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Compte rendu de la séance du 11 juin

Exposé de Diane Huyez : L’enfant sorcier africain entre ses deux juges : 
approche ethnopsychologique de la justice, de Martine de Maximy, 
Thierry Barenger, Hubert de Maximy, préface de D. Salas (éd. Odin, 2000) 

Exposé de Lambert Dousson sur Eloge de la sécurité de Didier Peyrat 
(vice-procureur de la République au tribunal de grande instance de Pontoise)
(Gallimard / Le Monde, 2003)

Présentation par Séverine Chauvel sur l’article de 
Denis Salas : "Refonder l’Etat éducateur" 
(p.144 du n° d’Esprit de mars-avril 1998, “ A quoi sert le travail social ? ”).

Présents : Emmanuel Chanial, Lambert Dousson (rapporteur), Séverine Chauvel, Diane Huyez, Nathalys Fiokouna, Marc Le Monnier, Damien Rémond. 

Exposé de Diane Huyez :
A partir de l’exemple d’Ibra (10 ans environ), qui s’était retrouvé dans le cabinet du juge pour avoir agressé une CPE et qui, une fois reconnu comme enfant griot, a pu trouver une place dans la société et a abandonné ses pratiques violentes, T. Barenger, juge des enfants à Paris et président de l’association des magistrats de la jeunesse et de la famille, établit une série de constats sur la question de la place des enfants, et plus spécialement ceux issus de l’immigration africaine, dans le système judiciaire français : dans une société où l’enfant est à la fois potentiellement victime et délinquant, la justice des mineurs doit assurer une mission d’intégration qui nécessite la prise en compte de la culture d’origine. Quand les “ justices de proximité ” (famille, voisinage, école) sont en faillite, la justice devient un lieu de débat, “ l’espace public où s’élaborent, s’interprètent et s’appliquent des normes communes ”. Or il existe des points communs entre les cultures qui permettent au juge de faire adhérer le justiciable aux décisions prises (ex. le droit français se réfère, comme en Afrique, à la filiation). Une discipline, l’ethnopsychiatrie, peut donc donner du sens et aider à imposer “ le principe d’ordre public du droit français ”. La tâche du juge est d’être à la fois celui qui rappelle les limites et celui qui crée des liens. 
1. En Afrique, la sorcellerie prend en charge la représentation des troubles mentaux et les dysfonctionnements familiaux et sociaux, et fournit des moyens de régulation. Le rapport de l’enfant aux adultes est codifié : son nom lui donne sa place dans le lignage, la parole permet de se situer dans le groupe social et chaque adulte est un médiateur entre l’enfant et ses proches. Les instances traditionnelles africaines distinguent juridiction des hommes (conflits entre les individus du lignage) et juridiction des esprits (interdits majeurs), mais ne font pas de distinction entre justice et thérapie. Toute “ assemblée de justice ”, où la parole occupe une grande place, sert à rappeler les lois fondatrices de la société. Par ces rappels (qui ne sont pas forcément en lien direct avec la faute), la justice des mineurs française se rapproche de la justice traditionnelle africaine. Il existe différentes formes de justice en fonction de la gravité des faits. Dans les cas où il ne s’agit que de médiation, la justice a une fonction d’arbitrage, pouvant être assurée par n’importe qui. Pour les procès contentieux, l’objectif est la conciliation et le retour de l’auteur du trouble dans le groupe ; les affaires sont discutées plutôt que jugées, et venir au tribunal signifie accepter de régler les litiges. Il y a une appropriation de la justice par le groupe. L’aspect thérapeutique intervient en cas de transgression d’un interdit d’ordre politique ou initiatique, qui implique une rupture de communication avec les ancêtres. La thérapie (appel à un bon sorcier ou pratique de l’ordalie) est un préalable à la discussion. 
