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Compte rendu de la séance du 10.03.2004
Education et littérature de jeunesse
La séance devait prendre la forme d’un débat avec Brigitte Smadja, professeur et auteur de littérature de jeunesse. Mais elle a eu un empêchement de dernière minute, si bien que la discussion a eu lieu en son absence. I. Introduction (Hélène
Merlin-Kajman) Je précise que
je n’écris pas pour les enfants ou pour les adolescents
ou pou les adultes ou pour les camionneurs ou pour les ministres ou
pour les footballeurs. Franchement, je ne comprends pas ce que ça
veut dire. Je connais beaucoup d’enfants et je n’en connais
pas un seul qui ressemble à un autre. Je ne sais pas ce que
c’est, un continent qui s ‘appelle Les-Enfants ; je ne
sais pas ce que c’est, les enfant. D’ailleurs, je me souviens
d’enfants rencontrés qui n’ont pas du tout aimé
l’un de mes livres, mais alors pas du tout, ils trouvaient ça
ennuyeux, nul. Il ne se passe rien dans ton livre, ils disaient. Moi,
ça ne me gêne pas. Je les comprends. Il y a plein de
livres que je trouve nuls et ennuyeux et que d’autres que moi
adorent. Bien sûr, le même livre de Brigitte Smadja détesté
par certains sera aimé par d’autres. C’est bien
la preuve, s’il en faut une, qu’écrire pour les
enfants en générale, n’a aucun sens. Cependant, ces propos n’ont
rien d’évident, malgré leur apparence de bon sens.
Ils soulèvent même un certain nombre de questions tout
à fait cruciales : Pour mieur cerner le problème,
on peut noter, me semble-t-il, qu’il y a encore vingt ans, les
enfants se trouvaient en gros face à deux sortes de littérature
: Est-ce une bonne chose
que la littérature proposée aujourd’hui aux enfants
soit si étroitement mimétique ? Ce vraisemblable désenchanté
n’est-il pas une illusion construite par des adultes qui ne
peuvent, ne veulent plus rien transmettre, précisément
? Ne risque-t-on pas de perdre, dans ce refus du dépaysement,
une fonction de métaphorisation, de rencontre avec l’altérité,
que la littérature me paraît au contraire plus propre
à prendre en charge que n’importe quel autre medium culturel
? On peut donc interpréter (et condamner) l’impératif pédagogique de proximité mentionné plus haut à cette lumière : le voeu qui consiste à se rapprocher des enfants, à rapprocher d’eux la littérature, pourtant toujours écrite par des adultes, qu’on le veuille ou non, signale des adultes qui désertent leur place symbolique et lui substituent de l’emprise, de l’intrusion : Brigitte Smadja écrit « à la place d’un enfant ». Au lieu d’accueillir les enfants dans un monde où ils doivent peu à peu prendre place, des adultes intrusifs s’introduisent dans la tête des enfants, au moyen de cette première personne du singulier qui les rend illusoirement transparents – du reste, songeons à tous ces faire-part de naissance où les parents font dire « je » à leur progéniture à peine née ! Comment s’étonner dès lors si au final les enfants ne veulent plus lire, si la littérature ne fonctionne plus comme l’ailleurs où la rencontre avec les adultes peut se faire, par le détour de la fiction et des figures, à la fois dans la distance et dans la transmission ? II. Discussion 1) Sur les livres de Brigitte Smadja Lambert Dousson : Pour ce qui me concerne, j’ai ressenti un malaise énorme à la lecture d’Il faut sauver Saïd, avec l’impression de lire un stéréotype de l’histoire de banlieue. Hélène parlait de vraisemblable : j’y ai lu une illusion mimétique au service d’une fausse objectivité, ce qui crée un sentiment d’extrême distance par rapport au livre, quoique en même temps, on reste comme enfermé dedans. Hélène Merlin-Kajman : De la distance, je ne suis pas sûre. J’ai lu ce livre à haute voix à mon fils de douze ans, il était bouleversé, très angoissé jusqu’à la dernière page concernant le dénouement. Il a eu très peur pour Said : en ce sens, il s’est identifié à lui, collé à lui plutôt. L’usage de la première personne a un effet très écrasant, c’est quelque chose de très autoritaire, on prend place dans la tête du lecteur, comme j’ai essayé de le montrer dans La langue est-elle fasciste ? à propos du montage narratif des Derniers géants de François Place et d’Une si jolie poupée de Pef. L’enfant est condamné à s’identifier au héros et à porter sa faute, son destin, comme dans la tragédie, sauf qu’il n’y a pas de dispositif théâtral, donc pas de catharsis. Mais Saïd est innocent, et Brigitte Smadja le sauve in extremis, ce qui soulage les enfants. Marion Mas : Mais cet effet de projection sans distance semble prouver que ce type de livres ne laisse pas de place vraie à l’altérité : l’altérité (culturelle, sociale) est souvent conçue sur un plan exotique, sans qu’elle dérange d’aucune manière. Les livres sont didactiques : il ne faut pas être raciste, il ne faut pas être misogyne, etc. Ce sont de quasi-cours d’éducation civique. Il y a une idéologie de la tolérance, qui pousse aussi à croire que la littérature doit être vécue et vraie : comme si la littérature vraie devait fatalement rendre plus tolérant. La fiction n’a plus de valeur. Ivan Gros : Mais Saïd est-il seulement exotique ? En