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Compte rendu de la séance du 19 novembre 2003


Invité : Denis Kambouchner, professeur de philosophie à l’université Paris 1, auteur d’Une école contre l’autre, Paris, PUF, 2000
 

Présents : Julie Puertas, Christophe Angebault, Emmanuel Chanial, Lambert Dousson, Denis Sigal, Nicolas Rodier, Leslie Kaplan, Maritza Gonzales, Marion Mas, Elodie Martin-Christol, Ivan Gros, Alain Brun, David Marquez-Lopez, Hélène Merlin-Kajman, Marc Le Monnier, Séverine Chauvel, Gaël Tijou, Charlotte Taïeb, Soumiya Abbassi, Damien Rémont, Dominique Pélegrin, Lucie Delaporte, Diane Huyez (rapporteur).
 
 

L’école, lieu d’éducation ?

Introduction

Hélène Merlin-Kajman : Nous sommes très heureux de vous accueillir, d’autant que nous avons déjà consacré deux séances à votre travail , la première à Une école contre l’autre, la seconde à votre texte intitulé « La culture »,et paru dans Notions de philosophie III, Paris, 1995.Votre réflexion nous intéresse d’autant plus qu’elle procède tout à la fois d’une très grande exigence philosophique et d’une confiance dans les vertus de la « haute culture » qui n’a pourtant rien d’élitiste. C’est une position dont la rigueur intellectuelle et éthique est très impressionnante.
Le thème de notre rencontre pourrait nous permettre d’articuler deux questions du débat national sur l’éducation : 
« 5. quel socle commun de connaissances, de compétences et de règles de comportement, les élèves doivent prioritairement maîtriser au terme de chaque étape de la scolarité obligatoire ? » 
« 15. Comment lutter efficacement contre la violence et les incivilités ? »
La question 5 met sur le même plan « connaissances », « compétences » et « règles de comportement », alors qu’en somme on pourrait s’attendre à ce que le problème des « règles de comportement » constitue le préalable à la question 15. On peut rappeler à cet égard qu’Hannah Arendt, dans « La crise de l’éducation », distingue la compétence de l’enseignant, de son autorité : elle affirme que ce n’est pas de son savoir que l’enseignant tire son autorité, mais de sa fonction de « représentant du monde ». Je ne sais si vous seriez d’accord avec cette distinction : lors d’un colloque récent où vous exposiez vos « Idées pour le collège », vous affirmiez : « Les problèmes de comportement doivent bien entendu être traités avec la plus grande attention et la plus grande persévérance par les professeurs, les administrations et les personnels compétents. Bien entendu aussi, tout enseignement ou activité peut donner à l’enseignant l’occasion de remarques ou rappels d’ordre moral. Toutefois, pour des raisons de compétence aussi bien que d’efficacité, l’éducation morale des enfants ne peut ni ne doit devenir l’obsession de l’institution scolaire et son objectif le plus général; et il n’y aurait notamment aucun sens à faire de la dimension « citoyenne » des savoirs à transmettre le principe de leur sélection. » (Rencontres de Bordeaux, co-organisé par la bibliothèque du Grand-Parc et CLISTHENE, le collège expérimental de Bordeaux, mercredi 24 septembre 03)
J’en conclus que vous seriez sans doute d’accord avec Hannah Arendt pour isoler la compétence de l’enseignant, mais peut-être pas pour réduire son autorité à son rôle de représentatn des adultes et du monde.

Denis Kambouchner : On admet aisément que l’enseignant représente, face aux enfants, le monde des adultes; qu’il représente le monde tout court, c’est une idée extrêmement forte, qu’ H.A. n’avance pourtant pas sans une certaine dose de lyrisme et de rhétorique. Par rapport aux problèmes que pose la spécification de cette idée, il me semble intéressant de recentrer les choses sur la responsabilité intellectuelle que l’enseignant peut exercer en dehors même du strict contenu des programmes. Votre interrogation sur l’articulation entre les questions 5 et 15 du questionnaire est justifiée parce que cette responsabilité intellectuelle des enseignants n’est pas assez autorisée, encouragée, ce qui a des répercussions évidentes sur le comportement des élèves. Les élèves ont conscience des défauts de l’institution scolaire, et peuvent à juste titre s’y sentir perdus et parqués, ce qui potentialise les comportements violents. La réalité encore à demi virtuelle, mais à demi seulement, du parc scolaire peut être opposée à ce qui serait un jardin, un espace scolaire où la responsabilité intellectuelle serait pleinement assurée dans la classe, et au-delà.
 