2. En France, le juge possède différents moyens d’action face aux mineurs : L’assistance éducative et les condamnations pénales (l’ordonnance de 1945 fait primer l’éducatif sur le répressif et conduit à la prise en compte de la personnalité du mineur). Les affaires sont traitées en audience de cabinet (débouchant sur une remise aux parents ou une admonestation) ou au tribunal pour enfants. La notion de “ clinique judiciaire ” définit le travail du juge comme celui qui donne du sens à des situations désorganisées : il doit s’efforcer d’obtenir l’adhésion des parents ; le jugement s’apparente à une forme de négociation. Cette nécessité justifie la médiation ethnoclinique et éventuellement une expertise ethnopsychiatrique, qui est un travail de restauration ou de création de liens intrafamiliaux mais aussi de lien entre la famille et la société. La médiation a pour objectif la mise en présence de la logique judiciaire et de la logique culturelle. Le médiateur est un psychologue clinicien appartenant à l’aire culturelle de la famille. Il s’agit de savoir comment auraient été compris et traités les faits dans la culture d’origine. Cette médiation s’inscrit dans le strict cadre judiciaire suivant une charte déontologique : le cadre judiciaire ne doit jamais être un lieu de soin. L’expertise réunit le thérapeute, un co-thérapeute, la famille et les acteurs judiciaires. Ils n’interviennent pas à titre de témoins mais comme participants. Il s’agit de nommer et définir le symptôme dans la culture du patient pour pouvoir le traiter. Réservée à des cas lourds, l’expertise est une consultation non obligatoire et qui ne débouche pas nécessairement sur une thérapie longue (contre le temps limité de la procédure). 
3. Les exemples décrits à la fin (Téo, 13 ans, Sara 10 ans, de première génération d’immigrés) montrent que l’expertise a pour objectif de faire comprendre aux familles quelle est la fonction du juge, et surtout de mettre en œuvre une étiologie des comportements des enfants, débouchant sur une mise en évidence des secrets familiaux (enfants naturels, enfants sorciers) et de leur ancrage dans le pays d’origine, ce que la démarche judiciaire ne peut effectuer. L’enfant est un symptôme qui permet de renouer les liens à l’intérieur de la famille.

Conclusion de Diane. La justice dans cette perspective apparaît comme l’œuvre d’un groupe. Il s’agit de mettre en récit les conflits, puisque le juge motive une discussion entre adultes sur l’enfant. Ainsi le juge donne sa place à l’enfant et à l’adulte. On peut cependant se demander si, dans une telle intervention de la psychologie dans l’acte de justice, on ne risque pas la confusion entre juger des actes et juger des personnes, ce qui pose la question de la lisibilité de la sanction. L’exemple du CPE (cf. introduction) conduit à se demander si l’école doit prendre en compte de telles situations. Enfin, si la justice pour enfants constitue le dernier lieu où les règles peuvent être débattues, l’école, la famille, le voisinage (définis comme des lieux de “ justice de proximité ” par T. Barenger) peuvent-ils devenir ces lieux de débat ? 

Discussion :
L’autorité et le pénal. La prise en charge de la justice par le groupe permet une conciliation entre verticalité (droit objectif) et horizontalité (droit subjectif). Mettre en récit les conflits rappelle la notion d’identité narrative de P. Ricœur, c.à.d. la possibilité de réassumer son passé en le mettant en récit par la parole, pour des personnes déchirées entre leur culture d’origine et ce qu’ils découvrent en France. Si restaurer l’autorité dans la famille - et par là même remédier  à “ l’instabilité des figures ” constatée par l’Observatoire (cf. texte de présentation)- évite le recours systématique à la répression pénale, une telle pratique semble cependant rendue problématique avec la remise en cause actuelle de l’ordonnance de 45. 
Le statut de l’ethnopsychiatrie. Séverine se demande si l’ethnopsychiatrie, initiée par Tobie Nathan, ne contient pas en soi un risque de basculer dans une fascination pour l’irrationnel, et si la compréhension des origines ethniques dans le traitement des problèmes n’est pas corrélative d’un relativisme culturel voire éthique. Cependant, Emmanuel insiste sur la visée thérapeutique de l’ethnopsychiatrie, qui comme telle ne se veut pas normative mais descriptive. Pour Lambert, une telle méthode évite de tomber dans l’antinomie qui confronte relativisme éthique et universalisme de la loi républicaine, pouvant être aveugle aux particularismes. La Cité des poètes illustre la distinction nécessaire entre communauté et communautarisme, contre l’opposition ruineuse multiculturalisme / assimilationnisme : il s’agissait de “ revaloriser une culture d’origine dans un premier temps, pour ensuite montrer l’ailleurs, l’autre, l’universel ” (p.133, et aussi p.103). Diane rappelle qu’il y a un code de déontologie et que la loi française est souveraine face à toute sorte de pratique traditionnelle, comme l’excision. 
