’idée de l’avoir une nouvelle année, mais en fait, il a une nouvelle prof. Cette dernière se révèle une amie de la mère de Maxime (également enseignante...), perdue de vue depuis longtemps. Les deux amies se revoient, et malgré son insolence ou son indiscipline, la prof de Maxime se met à le chouchouter ouvertement, ce qui lui attire les sarcasmes de ses camarades de classe. Situation intolérable pour Maxime, qui, un jour, lui téléphone et lui dicte son comportement : il sera odieux avec elle le jour suivant, et elle le punira. Ce qu’elle fait, en blêmissant, mais en tenant le rôle mis en scène par Maxime. Parallèlement, à la fin de l’année, Maxime comprend qu’il adorait Mme Carette et découvre qu’elle s’appelait… Maxime, qu’elle aussi l’aimait, et qu’elle n’avait pu lutter contre cette affection pour lui que par une plus grande sévérité à son égard. On a donc deux figures antithétiques de profs, mais toutes deux prises dans la plus grande proximité, la confusion même : et c’est l’enfant qui doit assurer seul le travail de séparation.

On peut donc interpréter (et condamner) l’impératif pédagogique de proximité mentionné plus haut à cette lumière : le voeu qui consiste à se rapprocher des enfants, à rapprocher d’eux la littérature, pourtant toujours écrite par des adultes, qu’on le veuille ou non, signale des adultes qui désertent leur place symbolique et lui substituent de l’emprise, de l’intrusion : Brigitte Smadja écrit « à la place d’un enfant ». Au lieu d’accueillir les enfants dans un monde où ils doivent peu à peu prendre place, des adultes intrusifs s’introduisent dans la tête des enfants, au moyen de cette première personne du singulier qui les rend illusoirement transparents – du reste, songeons à tous ces faire-part de naissance où les parents font dire « je » à leur progéniture à peine née ! Comment s’étonner dès lors si au final les enfants ne veulent plus lire, si la littérature ne fonctionne plus comme l’ailleurs où la rencontre avec les adultes peut se faire, par le détour de la fiction et des figures, à la fois dans la distance et dans la transmission ?

II. Discussion

1) Sur les livres de Brigitte Smadja

Lambert Dousson : Pour ce qui me concerne, j’ai ressenti un malaise énorme à la lecture d’Il faut sauver Saïd, avec l’impression de lire un stéréotype de l’histoire de banlieue. Hélène parlait de vraisemblable : j’y ai lu une illusion mimétique au service d’une fausse objectivité, ce qui crée un sentiment d’extrême distance par rapport au livre, quoique en même temps, on reste comme enfermé dedans.

Hélène Merlin-Kajman : De la distance, je ne suis pas sûre. J’ai lu ce livre à haute voix à mon fils de douze ans, il était bouleversé, très angoissé jusqu’à la dernière page concernant le dénouement. Il a eu très peur pour Said : en ce sens, il s’est identifié à lui, collé à lui plutôt. L’usage de la première personne a un effet très écrasant, c’est quelque chose de très autoritaire, on prend place dans la tête du lecteur, comme j’ai essayé de le montrer dans La langue est-elle fasciste ? à propos du montage narratif des Derniers géants de François Place et d’Une si jolie poupée de Pef. L’enfant est condamné à s’identifier au héros et à porter sa faute, son destin, comme dans la tragédie, sauf qu’il n’y a pas de dispositif théâtral, donc pas de catharsis. Mais Saïd est innocent, et Brigitte Smadja le sauve in extremis, ce qui soulage les enfants.

Marion Mas : Mais cet effet de projection sans distance semble prouver que ce type de livres ne laisse pas de place vraie à l’altérité : l’altérité (culturelle, sociale) est souvent conçue sur un plan exotique, sans qu’elle dérange d’aucune manière. Les livres sont didactiques : il ne faut pas être raciste, il ne faut pas être misogyne, etc. Ce sont de quasi-cours d’éducation civique. Il y a une idéologie de la tolérance, qui pousse aussi à croire que la littérature doit être vécue et vraie : comme si la littérature vraie devait fatalement rendre plus tolérant. La fiction n’a plus de valeur.