La responsabilité intellectuelle et le relativisme culturel

H.M-K : Pouvez-vous préciser ce que vous entendez par « responsabilité intellectuelle » ? Il me semble que le « monde » dont parle H. Arendt a une autre dimension, en direction de laquelle nous orientons nos questions à l’Observatoire.

D.K. : Dans La crise de la culture, la fonction « monde » est inséparable de la fonction « œuvre ». Présenter le monde équivaut à mettre les élèves en présence des œuvres.
 
H.M-K. : Mais chez Hannah Arendt, le monde a aussi rapport avec le domaine public, qu’elle présente aussi comme une sorte d’œuvre par différence avec le monde domestique : le domaine public suppose le partage de certaines formes. Comment articuler le monde des textes et la responsabilité intellectuelle des enseignants les formes, la scène publics ? 

D.K. : La responsabilité intellectuelle est d’abord une question de compétence : il faut le dire avec force, à un moment où l’on tâtonne à la recherche du remplacement maximal des enseignants par des ordinateurs. Dans l’enseignement élémentaire par exemple, beaucoup dépend de la quantité des choses enseignées ainsi que de l’organicité de leur enseignement, car si le savoir est segmenté il s’acquiert sans horizon, ce qui est très négatif. Ainsi, au C.P., il faudrait articuler davantage l’apprentissage de la langue aux textes lus : il est aberrant de leur lire des histoires au passé simple et d’attendre le CM2 pour en appendre la conjugaison. Il convient d’apprendre ensemble les choses qui sont liées, et d’abord de montrer ces liaisons, dont on ne peut imaginer que les élèves puissent les découvrir toutes par eux-mêmes. Restaurer exactitude et vitalité dans la parole enseignante est la première manière de lui redonner sa légitimité.

H.M-K. : Mais doit-on fonder un système sur une demande d’excellence généralisée à l’égard des enseignants ? N’est-ce pas utopique, surtout dans un système où la massification de l’enseignement a en quelque sorte massifié aussi les enseignants.

D.K. : Il est bien évident que dans aucun système concevable, les enseignants n’atteindront tous au même degré de maîtrise ou de virtuosité. Mais, dans les politiques éducatives récentes, le rabaissement des exigences intellectuelles est indiscutable. Et donc, tout ce qui, pour la formation des enseignants et pour l’exercice de leur métier, contribuera à restaurer un idéal de culture et d’exactitude me semble devoir être positif, surtout en ce qui concerne les professeurs des écoles. L’enseignement devrait dans son ensemble se faire plus philosophique, au sens large que le mot avait au XVIIIème siècle. Dire cela n’est pas ouvrir la porte au verbiage et à l’opinion personnelle, mais au contraire faire signe vers une nouvelle rigueur. Et cette rigueur, par ailleurs, ne doit pas être opposée à un esprit de jeu, à une effervescence organisée dans le maniement des choses de l’esprit, par exemple lorsqu’on fait du théâtre avec les élèves. Je pense qu’il est indispensable de privilégier une certaine effervescence et que cette « gaieté » intellectuelle se traduirait très vite par des modifications sensibles du comportement des élèves.

Ivan Gros : Mais ne croyez-vous pas que l’enseignant semble avoir aujourd’hui très peu de poids à l’échelle des grands mouvements de civilisation ? La crise de la culture ne déborde-t-elle pas la crise de l’école ? Quel statut donner à la culture dans laquelle s’enferment les jeunes comme le hip hop ? Comment articuler l’humanisme et le hip hop ?