L’interdisciplinarité justice/psychologie paraît problématique (cf. J. Donzelot, La police des famille), malgré la présence du judiciaire au cours de l’expertise. Les auteurs posent la nécessité d’une déontologie, pour éviter le jugement de l’expert. Mais l’intervention de l’ethnopsychiatre est-elle nécessaire parce que la justice n’a pas les moyens pour apporter une réponse judiciaire normale (dans ce cas, l’expert intervient parce que la méthode n’est pas adéquate), ou est-ce l’adresse au judiciaire qui n’est pas adéquate pour répondre à ces situations ? 
Justice et famille. Si la justice émane du groupe parce que le juge donne à chacun sa place, comment la famille, même si elle se remet au clair avec son passé, retrouve-t-elle son rôle d’éducation ? La famille est-elle amenée à anticiper, ou reste-t-elle passive ? Si on est face à un problème profond, comment le juge seul peut-il le résoudre ? La question est celle de la nécessité d’une restauration de l’autorité de la famille au risque de voir l’enquête se répéter. Mais il y a le danger d’une confusion des rôles entre le thérapeute et la famille. L’expertise vise-t-elle la famille ou l’enfant ? Les auteurs insistent sur la mission éducative de l’Etat, qui doit faire comprendre la sanction. Cette mission éducative de l’Etat est aussi mise en évidence par D. Salas, quand il montre comment la justice pour enfants doit faire face aux échecs de la famille et de l’école. 

Exposé de Lambert Dousson :
Concernant la question de la “ sécurité ”, c.à.d. “ la protection des personnes contre les atteintes volontaires à leurs biens ou à leur intégrité physique ”, il n’existe pas d’accord même au simple niveau de la reconnaissance et de l’appréhension du problème, ce qui implique un abîme entre le discours des “ experts ” et le sens commun. 
1. Dénégationnisme et catastrophisme. 
La gauche ne s’est pas assez dégagée du dénégationnisme et a sous-estimé “ le travail de sape des éléments fondamentaux de la communauté opéré par l’insécurité quotidienne ”, ce qui a eu pour conséquences ses échecs aux élections successives et la montée de l’extrême droite. Il n’y a en effet pas de pensée de gauche de la sécurité, celle-ci étant réputée un “ problème de droite ” et accompagnant la peur de “ faire le jeu de… ”. La culture antisécuritaire de la gauche provient des années 68-75, en opposition à une idéologie de l’ordre et de la sécurité développée par les gouvernements de droite et destinée à empêcher la transformation sociale ou interdire l’alternance, si bien que le déni de l’insécurité apparaît, à gauche, comme une posture morale, caractérisée notamment par une méfiance à l’égard des victimes. D. Peyrat cite D. Salas, dans l’Etat éducateur : “ ce qui domine sur la scène judiciaire n’est plus la puissance du souverain mais le cri de la victime qui demande justice ”. La plainte est réduite au cri, et la victime à ses affects. C’est à l’issue d’une succession de réductions que la victime apparaît comme puissance déstabilisatrice de la scène judiciaire. Un tel point de vue de surplomb, selon Peyrat, cache une vision hiérarchisée des rapports sociaux, voire une véritable crainte des masses. La droite n’a quant à elle pas clairement rompu avec sa tradition catastrophiste, née de la volonté de se distinguer de la gauche tout en admettant la nécessité de faire coexister sanction et prévention – après avoir défendu la peine de mort et la détention effective à perpétuité. “ Il est donc permis de craindre, à l’avenir, qu’elle ne sache résister à la tentation de mesures susceptibles de porter atteinte à l’Etat de droit ”. Le catastrophisme consiste à exagérer et dramatiser la situation ; ainsi le glissement sémantique opéré de la “ croissance ” à “ l’explosion ” de l’insécurité. D. Peyrat ajoute que le catastrophisme tend à assimiler sécurité et défense, et que cela cache une vision profondément agonistique du monde humain (cf. Carl Schmitt). 
