Compte rendu de la séance du
11 juin
Exposé de Diane Huyez : L’enfant
sorcier africain entre ses deux juges :
approche ethnopsychologique de la
justice, de Martine de Maximy,
Thierry Barenger, Hubert de Maximy,
préface de D. Salas (éd. Odin, 2000)
Exposé de Lambert Dousson sur
Eloge
de la sécurité de Didier Peyrat
(vice-procureur de la République
au tribunal de grande instance de Pontoise)
(Gallimard / Le Monde, 2003)
Présentation par Séverine
Chauvel sur l’article de
Denis Salas : "Refonder l’Etat éducateur"
(p.144 du n° d’Esprit de mars-avril
1998, “ A quoi sert le travail social ? ”).
Présents : Emmanuel Chanial,
Lambert Dousson (rapporteur), Séverine Chauvel, Diane Huyez, Nathalys
Fiokouna, Marc Le Monnier, Damien Rémond.
Exposé de Diane Huyez :
A partir de l’exemple d’Ibra (10 ans environ),
qui s’était retrouvé dans le cabinet du juge pour avoir agressé
une CPE et qui, une fois reconnu comme enfant griot, a pu trouver une place
dans la société et a abandonné ses pratiques violentes,
T. Barenger, juge des enfants à Paris et président de l’association
des magistrats de la jeunesse et de la famille, établit une série
de constats sur la question de la place des enfants, et plus spécialement
ceux issus de l’immigration africaine, dans le système judiciaire
français : dans une société où l’enfant est
à la fois potentiellement victime et délinquant, la justice
des mineurs doit assurer une mission d’intégration qui nécessite
la prise en compte de la culture d’origine. Quand les “ justices de proximité
” (famille, voisinage, école) sont en faillite, la justice devient
un lieu de débat, “ l’espace public où s’élaborent,
s’interprètent et s’appliquent des normes communes ”. Or il existe
des points communs entre les cultures qui permettent au juge de faire adhérer
le justiciable aux décisions prises (ex. le droit français
se réfère, comme en Afrique, à la filiation). Une
discipline, l’ethnopsychiatrie, peut donc donner du sens et aider à
imposer “ le principe d’ordre public du droit français ”. La tâche
du juge est d’être à la fois celui qui rappelle les limites
et celui qui crée des liens.
1. En Afrique, la sorcellerie prend en
charge la représentation des troubles mentaux et les dysfonctionnements
familiaux et sociaux, et fournit des moyens de régulation. Le rapport
de l’enfant aux adultes est codifié : son nom lui donne sa place
dans le lignage, la parole permet de se situer dans le groupe social et
chaque adulte est un médiateur entre l’enfant et ses proches. Les
instances traditionnelles africaines distinguent juridiction des hommes
(conflits entre les individus du lignage) et juridiction des esprits (interdits
majeurs), mais ne font pas de distinction entre justice et thérapie.
Toute “ assemblée de justice ”, où la parole occupe une grande
place, sert à rappeler les lois fondatrices de la société.
Par ces rappels (qui ne sont pas forcément en lien direct avec la
faute), la justice des mineurs française se rapproche de la justice
traditionnelle africaine. Il existe différentes formes de justice
en fonction de la gravité des faits. Dans les cas où il ne
s’agit que de médiation, la justice a une fonction d’arbitrage,
pouvant être assurée par n’importe qui. Pour les procès
contentieux, l’objectif est la conciliation et le retour de l’auteur du
trouble dans le groupe ; les affaires sont discutées plutôt
que jugées, et venir au tribunal signifie accepter de régler
les litiges. Il y a une appropriation de la justice par le groupe. L’aspect
thérapeutique intervient en cas de transgression d’un interdit d’ordre
politique ou initiatique, qui implique une rupture de communication avec
les ancêtres. La thérapie (appel à un bon sorcier ou
pratique de l’ordalie) est un préalable à la discussion.