D.K. : Beaucoup de jeunes donnent aujourd’hui le sentiment d’être « enfermés dehors ». Le problème n’est pas celui des modes, des goûts générationnels : le problème commence lorsqu’on se trouve face à un système de captation complète, quand il n’y a pas de réel, pas de passé et peu de futur. Il y a peu de rêve dans cette culture. Et la culture de la dérision, instituée comme une attitude de tous les instants comme le montre aussi Hélène Merlin-Kajman dans son livre, est bien plus inquiétante, car elle gagne toute la culture. Or, il ne faut pas croire qu’on ne peut pas arracher les élèves à cette captation. Il faut pour cela trouver les objets adéquats, avec les modes, les rythmes et les styles qui définiront leur usage maximal. Tout le monde s’accorde pour dire – Ph. Meirieu comme ses adversaires - que lorsque l’on fait travailler les enfants sur une matière mythologique, ils sont captés. Cela montre qu’il existe des possibilités de contre-proposition, et qu’on peut sortir les élèves de cet enfermement. Mais il faut pour cela une action très précoce.
Maintenant, que penser des enseignants qui adhèrent aux formes les plus vulgaires du relativisme culturel (du type, « les auteurs classiques, réservés aux élites, sont obsolètes, et chacun a sa culture ») ? Devons-nous vivre pacifiquement avec cette idée, avec ce doute qui se met à habiter les enseignants eux-mêmes et mine l’institution scolaire de l’intérieur ? Il est clair que cette doctrine et cet état de chose constituent autre chose que des épiphénomènes : il s’agit d’un moment dans l’histoire de la culture, indissociable d’un certain devenir de la société et de la « démocratie » modernes. A ce titre, il n’y a pas d’apparence qu’un enseignant puisse par lui-même élaborer une contre-doctrine et trouver dans ses propres forces les éléments d’un contrepoids ; pour le coup, la responsabilité intellectuelle ici engagée est de nature collective, et c’est notamment celle du monde universitaire. On peut regretter qu’en France, contrairement aux Etats-Unis par exemple, peu d’universitaires s’investissent dans l’étude de telles questions.

Gaël Tijou : Cela n’apparaît pas dans le film Elephant où on voit un lycée ouvert et des individus qui se croisent dans des ateliers. Le relativisme culturel y saute aux yeux, par exemple lors d’un atelier discussion autour du thème de l’homosexualité.

D.K. : Le film donne en effet cette image, dans un parti pris désertique, en montrant peu d’adultes, pas de cours. Il y a un seul parent et il est défaillant. Mais, s’agissant des Etats-Unis, j’avais autre chose en vue. L’enseignement secondaire y est catastrophique, à quelques isolats près, mais on rencontre en Amérique une plus grande conscience de la nécessité d’une prise en charge intellectuelle et philosophique des questions de société et d’éducation, même si l’expression en est maladroite ou contestable.

Charlotte Taïeb : Et que faire pour être toujours dans cette exigence de responsabilité intellectuelle ? Les enseignants doivent-ils être, selon vous, dans une recherche continue ?

D.K. : L’effort à fournir concerne d’abord la préparation des cours, seul ou à plusieurs. Il prend aussi la forme d’une lutte contre une forme de répétition dans laquelle les meilleures choses se démonétisent. Se pose aussi la question de l’engagement personnel selon un mode différent selon les situations (parfois difficiles). Quoi qu’il en soit, la formation initiale devrait être allongée et diversifiée, le tutorat mieux s’exercer. Un enseignant devrait pouvoir trouver conseil auprès des autres. Couper le secondaire des circuits universitaires est une très mauvaise chose : il faut réorganiser la formation continue et recréer un espace intellectuel habitable autour des institutions scolaires. La formation des professeurs des écoles en particulier est trop courte dans beaucoup de domaines.  
 

Ouvrir et étendre le cadre scolaire et/ou réinventer le monde commun

H.M-K. : Je reviens sur vos « Idées pour le collège ». Vous proposez notamment d’ouvrir davantage les établissements scolaires et d’y encourager la présence des élèves après les cours afin de lutter contre leur sentiment de « parquage ». 