Le “ sentiment d’insécurité ”, “ inventé ” en 77 avec le rapport Peyrefitte, est indissociable d’une vision où l’opinion populaire est immature et portée aux psychoses (cf. Le Bon, Psychologie des foules) et repose sur l’idée d’une déconnexion entre “ la réalité des faits ” et “ le mécanisme [irrationnel] de la peur ”. Or, exclure du réel l’agression dont on n’a pas été victime, mais dont on a seulement entendu parler, contribue à réduire la réalité à un “ halo restreint autour de chaque individu, constituée exclusivement de ce qu’il voit et éprouve directement ”. Une telle réduction conduit à une mécompréhension de l’ancienneté et de la profondeur des préoccupations, une désinvolture dans le rapport aux victimes, et à un retard dans l’association des citoyens aux politiques de sécurité. 
3. La délinquance aujourd’hui. 
Derrière la déconstruction méthodique des statistiques se profile un relativisme et un agnosticisme. Contrairement à ce qu’on dit, les statistiques ne mesurent pas seulement l’activité de l’institution : l’institution ne fabrique pas le délit et enregistre des faits qui ne dépendent pas d’elle. Il est cependant “ hasardeux de déduire, comme le font les médias et les pouvoirs publics, des variations annuelles d’une statistique légale si lacunaire des jugements sur les mouvement de fond de la délinquance, surtout si on adopte l’hypothèse raisonnable que les infractions légères sont plus nombreuses que les infractions graves ” (p.20). Ainsi l’écart constant entre le “ sentiment d’insécurité ” et les données statistiques se comprend dès lors qu’on s’aperçoit que les diagnostics sur la sécurité sont marqués par des comparaisons défectueuses entre données quantitatives et qualitatives, ce qui conduit à occulter la petite délinquance contraventionnelle ”. Or, en réalité il y a une convergence entre les préoccupations (enquête d’opinion) par rapport à l’insécurité et les infractions enregistrées. De plus, on a tendance à confondre violence et délinquance. Or cette dernière est constituée pour la très grande majorité de vols, et de peu d’agressions. Mais si “ les violences sont relativement rares, […] elles s’ajoutent à des millions de vols et de dégradations et, du coup, prennent sens par rapport à eux ” (p.25). Ces “ désordres de la quotidienneté ” “ créent le climat général, le “ fond ” de l’insécurité ”. Les lacunes des statistiques conduisent à écouter l’opinion, tout en reconnaissant l’insuffisance des sondages. On apprend que les français se sentent de plus en plus vulnérables à l’insécurité, qui concerne tout particulièrement les personnes habitant dans les zones dites objectivement “ à risque ”. L’inquiétude s’exprime également par les comportements : éviter les lieux et les horaires à risque, déménager, contourner la carte scolaire ; le marché de la sécurité privée est en plein essor, des revendications de sécurité sont intégrées dans de nombreux mouvement sociaux (lycéens, enseignants, personnels hospitaliers et médecins libéraux, pompiers, agents de transports, gardiens d’HLM, etc.) ; fermeture de cabinets médicaux et fuite d’activité économiques ; difficultés récurrentes de l’Etat à recruter ou stabiliser les fonctionnaires dans les zones les plus sensibles. L’insécurité est la première inquiétude des jeunes, en particulier ceux qui résident dans les logements sociaux. L’insécurité et la violence apparaissent non comme un passage obligé ou un mauvais moment à passer de leur existence, une épreuve de jeunesse, mais comme une anomalie dans leur parcours, un obstacle à leur intégration à la vie adulte. Cela doit permettre de réfuter l’amalgame entre jeunesse délinquante et jeunesse victime, en renvoyant dos à dos catastrophistes (tentés par une “ mise en examen ” collective de la jeunesse comme catégorie globalement inquiétante) et dénégationnistes (qui effectuent une généralisation abusive dont la structure est analogue : en dénonçant une stigmatisation de la jeunesse dans son ensemble dès qu’on parle de délinquance juvénile, ils installent une fraction très limitée de jeunes dans le statut de représentants de la jeunesse en général, convertis en emblème d’une génération de Gavroches). La jeunesse, peu protégée contre la délinquance, souligne la contradiction entre l’injonction à “ bien se tenir ” que lui adressent les adultes et l’impuissance de la société à lui assurer une protection minimale dès son entrée dans la vie sociale. On comprend par là leur “ tendance à refuser l’héritage ”. Les scores de Le Pen aux élections est un “ symptôme de l’essor d’un courant ultra-autoritaire et radical chez les jeunes ”. 