lisant Il faut sauver Saïd, j’ai eu un sentiment d’usurpation d’identité, de trahison en fait de l’enfance en général et de ce milieu social en particulier : depuis quand voit-on un enfant aussi bien maîtriser le langage, être aussi conforme au rêve que l’école peut faire sur lui ? Il me semble, à travers mon expérience personnelle d’élève et de prof « de banlieue » tout à la fois, voir au contraire que le langage des jeunes manifeste leur désir de rompre avec le monde adulte et qu’il est toujours en évolution. Il est difficile de le fixer dans l’écriture, sauf à lui donner un cadre contextuel très précis. Mais contrairement à Hélène, je ne suis pas sûr que le problème soit celui du mimétisme ou du non-mimétisme de la littérature destinée à la jeunesse. La question est peut-être celle-ci : Le « Je porte en moi la forme entière de l’humaine condition » de Montaigne peut-il fonctionner pour la littérature de jeunesse ? Rien n’est moins sûr. Si on prend un tout autre exemple, celui du Gone du Shabaa d’Azouz Begag, nous sommes également en face d’un livre strictement mimétique et, en ce sens, particulier. Azouz Begag, qui y raconte sa propre histoire mais sans user de la première personne du singulier, utilise un langage daté et situé dans un lieu précis, dans un bidonville de Lyon des les années 1960-70. Il s’adresse à des adultes, mais transmet l’expérience sociale et linguistique d’enfants immigrés dont les parents ne parlent pas français, quasiment pas. A destination des lecteurs enfants qui pourraient ne pas tout comprendre, on trouve un glossaire à la fin du livre, pas ces définitions dans le corps du texte comme dans Il faut sauver Saïd. D’où une certaine étrangeté à la lecture, une certaine crudité aussi : par exemple les enfants jouent à des jeux érotiques en utilisant des mots obscènes qu’ils ne comprennent pas, comme « enculer » : le mot choque, mais par contraste, le jeu auquel ils jouent fait sourire, et je note au passage que mes élèves n’ont pas compris, ils étaient convaincus qu’il s’agissait d’une tournante, ils étaient à la fois surexcités, et choqués que ces pages leur soient transmises par l’école... Au contraire, l’écriture qu’emploie Brigitte Smadja dénonce son incapacité à prendre la place des enfants. Cette littérature est liée à une pudeur obligatoire. Dès lors qu’on transgresse cette loi, il y a un risque de censure, comme dans l’affaire du Grand cahier. Brigitte Smadja contourne le risque d’impudeur en choisissant un vocabulaire sans gros mots. Quand on connaît l’extrême grossièreté des élèves, cela paraît faux, dérisoire... Ne serait-ce pas une loi du genre de la « littérature de jeunesse », que cette exigence de pudeur à ne pas transgresser ? Charlotte Taieb : Je reviens à ce qu’a dit Hélène. Personnellement, j’ai complètement retrouvé mon adolescence dans la lecture d’un grand nombre de romans de Brigitte Smadja, donc j’ai aimé ce côté mimétique. En revanche, ce qui me paraît gênant, c’est qu’il y a une démonstration. Par ailleurs, le rapport adultes-adolescents est troublant : dans J’ai hâte de vieillir, à la fin du livre, l’adolescente est devenue plus vieille que ses parents, et elle a hâte de rajeunir plutôt que de devenir comme eux. On voit les adultes qui s’amusent lors d’une soirée organisée par sa mère, mais elle, elle n’y arrive pas : elle s’enferme dans sa chambre. Elle a l’air d’être en position surplombante, comme si elle en connaissait plus que les adultes. Brigitte Smadja ne fabrique-t-elle pas des adolescents qui sont en fait comme elle-même ? N’est-ce pas l’une des modalités de la confusion dont parlait Hélène ? Marc Le Monnier : En vous écoutant, une autre chose me frappe : la littérature pour la jeunesse ne propose pas de roman d’apprentissage. Dans les romans de Brigitte Smadja, c’est comme si on entendait une voix d’adulte qui disait sans cesse : il n’est pas souhaitable d’être adulte, il va falloir, non pas apprendre, mais s’armer pour entrer dans ce monde peu enviable. Les pensées y sont affirmées sur le mode d’une expérience constatée (c’est toujours comme ça), dont le processus n’est pas représenté par le roman. Les seules fois où l’enfant grandit, c’est par l’amour, qui est évoqué de manière très pudique en effet, comme le remarque Ivan. L’équipe de la Villa Préaut, François Marty nous ont dit que l’adolescence était un âge auquel tout peut se rejouer. Les romans de Brigitte Smadja expriment une attirance pour cet âge, comme pour faire un arrêt sur image, rejouer le film où tout est encore à la fois possible et suspendu ? Gaëlle Brynhole :
Il est peut-être utile de préciser que les premiers livres
de Brigitte Samdja n’étaient pas destinés d’abord
aux collégiens : parus dans la collection « Neuf »
de l’Ecole des Loisirs, ils étaient destinés aux
9-10 ans. Brigitte Smadja a donc un lectorat d’enfants plus
que d’adolescents. Mais l’Ecole des Loisirs a pour politique
éditoriale de suivre son lectorat : certains livres peuvent
ainsi passer de la collection Neuf à la collection Medium destinée
aux collégiens. Le but de Brigitte Smadja n’est pas de
viser la complexité des personnages ou la littérarité.