D.K. : Il faut prendre acte du fait que le foyer familial a cessé d’être un lieu structurant pour devenir au contraire un espace destructurant puisque les enfants y sont livrés à eux-mêmes, avec pour compagnie la télévision ou des jeux vidéos. Face à cette situation, nous devons envisager d’étendre le temps de présence à l’école dans le cadre d’un transfert des charges entre le foyer et l’école. L’accès à l’étude dirigée devrait notamment être généralisé, car le recours aux cours particuliers ou aux parents pour les devoirs est socialement injuste et finalement anormal peut-être pour toutes les couches sociales. Il en va de même pour les activités sportives ou culturelles : de nombreuses demandes ne sont pas satisfaites faute de crédits. En outre, on devrait multiplier les ateliers artistiques. Mais bien sûr, l’ouverture des établissements suppose un important investissement public.

I.G. : L’expression « parquer les élèves » me rappelle le cas d’un collège d’Aubervilliers que l’architecte avait conçu comme une structure ouverte traversée par une voie piétonne. Au bout de deux mois l’administration a décidé de la fermer. Dans cet exemple ne peut-on pas penser que le « parc » s’oppose à la « jungle » environnante ?

D.K. : J’entends par « parc scolaire » un endroit où l’on regroupe des élèves pour attendre, et ceci a lieu lorsque l’institution scolaire se démet de ses responsabilités. La vigilance et la générosité de l’offre d’enseignement y font défaut. Mais le « jardin » pourrait tout à fait être clos, au sens  architectural : ce n’est pas le principal problème à mes yeux.

Élodie Martin-Chrisol : Pourquoi envisager seulement l’école et pas d’autres structures ? L’école, aussi ouverte qu’elle puisse être, ne palliera jamais à tous les manques. Jusqu’où la réflexion peut-elle aller en se centrant exclusivement sur l’école ?

D.K. : Bien sûr, il serait souhaitable qu’existent des lieux spécifiques pour encadrer les enfants et les adolescents hors temps scolaire. Mais créer des lieux municipaux en grand nombre posera des problèmes difficiles. Le seul moyen de satisfaire cette demande sans créer un système trop inégalitaire est d’ouvrir les établissements plus longtemps et à des activités plus variées : c’est une position pragmatique : l’école existe, elle est déjà là. La demande aussi existe, demande d’études dirigées, demande d’ateliers, etc. Il me paraît scandaleux que l’école publique n’y réponde pas. 

H.M-K. : Je suis entièrement d’accord avec cette idée d’ouvrir les établissements scolaires, de transférer en somme une partie de l’ancienne compétence familiale – dont Jacques Donzelot, dans La Police des familles, rappelle qu’elle est une création du XIXe siècle – à l’institution scolaire. Un problème se posera tout de même : à l’intérieur de l’école, y a-t-il accord sur le cadre lui-même – sur le monde commun ? Et ce cadre peut-il acquérir un minimum de fiabilité si les mêmes adultes qui, à l’intérieur d’un établissement, puniront un élève qui casse la figure d’un camarade, ne le font plus si cela se passe à l’extérieur ? A l’Observatoire, nous tenons à rappeler que l’éducation ne se joue pas seulement entre la famille et l’école : les enfants circulent de l’un à l’autre espace par des lieux publics, la rue par exemple. Et là, ils sont purement et simplement abandonnés : les adultes y oublient le monde commun. Un exemple :  j’attendais mon fils devant l’école primaire avec une mère. Le directeur sort et se met à lui parler de son fils, dont je comprends qu’il était responsable d’un incident suffisamment grave pour que finalement, le directeur lui propose d’aller en discuter avec lui dans son bureau. Les enfants sortent quelques instants après. L’enfant de la dame se retrouve seul à l’extérieur puisque sa mère est toujours avec le directeur. Un groupe d’adultes fond alors sur lui, le prennent à partie, font un cercle menaçant autour de lui. J’interviens pour souligner qu’il est seul, qu’il ne faut pas le traiter ainsi, même s’il a fait une grosse sottise, que cela doit se régler autrement, et je me fais injurier au motif que « ça ne me regarde pas » ( «  C’est pas votre fils, alors, de quoi on se mêle ? ») . On peut du reste penser que le directeur ni la mère n’auraient dû laisser l’enfant en plan sur le trottoir. Je vois ici une sorte de continuum de destructuration, si je peux dire : car on ne peut pas dire qu’il y ait un monde commun lorsqu’une réaction qui semble normale à quelqu’un ne l’est absolument pas pour les autres. De même, j’ai assisté l’en passé à la représentation théâtrale d’un atelier-théâtre (CM1+ CM2) : c’était un désastre, les enfants étaient revêches et ne savaient même pas leur texte, pas une seule phrase sans qu’on leur souffle, et ils ne parvenaient même pas à répéter. Mais les parents, les spectateurs ont applaudi…Quelque chose doit être réexplicité dans nos réactions les plus élémentaires. Sinon, l’accroissement du temps passé en classe ne changera rien.