4. La montée de l’insécurité. Loin d’une montée en puissance de la discipline et du quadrillage social (cf. Foucault), les villes aujourd’hui foisonnent “ d’interstices, de lieux inaccessibles, de cachettes ”, tendance aggravée par le retrait des institutions publiques dans la société. Loin de l’image d’une bureaucratie toute puissante, il faut insister sur la discrétion des institutions, jusque dans la volonté des fonctionnaires de quitter la ZEP pour le prof, la zone urbaine sensible pour le commissaire. La criminalité moderne massive, protéiforme, rajeunie, est reliée aux phénomènes d’exclusion et à la croissance économique dérégulée ; aux facteurs structurels conditionnant en permanence son développement (pauvreté, déficits culturels, inégalités sociales) s’ajoutent de nouveaux multiplicateurs : affaiblissement des modes traditionnels de socialisation (emploi durable, famille, église, mouvement ouvrier) qui perdent en influence sur les individus ; la fragilité des identités (immigration) qui induit un ébranlement de la civilité spontanée ; la structure de l’habitat social fermé et relégué à la périphérie ; l’idolâtrie de la marchandise. L’insécurité profite aussi du doute éducatif et du désordre référentiel de certaines institutions. 
5. Incivilités et civilité. Cependant, même dans les HLM fortement touchés par insécurité, subsistent ou se développent des “ pratiques de bon voisinage, d’entraide ou de don ”, par quoi peut se conserver un écart entre l’individu et son être social (la politesse par exemple), ce que le catastrophisme néglige totalement. Le terme “ incivilité ” peut être interprété comme une appellation destinée à euphémiser le refoulement par le système pénal d’une masse d’infractions contraventionnelles, non élucidées ou classées sans suite ; ou à l’inverse comme prétexte à l’extension du contrôle social et de la discipline, au-delà du champ des infractions légalement définies. D. Peyrat définit une incivilité comme “ l’action qui engendre une gêne anormale à la relation avec autrui dans un espace partagé ”. Il faut absolument la distinguer de l’infraction : elle ne possède pas de caractère pénal : “ ce que le droit gagne en extension, il le perd en signification ”, par exemple en considérant comme une infraction pénale les réunions dans les halls d’immeuble. Mais cela ne doit pas pour autant conduire à l’idée que “  puisque ce n’est pas grave, c’est normal ”, car cela conduit à dénier les conditions de vie de ceux qui subissent ces incivilités quotidiennement. Les incivilités réduisent “ l’espace possible ” et ce dans toutes les tranches de la société (par exemple dans le comportement des agents de transactions : non respect de la parole donnée, chantage au procès, cynisme) : elles conduisent à douter des intentions d’autrui et “ expulsent la convivialité du domaine public ”, la confinant à des niches réservée (cf. J. Donzelot : logique de “ l’entre-soi ”), en dehors desquelles tout se donne comme menace. L’incivilité conduit à fabriquer de “ l’abstentionnisme civique ”. Viser la notion de civilité, c’est “ reconnaître l’existence, ici et maintenant, d’un bien commun légitime, en dépit des inégalités et des manifestations de pouvoirs injustes à l’œuvre dans la société ”. “ Se dessine alors une perspective émancipatrice prenant appui sur le bien commun ” (cf. E. Balibar). “ Au lieu d’être niées ou maquillées en insoumissions aux valeurs bourgeoises, il faudrait saisir les incivilités comme un signal indiquant l’existence de lésions substantielles au lien social ”. 
6. La solution démocratique consiste à mettre en place des procédures de connaissance collective face à la prolifération des normes, le problème étant la séparation de la société civile et des dispositifs étatiques - inaccessibles à la délibération démocratique -, qui conduit à un amalgame entre l’accès au droit et l’accès au juge. Il est nécessaire de reconnaître la double nature du droit : en tant qu’il est objectif (comme règles adoptées et publiées pour organiser et réglementer la vie sociale : “ tout individu naissant dans une société quelconque rencontre cet héritage : un droit qui le précède ”) ; mais trop de droit objectif institue un rapport au droit décalé par rapport aux besoins sociaux actuels et fait oublier la nature subjective du droit comme prérogative reconnue aux individus appartenant à cette société et qui donne aux sujets la possibilité de réassumer pour eux le droit objectif. Il faut donc déplacer le centre de gravité des institutions ; arrêter l’opposition répression / prévention tant au niveau théorique qu’au plan institutionnel ; reconnaître la capacité d’initiative des citoyens – contre le modèle des ex-Contrats Locaux de Sécurité et en conformité avec le modèle du Community Policing (cf. J. Donzelot, Faire société). Il est nécessaire de faire sortir les citoyens d’une passivité à l’égard des institutions, et les faire prendre part à la “ construction d’espaces publics paisibles ”. Il y a en effet une contradiction à agiter le spectre des milices, ratonnades et délations, quand on sait que 100 000 personnes en France travaillent pour des entreprises privées de sécurité. Une justice de proximité permettrait de “ changer le rapport de la communauté à son droit [et] réencastrer la justice dans le tissu social ”, parce que la posture conservatrice actuelle – qui consiste à reproduire les anciennes politiques de sécurité en augmentant les moyens humains et financiers - ne fait qu’entériner la marginalisation des acteurs sociaux et appauvrir la qualité des réponses à l’insécurité. 