Ivan Gros : Mais Saïd est-il seulement exotique ? En lisant Il faut sauver Saïd, j’ai eu un sentiment d’usurpation d’identité, de trahison en fait de l’enfance en général et de ce milieu social en particulier : depuis quand voit-on un enfant aussi bien maîtriser le langage, être aussi conforme au rêve que l’école peut faire sur lui ? Il me semble, à travers mon expérience personnelle d’élève et de prof « de banlieue » tout à la fois, voir au contraire que le langage des jeunes manifeste leur désir de rompre avec le monde adulte et qu’il est toujours en évolution. Il est difficile de le fixer dans l’écriture, sauf à lui donner un cadre contextuel très précis. Mais contrairement à Hélène, je ne suis pas sûr que le problème soit celui du mimétisme ou du non-mimétisme de la littérature destinée à la jeunesse. La question est peut-être celle-ci : Le « Je porte en moi la forme entière de l’humaine condition » de Montaigne peut-il fonctionner pour la littérature de jeunesse ? Rien n’est moins sûr. Si on prend un tout autre exemple, celui du Gone du Shabaa d’Azouz Begag, nous sommes également en face d’un livre strictement mimétique et, en ce sens, particulier. Azouz Begag, qui y raconte sa propre histoire mais sans user de la première personne du singulier, utilise un langage daté et situé dans un lieu précis, dans un bidonville de Lyon des les années 1960-70. Il s’adresse à des adultes, mais transmet l’expérience sociale et linguistique d’enfants immigrés dont les parents ne parlent pas français, quasiment pas. A destination des lecteurs enfants qui pourraient ne pas tout comprendre, on trouve un glossaire à la fin du livre, pas ces définitions dans le corps du texte comme dans Il faut sauver Saïd. D’où une certaine étrangeté à la lecture, une certaine crudité aussi : par exemple les enfants jouent à des jeux érotiques en utilisant des mots obscènes qu’ils ne comprennent pas, comme « enculer » : le mot choque, mais par contraste, le jeu auquel ils jouent fait sourire, et je note au passage que mes élèves n’ont pas compris, ils étaient convaincus qu’il s’agissait d’une tournante, ils étaient à la fois surexcités, et choqués que ces pages leur soient transmises par l’école... Au contraire, l’écriture qu’emploie Brigitte Smadja dénonce son incapacité à prendre la place des enfants. Cette littérature est liée à une pudeur obligatoire. Dès lors qu’on transgresse cette loi, il y a un risque de censure, comme dans l’affaire du Grand cahier. Brigitte Smadja contourne le risque d’impudeur en choisissant un vocabulaire sans gros mots. Quand on connaît l’extrême grossièreté des élèves, cela paraît faux, dérisoire... Ne serait-ce pas une loi du genre de la « littérature de jeunesse », que cette exigence de pudeur à ne pas transgresser ?

Charlotte Taieb : Je reviens à ce qu’a dit Hélène. Personnellement, j’ai complètement retrouvé mon adolescence dans la lecture d’un grand nombre de romans de Brigitte Smadja, donc j’ai aimé ce côté mimétique. En revanche, ce qui me paraît gênant, c’est qu’il y a une démonstration. Par ailleurs, le rapport adultes-adolescents est troublant : dans J’ai hâte de vieillir, à la fin du livre, l’adolescente est devenue plus vieille que ses parents, et elle a hâte de rajeunir plutôt que de devenir comme eux. On voit les adultes qui s’amusent lors d’une soirée organisée par sa mère, mais elle, elle n’y arrive pas : elle s’enferme dans sa chambre. Elle a l’air d’être en position surplombante, comme si elle en connaissait plus que les adultes. Brigitte Smadja ne fabrique-t-elle pas des adolescents qui sont en fait comme elle-même ? N’est-ce pas l’une des modalités de la confusion dont parlait Hélène ?

Marc Le Monnier : En vous écoutant, une autre chose me frappe : la littérature pour la jeunesse ne propose pas de roman d’apprentissage. Dans les romans de Brigitte Smadja, c’est comme si on entendait une voix d’adulte qui disait sans cesse : il n’est pas souhaitable d’être adulte, il va falloir, non pas apprendre, mais s’armer pour entrer dans ce monde peu enviable. Les pensées y sont affirmées sur le mode d’une expérience constatée (c’est toujours comme ça), dont le processus n’est pas représenté par le roman. Les seules fois où l’enfant grandit, c’est par l’amour, qui est évoqué de manière très pudique en effet, comme le remarque Ivan. L’équipe de la Villa Préaut, François Marty nous ont dit que l’adolescence était un âge auquel tout peut se rejouer. Les romans de Brigitte Smadja expriment une attirance pour cet âge, comme pour faire un arrêt sur image, rejouer le film où tout est encore à la fois possible et suspendu ?