M.M. : La phrase « ça ne te regarde pas » émane parfois des adultes qui s’adressent aux enfants : il m’arrive de la prononcer à l’égard d’élèves qui me semblent trop curieux...

D.K. : S’agissant des ateliers, il va de soi qu’ils devraient être animés par du personnel compétent, et les activités (comme les textes, pour le théâtre) choisis judicieusement. Pour ce qui concerne les rapports entre intérieur et extérieur de l’établissement, il y a quantité de questions auxquelles je serais bien embarrassé d’avoir à donner une réponse précise ; toutefois, je pense qu’il faut lutter contre ce que j’ai appelé, dans Une école contre l’autre, « l’aphasie de l’institution ». L’école en tant qu’institution doit dire à titre général un certain nombre de choses aux parents, à savoir, leur préciser les conditions d’une scolarité réussie : en matière de rythmes et de pratiques quotidiennes, mais aussi d’usage de la télévision, etc. Parallèlement, il faudrait développer dans toute la mesure des besoins les dispositifs d’intégration linguistique. Il est certain que l’école est vécue par beaucoup de parents comme une machine dont ils attendent beaucoup mais qui leur est étrangère. Mais dans certains établissements, un travail de fond est fait avec les parents, le dialogue est pris au sérieux et cela permet de sortir de la fatalité. Cela suppose une grande disponibilité, une grande énergie de la part de l’équipe éducative, et de la part du chef d’établissement qui a là-dessus un rôle énorme à jouer.

C.T. : Je pense à deux expériences qui montrent la difficulté à établir la responsabilité des adultes à l’extérieur de l’école. J’enseignais dans un lycée technique à des garçons de 20 ans. Je prenais le même train qu’eux et j’ai voulu intervenir un jour qu’un élève, qui n’était pas de ma classe, jetait des pierres sur un garçon qui se trouvait sur le quai d’en face. Quinze jeunes ont alors fait cercle autour de moi et j’ai été sauvée car j’ai eu la présence d’esprit de dire : « on règlera ça lundi ». Après cette aventure, je ne suis plus intervenue quand ils se comportaient mal sur le quai. Un autre exemple concerne des élèves de 4e qui avaient volé la voiture de leurs parents. L’école n’avait pas été informée. Ils ont recommencé un an plus tard, avec accident grave à la clef, un gamin défiguré à vie : ni l’école, ni la police, ni la famille ne s’étaient concertés. Comment repenser la fonction des adultes quand les fonctions semblent à ce point morcelées ?

Dominique Pélegrin : Le sociologue Sébastien Rocher explique l’augmentation de la délinquance par le vide social. L’espace public n’existe pas hors de la volonté des adultes. La réflexion sur la place de chacun dans l’espace public est gênée par l’idéologie d’autonomie des enfants. On oublie qu’il faut les garder. On pourrait imaginer des groupes de présence devant les établissements assurés par exemple par des pères retraités.