Présentation par Séverine Chauvel :
Deux articles de ce numéro peuvent nous aider à relier la notion de sécurité à l’éducation, dans la partie intitulée “ éducation, discipline, autorité ” du numéro d’Esprit de décembre 2002 “ L’Etat face à la demande de sécurité ”: La lente désacralisation de l’ordre scolaire de E. Prairat qui propose de “ réinvestir le chantier de la civilité ” (p. 144) et La discipline : Ecole, cas d’école de T. Pech sur l’introduction du modèle judiciaire à l’école. Abordant cette question du lien entre le judiciaire et l’éducatif à partir du social, D. Salas met en garde contre les risques de dérives sécuritaires et la substitution du “ tout pénal ” au “ tout éducatif ” à travers le constat d’une crise de l’Etat éducateur. Apparu en 1945, l’Etat éducateur avait créé l’univers de la “ social-justice”  marqué par l’importance du rôle des travailleurs sociaux. Depuis 1990, il ne remplirait plus son rôle d’intégrateur des exclus, face à l’expression d’une nouvelle délinquance, la “ délinquance d’exclusion ”. D. Salas, en prenant en compte le nouveau contexte social et cet héritage français, propose les bases d’une refondation d’un Etat éducateur “ compatible avec la sécurité comme œuvre commune ”. 
La principale caractéristique de la délinquance d’exclusion est d’être territorialisée. L’enfant apporte la pathologie de toute une société qui se concentre sur un territoire (famille disloquée, échec scolaire, défaut d’insertion…). La référence au territoire est affective, et la vie se déroule en dehors des règles. On assiste au phénomène de repli dans la communauté. Débordé, le social se règle dorénavant par le pénal. Depuis 1980, la décentralisation réinvente la figure de l’Etat : il s’agit de “ traiter des lieux ” (et non de “ s’occuper des gens ” pour reprendre l’opposition de J. Donzelot dans Faire société). La prévention sociale est localisée, pour distinguer prévention et répression. Mais l’évolution de la justice pénale, avec son traitement en temps réel, accorde un nouveau rôle au parquet, si bien que des difficultés surgissent, dues à l’entremêlement des rôles et des temporalités. Ceci implique des clivages dans les fonctions : clivage de la fonction du juge, qui doit aussi “ coller au terrain ”, comme le procureur, dont les directives ne viennent plus d’en haut. Quant au travailleur social, entre les deux “ béances du lien social ” (la famille et le travail), il devient “ pompier de l’urgence ” (par manque de temps) dans la “ gestion pénale du social ”. Finalement, pris de court, le modèle éducatif issu de 1945 n’a plus d’effectivité (il faut du temps pour situer la psychologie de l’enfant dans sa famille, la médiation de la dialectique éducatif / judiciaire, le dénouement qui repose sur la qualité de la relation) car il n’est pas fait pour une délinquance d’exclusion, mais initiatique ou pathologique. Cette difficulté du traitement éducatif a pour conséquences la tentation de la dérive pénale et l’absorption par la justice des mineurs des déficiences des institutions, par exemple les dysfonctionnements de l’école. 