2. En France, le juge possède différents
moyens d’action face aux mineurs : L’assistance éducative et les
condamnations pénales (l’ordonnance de 1945 fait primer l’éducatif
sur le répressif et conduit à la prise en compte de la personnalité
du mineur). Les affaires sont traitées en audience de cabinet (débouchant
sur une remise aux parents ou une admonestation) ou au tribunal pour enfants.
La notion de “ clinique judiciaire ” définit le travail du juge
comme celui qui donne du sens à des situations désorganisées
: il doit s’efforcer d’obtenir l’adhésion des parents ; le jugement
s’apparente à une forme de négociation. Cette nécessité
justifie la médiation ethnoclinique et éventuellement une
expertise ethnopsychiatrique, qui est un travail de restauration ou de
création de liens intrafamiliaux mais aussi de lien entre la famille
et la société. La médiation a pour objectif la mise
en présence de la logique judiciaire et de la logique culturelle.
Le médiateur est un psychologue clinicien appartenant à l’aire
culturelle de la famille. Il s’agit de savoir comment auraient été
compris et traités les faits dans la culture d’origine. Cette médiation
s’inscrit dans le strict cadre judiciaire suivant une charte déontologique
: le cadre judiciaire ne doit jamais être un lieu de soin. L’expertise
réunit le thérapeute, un co-thérapeute, la famille
et les acteurs judiciaires. Ils n’interviennent pas à titre de témoins
mais comme participants. Il s’agit de nommer et définir le symptôme
dans la culture du patient pour pouvoir le traiter. Réservée
à des cas lourds, l’expertise est une consultation non obligatoire
et qui ne débouche pas nécessairement sur une thérapie
longue (contre le temps limité de la procédure).
3. Les exemples décrits à
la fin (Téo, 13 ans, Sara 10 ans, de première génération
d’immigrés) montrent que l’expertise a pour objectif de faire comprendre
aux familles quelle est la fonction du juge, et surtout de mettre en œuvre
une étiologie des comportements des enfants, débouchant sur
une mise en évidence des secrets familiaux (enfants naturels, enfants
sorciers) et de leur ancrage dans le pays d’origine, ce que la démarche
judiciaire ne peut effectuer. L’enfant est un symptôme qui permet
de renouer les liens à l’intérieur de la famille.
Conclusion de Diane. La justice dans cette
perspective apparaît comme l’œuvre d’un groupe. Il s’agit de mettre
en récit les conflits, puisque le juge motive une discussion entre
adultes sur l’enfant. Ainsi le juge donne sa place à l’enfant et
à l’adulte. On peut cependant se demander si, dans une telle intervention
de la psychologie dans l’acte de justice, on ne risque pas la confusion
entre juger des actes et juger des personnes, ce qui pose la question de
la lisibilité de la sanction. L’exemple du CPE (cf. introduction)
conduit à se demander si l’école doit prendre en compte de
telles situations. Enfin, si la justice pour enfants constitue le dernier
lieu où les règles peuvent être débattues, l’école,
la famille, le voisinage (définis comme des lieux de “ justice de
proximité ” par T. Barenger) peuvent-ils devenir ces lieux de débat
?
Discussion :
L’autorité et le pénal.
La prise en charge de la justice par le groupe permet une conciliation
entre verticalité (droit objectif) et horizontalité (droit
subjectif). Mettre en récit les conflits rappelle la notion d’identité
narrative de P. Ricœur, c.à.d. la possibilité de réassumer
son passé en le mettant en récit par la parole, pour des
personnes déchirées entre leur culture d’origine et ce qu’ils
découvrent en France. Si restaurer l’autorité dans la famille
- et par là même remédier à “ l’instabilité
des figures ” constatée par l’Observatoire (cf. texte de présentation)-
évite le recours systématique à la répression
pénale, une telle pratique semble cependant rendue problématique
avec la remise en cause actuelle de l’ordonnance de 45.