D.K. : En effet. De toute manière, outre que dès la maternelle les cours de récréation sont trop peu surveillées, il existe fréquemment dans l’école des lieux à demi-abandonnés : le problème des toilettes, soulevé récemment, ne peut pas être à cet égard tenu pour négligeable. En principe, l’environnement physique offert aux enfants – repas compris - devrait être aménagé et entretenu avec le plus grand soin ; autrement, il leur sera facile de considérer que l’école qu’ils sont obligés de fréquenter n’est pas faite pour eux. 

Denis Sigal : Ne peut-on pas pallier à l’aphasie de l’institution par le recours à des associations ?  J’ai entendu parler de l’une d’elles, par exemple, dirigée par une mère de famille africaine dont les enfants ont réussi. Cette femme dit aux autres parents ce qu’il faut faire, elle les conseille pour que leurs enfants réussissent eux aussi à l’école. Ce genre d’initiatives n’est-il pas à généraliser et quel statut donner à ce genre de personnes ?

D.K. : Comment refaire une société acceptable ? Nous arrivons à mon sens à la limite de ce qui peut être élaboré à titre de propositions pour l’école. Et cependant, il me semble que si l’on déployait plus d’énergie pour que l’école « accroche » les enfants mieux que ce n’est le cas aujourd’hui, quelque chose se modifierait de ces comportements eux-mêmes.

Leslie Kaplan : Dans le film Elephant, l’un des assassins joue Beethoven de façon éblouissante. Il s’arrête puis passe à un jeu vidéo très violent. Le problème ne vient-il pas du fait que tout est mis à égalité, que les choses sont juxtaposées sans lien ni hiérarchie ? Il faut se poser la question des enjeux. Quel sens donner à la culture, et ne doit-elle pas être soutenue par les adultes ?

D.K. : Ce passage du film est très beau mais m’a aussi paru à la limite du plausible. Il me semble que pour qui joue la Sonate au Clair de Lune comme le jeune homme de ce film, les choses ne peuvent précisément pas être juxtaposées « sans lien ni hiérarchie ». Peut-être l’interprétation de la Sonate est-elle ici elle-même « désertique »… En tout cas, il faut donner du Beethoven aux enfants, et à une dose autre que symbolique !

Lambert Dousson : Vous disiez tout à l’heure que l’ouverture des établissements supposait un gros investissement public : mais supposons qu’on n’obtienne pas cet investissement, supposons que nous devions faire avec ce dont nous disposons déjà. Du reste, les moyens doivent exister puisque l’Education Nationale est le premier budget de l’Etat. Comment faire, sinon d’essayer de modifier le rapport privé/public ? L’atomisation des groupes, des intérêts, correspond au recul du service public, pas seulement le recul des établissements secondaires. De ce point de vue, l’université s’est mise à ressembler à un supermarché. La privatisation des universités n’apportera aucun changement à cette situation sinon des vigiles supplémentaires. Il y a une extension du domaine privé. Comment alors changer les modalités du rapport professeurs-parents et faire que ces derniers n’interviennent plus sur le mode du privé ? Comment faire pour que le parent qui vient à l’école soit un sujet collectif ?

D.K. : Concernant les moyens, sans doute existe-t-il dans certains lieux du « système éducatif » des gaspillages réels, qu’il faut dénoncer. Au-delà, il faudrait à coup sûr faire la démonstration d’un peu d’imagination pour lutter contre l’idée selon laquelle l’enseignement public n’aurait plus d’avenir (sinon sous la forme du « parc »). Nous devons pouvoir dire, là où nous sommes, sur le mode de la négociation : « nous sommes prêts à apporter ceci, mais voulons cela ». Plus de formation, plus de temps, etc. On invoque toujours la faute du libéralisme, comme si « le Capital » n’avait besoin de personnes qualifiées qu’en petit nombre. Comme toutes les idées simples, celle-ci est séduisante, mais fausse : le calcul, la logique économiques exigeraient en fait une élévation assez générale du niveau de formation, chose qu’on n’obtiendra pas, me semble-t-il, sans prendre au sérieux le problème de la culture. 

L’Observatoire de l’éducation remercie chaleureusement Denis Kambouchner de sa présence et de cette discussion.