Gaëlle Brynhole : Il est peut-être utile de préciser que les premiers livres de Brigitte Samdja n’étaient pas destinés d’abord aux collégiens : parus dans la collection « Neuf » de l’Ecole des Loisirs, ils étaient destinés aux 9-10 ans. Brigitte Smadja a donc un lectorat d’enfants plus que d’adolescents. Mais l’Ecole des Loisirs a pour politique éditoriale de suivre son lectorat : certains livres peuvent ainsi passer de la collection Neuf à la collection Medium destinée aux collégiens. Le but de Brigitte Smadja n’est pas de viser la complexité des personnages ou la littérarité. Elle cherche à produire des textes lisibles par des enfants ou des adolescents.
Autre point intéressant : l’édition de textes à la première personne, conformément aux caractéristiques que vous venez de décrire, est une spécialité de cet éditeur, L’Ecole des Loisirs. De manière générale, il y a très peu de bons textes littéraires dans la littérature de jeunesse. Mais ne croyez pas que les textes vraiment littéraires soient forcément privilégiés par les enseignants, qui sont parfois réticents devant leur complexité, surtout quand ils touchent à des thèmes difficiles (deuil, sexualité…). Ce type de livres exige de l’enseignant un travail distancié, qui préserve de l’intimité dans la présentation de ces ouvrages : j’en ai vu eu un bon exemple avec Le baiser des autres, un livre assez osé proposé en classe de LEP. Il faut mettre de l’intimité pour présenter ce livre. [Peux-tu préciser pour rendre cela clair à n’importe quel lecteur ?]

Séverine Lebrun : Je suis frappée par le fait que vous parlez tous de littérature pour la jeunesse, destinée aux enfants, etc. En termes éditoriaux, nous, les professionnels, nous disons : « littérature de jeunesse ». Ce détail aurait-il du sens ? Il y a quelque temps, j’avais fait un travail pour essayer de repérer des critères qui permettent de distinguer, dans les livres lus par des adolescents, la littérature tout court de la littérature de jeunesse, vraiment écrite pour eux. Le seul critère que j’ai cru repérer, le point commun de tous ces livres pour la jeunesse est le suivant : le héros est un adolescent à qui tout est pardonné. Il faut lire par exemple, de Martine Pigg, l’histoire d’un enfant qui tue son père. [Un mot pour expliquer ?]
Quelle est alors la position de l’adulte par rapport à l’adolescent ? L’adulte n’envierait -il pas plus la place de l’adolescent que l’adolescent n’envie celle de l’adulte ? N’est-ce pas un problème grave – presque de logique, puisque l’âge adulte doit succéder à l’adolescence ?

Gaëlle Brynhole : Mais à l’inverse, comme le notait tout à l’heure Ivan à travers son expérience de lecture en classe du Gone du Shabaa, les élèves séparent très nettement l’école et leur propre vie. De fait, concernant la pudeur, les élèves sont généralement très réticents devant les scènes de sexualité. Beaucoup d’adolescents ont couramment accès à des images beaucoup plus violentes que toutes celles qu’une bonne B.D. peut offrir, ce ne sont donc pas les images en soi qui les surprennent, mais comme élèves, ils sont scandalisés : des élèves avaient dit à un prof qui leur faisait étudier un BD de Marvano, « Vous êtes fous de nous faire lire des BD où il y a des femmes nues ».
Il n’y a donc pas de confusion entre l’école et la vie des enfants, et ce sont les enfants eux-mêmes qui apparaissent « conservateurs », bien-pensants, normatifs. On peut penser utile que l’école secoue leurs préjugés moraux, non ? Pourtant, à certains égards, cette différence est positive. Nous nous en rendons compte dans notre travail : l’objet du salon du livre ne consiste pas seulement à présenter l’actualité littéraire, mais aussi à favoriser les rencontres entre enseignants, élèves et auteurs. On constate que les enseignants ont un rôle important à jouer dans la manière dont les enfants apprécient ou non les livres. Dans le cadre du salon, un prix est décerné : les Tam-tams, en partenariat avec J’aime lire et Je bouquine. Les enfants votent pour les livres qu’ils ont préférés, selon deux catégories : livres qu’ils ont lu seuls, livres qu’ils ont lu avec leur enseignant. Dans la première catégorie, les livres que les enfants élisent sont ceux qui sont faciles d’accès, et ils expliquent qu’ils ont pu s’identifier avec le héros. Par contre, en classe, ils votent pour des livres qui ont une vraie qualité littéraire. Et c’est vrai toutes classes d’âge confondues.