Comment refonder ? L’Etat doit soutenir les institutions intermédiaires qui peuvent retisser le lien social (cf. le modèle du Centre G. Brassens dans La Cité des poètes) et la contrainte pénale doit être dissociée de l’éducatif. On ne pense plus qu’à soulager, par l’incarcération, en occultant la notion d’autorité. La refondation passera par la restauration de l’autorité parentale dans “ l’institution familiale ”
On peut se demander comment. La réaffirmation politique des missions nécessite un travail sur l’opinion. On peut aussi se demander si ces propositions de Denis Salas, qui datent de 1998, valent encore pour aujourd’hui ? 

Discussion. 
Autorité / famille. D. Salas affirme la nécessité d’une définition de la place de chacun : élus, habitants, institutions, sous la forme d’un partenariat inter-institutionnel. Comme J. Donzelot, il considère que le problème de l’école est qu’elle ne garantit pas de place dans la société. Si, auparavant, le juge pour enfant était confronté à un individu, aujourd’hui il se trouve face à un groupe qui n’est pas dans une logique d’intégration, avec des valeurs qui font concurrence à un monde qui ne donne à l’individu ni place ni moyen de s’opposer à une norme. Sa conclusion est qu’il faut restaurer l’autorité des institutions sur le mode d’une confiance en elles. Le paradoxe est qu’on constate précisément un climat de méfiance. Comment dès lors restaurer l’autorité? Le travailleur social se situe entre l’effritement de la famille en amont, et, en aval, le problème de l’emploi ; ainsi avant n’y avait-il pas de problème, avec seulement la question de l’individu déviant, alors qu’aujourd’hui il serait sans repère ? J. Donzelot nous avait en effet fait entrevoir que la fonction structurante de la famille n’était pas si claire. 
Institutions / civilité. L’antinomie “ tout pénal ou tout éducatif ” se pose-t-elle par rapport à un acte unique ou à un ensemble d’actes ? Si la question de la prévention sociale se pose pour des “ actes sociaux ”, à quel moment parle-t-on de société, c'est-à-dire de quelque chose qui excède la sphère de la famille et de la justice ? Affirmer que l’enfant est pris entre la famille et l’Etat apparaît comme une rupture trop nette. Si pour D. Salas, l’éducateur est un professionnel du social, n’est-on pas dans une perspective de pouvoir par le haut ? Dans le rapport école/emploi, le travailleur social, selon D. Salas, doit assurer la médiation sociale entre le jeune qui sort sans qualification et un monde social sans place : le travailleur social qui l’accompagne n’est-il pas dans une logique de réparation, d’accompagnement, presque d’assistanat ? Comment l’Etat peut-il restructurer les familles ? L’opposition entre d’une part un Etat à réinstaurer en confiant un maximum d’autorité ou d’initiatives aux institutions et d’autre part la société, permet-elle de penser une civilité, c'est-à-dire un ensemble d’actions qui n’auraient pas besoin de la bénédiction de l’Etat pour être légitimes ? N’y a-t-il pas un risque, celui de réduire la civilité à la confiance de l’opinion publique en l’Etat ? Ainsi, dans l’article de Libération “ La cité dont l’enfant est le délinquant ”, T. Barenger et D. Salas, après avoir marqué la distinction nécessaire entre “  délinquance (fait pénalement constaté) et transgression (norme psychologique propre à l’adolescence) ”, écrivent : “ notre tolérance à la déviance se fondait [avec l’ordonnance de 45] sur l’acceptation d’un apprentissage des règles auxquelles il faut se confronter pour les intégrer ”. Cela ne conduit-il pas à neutraliser la question de la civilité ? On peut aussi se demander : qui doit prendre en charge l’apprentissage des règles ? Mais par ailleurs, l’invocation confiante de la “ société civile ” par D. Peyrat n’est pas satisfaisante : car elle est précisément à reconstruire. 
Ecole / justice. Cette question du “ tout pénal ou tout éducatif ? ” se pose aussi difficilement à la justice qu’à l’école : on risque de penser cette dernière sur un modèle judiciaire ou policier. T. Pech parle d’une “ doctrine du temps réel ” provenant du modèle judiciaire (ex :comparution immédiate) qui s’immisce dans l’école. Or il y a aussi du temps réel, de l’urgence dans l’école, propre à l’école et réglé par la punition. Sinon, on rentre dans une logique de négociation perpétuelle, d’expertise dès qu’il y a un problème (agression du CPE), qui annihile toute structure et tout sens de la sanction : “ on va voir le psy et dans une semaine je te colle ”. Il faut des tempi différents adaptés à chaque situation.