Le statut de l’ethnopsychiatrie. Séverine
se demande si l’ethnopsychiatrie, initiée par Tobie Nathan, ne contient
pas en soi un risque de basculer dans une fascination pour l’irrationnel,
et si la compréhension des origines ethniques dans le traitement
des problèmes n’est pas corrélative d’un relativisme culturel
voire éthique. Cependant, Emmanuel insiste sur la visée thérapeutique
de l’ethnopsychiatrie, qui comme telle ne se veut pas normative mais descriptive.
Pour Lambert, une telle méthode évite de tomber dans l’antinomie
qui confronte relativisme éthique et universalisme de la loi républicaine,
pouvant être aveugle aux particularismes. La Cité des poètes
illustre la distinction nécessaire entre communauté et communautarisme,
contre l’opposition ruineuse multiculturalisme / assimilationnisme : il
s’agissait de “ revaloriser une culture d’origine dans un premier temps,
pour ensuite montrer l’ailleurs, l’autre, l’universel ” (p.133, et aussi
p.103). Diane rappelle qu’il y a un code de déontologie et que la
loi française est souveraine face à toute sorte de pratique
traditionnelle, comme l’excision.
L’interdisciplinarité justice/psychologie
paraît problématique (cf. J. Donzelot, La police des famille),
malgré la présence du judiciaire au cours de l’expertise.
Les auteurs posent la nécessité d’une déontologie,
pour éviter le jugement de l’expert. Mais l’intervention de l’ethnopsychiatre
est-elle nécessaire parce que la justice n’a pas les moyens pour
apporter une réponse judiciaire normale (dans ce cas, l’expert intervient
parce que la méthode n’est pas adéquate), ou est-ce l’adresse
au judiciaire qui n’est pas adéquate pour répondre à
ces situations ?
Justice et famille. Si la justice émane
du groupe parce que le juge donne à chacun sa place, comment la
famille, même si elle se remet au clair avec son passé, retrouve-t-elle
son rôle d’éducation ? La famille est-elle amenée à
anticiper, ou reste-t-elle passive ? Si on est face à un problème
profond, comment le juge seul peut-il le résoudre ? La question
est celle de la nécessité d’une restauration de l’autorité
de la famille au risque de voir l’enquête se répéter.
Mais il y a le danger d’une confusion des rôles entre le thérapeute
et la famille. L’expertise vise-t-elle la famille ou l’enfant ? Les auteurs
insistent sur la mission éducative de l’Etat, qui doit faire comprendre
la sanction. Cette mission éducative de l’Etat est aussi mise en
évidence par D. Salas, quand il montre comment la justice pour enfants
doit faire face aux échecs de la famille et de l’école.
Exposé de Lambert Dousson :
Concernant la question de la “ sécurité
”, c.à.d. “ la protection des personnes contre les atteintes volontaires
à leurs biens ou à leur intégrité physique
”, il n’existe pas d’accord même au simple niveau de la reconnaissance
et de l’appréhension du problème, ce qui implique un abîme
entre le discours des “ experts ” et le sens commun.
1. Dénégationnisme et catastrophisme.
La gauche ne s’est pas assez dégagée
du dénégationnisme et a sous-estimé “ le travail de
sape des éléments fondamentaux de la communauté opéré
par l’insécurité quotidienne ”, ce qui a eu pour conséquences
ses échecs aux élections successives et la montée
de l’extrême droite. Il n’y a en effet pas de pensée de gauche
de la sécurité, celle-ci étant réputée
un “ problème de droite ” et accompagnant la peur de “ faire le
jeu de… ”. La culture antisécuritaire de la gauche provient des
années 68-75, en opposition à une idéologie de l’ordre
et de la sécurité développée par les gouvernements
de droite et destinée à empêcher la transformation
sociale ou interdire l’alternance, si bien que le déni de l’insécurité
apparaît, à gauche, comme une posture morale, caractérisée
notamment par une méfiance à l’égard des victimes.