Diane Huyez : François Marty avait souligné l’importance du professeur comme support de transfert. Le livre en est un aussi. Or, l’école ne s’occupe plus des livres pour lesquels les élèves auraient vraiment besoin d’adultes. C’est la même chose avec la télévision, devant laquelle les enfants sont abandonnés sans adultes. Dans le privilège accordé par l’enseignement à la littérature de jeunesse, nous retrouvons une forme d’abandon, sauf que dans le cas de l’enseignement, il est dissimulé derrière une très grande sollicitude, le mot d’ordre du « proche ».

Hélène Merlin-Kajman : Il y a pourtant des textes qui semblent appeler au contraire la présence de l’adulte. Si on prend les Histoires comme ça de Kipling, par exemple, un classique d’une autre époque mais explicitement écrit pour des enfants, ce sont des textes complexes, discrètement parodiques, très cultivés et difficiles en fait à lire pour un enfant. Mais quand un adulte les lit à haute voix, le ton de voix, accordé aux jeux stylistiques, fait entendre à l’enfant les références qui lui manquent. Ces textes sont adressés, il y a un conteur, un destinataire, et c’est ce jeu tendre et humoristique d’une distance culturelle qui est merveilleux : tout promet que cette distance va être comblée, que l’enfant va grandir. Il y a un plaisir immédiat, doublé d’une subtilité du texte qui vaut comme promesse, et dont il n’est pas nécessaire que l’enfant ait totalement la clé : le mystère, c’est de la complicité adulte, comme dans la vie, qui se profile à l’horizon de sa propre vie.
Mais tout à l’heure, Ivan a évoqué Le Grand cahier d’Agota Kristof, et le scandale qui avait éclaté à Amiens, je crois, lorsqu’un enseignant de 3e l’avait donné à lire à ses élèves : dans ce cas précis, l’enseignant suffit-il à introduire ses élèves à un tel texte ? Le Grand cahier est de façon évidente un livre qui n’est pas écrit pour les enfants, et l’expérience des enfants qui s’y trouve racontée les a mis précisément hors enfance, et totalement hors horizon moral. Et c’est vraiment un texte très fort, du moins de mon point de vue. Et pourtant, je m’interroge : pourquoi choisir ce texte-là, ce texte si blessant pour l’enfance et si terrible dans sa description du monde (il n’y a plus de monde dans Le Grand cahier), alors que la littérature « classique » est riche de tant d’autres possibilités ? Au total, on ne lit pas beaucoup de livres à l’école. Ce n’est pas nécessairement par censure qu’on peut décider d’écarter ce type de textes. Parce qu’à mon sens, pour introduire les élèves à un texte pareil, il faut vraiment être très très bon prof, il faut à la fois beaucop de tact, de compétence, et être clair dans sa propre responsabilité à l’égard du monde, pour parler comme hannah Arendt. On ne peut pas parier sur un tel talent, pas même pour soi-même : mieux vaut se limiter prudemment, parce que lorsque la littérature touche de trop près au corps nu, à la sexualité, - et peut-être aussi au racisme - on n’est jamais sûr de ne pas se laisser déborder par trop de fantasmes – on retombe alors sur la question de la proximité incestueuses, on n’est pas sûr de réussir à rester un minimum dans le symbolique, la culture, en somme...

Ce constat que l’enfant est toujours pardonné est un résultat très impressionnant. Dans le champ de l’enseignement, il évoque pour nous les théories de Philippe Meirieux.
Par ailleurs, pourquoi faudrait-il qu’un livre qui parle des enfants parle comme les enfants. La jactance verbale n’est pas en soi une écriture, sauf quand elle est transformée par un véritable écrivain comme Lautréamont.
Il faut rappeler un petit peu l’histoire de la lecture : le passage du grand in f° au petit in-4° correspond aussi à un passage de la lecture à voix haute à la lecture privée silencieuse. En classe, on n’est pas dans le privé. Nos sociétés ne savent plus ce que c’est que le privé. Une scène scolaire est publique, non au sens d’Arendt (citoyenneté), mais elle n’est pas non plus privée au sens de l’intime. Ce n’est donc pas le problème de la censure morale : on n’enlève pas les vêtements partout. Il y a un effet d’intrusion dans le fait de lire ensemble des choses destinées à l’intime.

Fanny Gossen : Cette question de l’intime est en effet centrale, et l’on n’y réfléchit pas assez : elle se pose aussi lors des ateliers d’écriture, expérience que je connais bien : se dévoiler, se désaper, lire son texte, c’est aussi le problème des adolescents dans des ateliers collectifs…