Elle cherche à produire des textes lisibles par des enfants
ou des adolescents. Séverine Lebrun
: Je suis frappée par le fait que vous parlez tous de littérature
pour la jeunesse, destinée aux enfants, etc. En termes éditoriaux,
nous, les professionnels, nous disons : « littérature
de jeunesse ». Ce détail aurait-il du sens ? Il y a quelque
temps, j’avais fait un travail pour essayer de repérer
des critères qui permettent de distinguer, dans les livres
lus par des adolescents, la littérature tout court de la littérature
de jeunesse, vraiment écrite pour eux. Le seul critère
que j’ai cru repérer, le point commun de tous ces livres
pour la jeunesse est le suivant : le héros est un adolescent
à qui tout est pardonné. Il faut lire par exemple, de
Martine Pigg, l’histoire d’un enfant qui tue son père.
[Un mot pour expliquer ?] Gaëlle Brynhole :
Mais à l’inverse, comme le notait tout à l’heure
Ivan à travers son expérience de lecture en classe du
Gone du Shabaa, les élèves séparent très
nettement l’école et leur propre vie. De fait, concernant
la pudeur, les élèves sont généralement
très réticents devant les scènes de sexualité.
Beaucoup d’adolescents ont couramment accès à
des images beaucoup plus violentes que toutes celles qu’une
bonne B.D. peut offrir, ce ne sont donc pas les images en soi qui
les surprennent, mais comme élèves, ils sont scandalisés
: des élèves avaient dit à un prof qui leur faisait
étudier un BD de Marvano, « Vous êtes fous de nous
faire lire des BD où il y a des femmes nues ». Diane Huyez : François Marty avait souligné l’importance du professeur comme support de transfert. Le livre en est un aussi. Or, l’école ne s’occupe plus des livres pour lesquels les élèves auraient vraiment besoin d’adultes. C’est la même chose avec la télévision, devant laquelle les enfants sont abandonnés sans adultes. Dans le privilège accordé par l’enseignement à la littérature de jeunesse, nous retrouvons une forme d’abandon, sauf que dans le cas de l’enseignement, il est dissimulé derrière une très grande sollicitude, le mot d’ordre du « proche ». Hélène Merlin-Kajman
: Il y a pourtant des textes qui semblent appeler au contraire la
présence de l’adulte. Si on prend les Histoires comme
ça de Kipling, par exemple, un classique d’une autre
époque mais explicitement écrit pour des enfants, ce
sont des textes complexes, discrètement parodiques, très
cultivés et difficiles en fait à lire pour un enfant.
Mais quand un adulte les lit à haute voix, le ton de voix,
accordé aux jeux stylistiques, fait entendre à l’enfant
les références qui lui manquent. Ces textes sont adressés,
il y a un conteur, un destinataire, et c’est ce jeu tendre et
humoristique d’une distance culturelle qui est merveilleux :
tout promet que cette distance va être comblée, que l’enfant
va grandir. Il y a un plaisir immédiat, doublé d’une
subtilité du texte qui vaut comme promesse, et dont il n’est
pas nécessaire que l’enfant ait totalement la clé
: le mystère, c’est de la complicité adulte, comme
dans la vie, qui se profile à l’horizon de sa propre
vie. Ce constat que l’enfant
est toujours pardonné est un résultat très impressionnant.
Dans le champ de l’enseignement, il évoque pour nous
les théories de Philippe Meirieux. Fanny Gossen : Cette question
de l’intime est en effet centrale, et l’on n’y réfléchit
pas assez : elle se pose aussi lors des ateliers d’écriture,
expérience que je connais bien : se dévoiler, se désaper,
lire son texte, c’est aussi le problème des adolescents
dans des ateliers collectifs… |