D. Peyrat cite D. Salas, dans l’Etat éducateur : “ ce qui domine
sur la scène judiciaire n’est plus la puissance du souverain mais
le cri de la victime qui demande justice ”. La plainte est réduite
au cri, et la victime à ses affects. C’est à l’issue d’une
succession de réductions que la victime apparaît comme puissance
déstabilisatrice de la scène judiciaire. Un tel point de
vue de surplomb, selon Peyrat, cache une vision hiérarchisée
des rapports sociaux, voire une véritable crainte des masses. La
droite n’a quant à elle pas clairement rompu avec sa tradition catastrophiste,
née de la volonté de se distinguer de la gauche tout en admettant
la nécessité de faire coexister sanction et prévention
– après avoir défendu la peine de mort et la détention
effective à perpétuité. “ Il est donc permis de craindre,
à l’avenir, qu’elle ne sache résister à la tentation
de mesures susceptibles de porter atteinte à l’Etat de droit ”.
Le catastrophisme consiste à exagérer et dramatiser la situation
; ainsi le glissement sémantique opéré de la “ croissance
” à “ l’explosion ” de l’insécurité. D. Peyrat ajoute
que le catastrophisme tend à assimiler sécurité et
défense, et que cela cache une vision profondément agonistique
du monde humain (cf. Carl Schmitt).
Le “ sentiment d’insécurité
”, “ inventé ” en 77 avec le rapport Peyrefitte, est indissociable
d’une vision où l’opinion populaire est immature et portée
aux psychoses (cf. Le Bon, Psychologie des foules) et repose sur l’idée
d’une déconnexion entre “ la réalité des faits ” et
“ le mécanisme [irrationnel] de la peur ”. Or, exclure du réel
l’agression dont on n’a pas été victime, mais dont on a seulement
entendu parler, contribue à réduire la réalité
à un “ halo restreint autour de chaque individu, constituée
exclusivement de ce qu’il voit et éprouve directement ”. Une telle
réduction conduit à une mécompréhension de
l’ancienneté et de la profondeur des préoccupations, une
désinvolture dans le rapport aux victimes, et à un retard
dans l’association des citoyens aux politiques de sécurité.
3. La délinquance aujourd’hui.
Derrière la déconstruction
méthodique des statistiques se profile un relativisme et un agnosticisme.
Contrairement à ce qu’on dit, les statistiques ne mesurent pas seulement
l’activité de l’institution : l’institution ne fabrique pas le délit
et enregistre des faits qui ne dépendent pas d’elle. Il est cependant
“ hasardeux de déduire, comme le font les médias et les pouvoirs
publics, des variations annuelles d’une statistique légale si lacunaire
des jugements sur les mouvement de fond de la délinquance, surtout
si on adopte l’hypothèse raisonnable que les infractions légères
sont plus nombreuses que les infractions graves ” (p.20). Ainsi l’écart
constant entre le “ sentiment d’insécurité ” et les données
statistiques se comprend dès lors qu’on s’aperçoit que les
diagnostics sur la sécurité sont marqués par des comparaisons
défectueuses entre données quantitatives et qualitatives,
ce qui conduit à occulter la petite délinquance contraventionnelle
”. Or, en réalité il y a une convergence entre les préoccupations
(enquête d’opinion) par rapport à l’insécurité
et les infractions enregistrées. De plus, on a tendance à
confondre violence et délinquance. Or cette dernière est
constituée pour la très grande majorité de vols, et
de peu d’agressions. Mais si “ les violences sont relativement rares, […]
elles s’ajoutent à des millions de vols et de dégradations
et, du coup, prennent sens par rapport à eux ” (p.25). Ces “ désordres
de la quotidienneté ” “ créent le climat général,
le “ fond ” de l’insécurité ”. Les lacunes des statistiques
conduisent à écouter l’opinion, tout en reconnaissant l’insuffisance
des sondages. On apprend que les français se sentent de plus en
plus vulnérables à l’insécurité, qui concerne
tout particulièrement les personnes habitant dans les zones dites
objectivement “ à risque ”. L’inquiétude s’exprime également
par les comportements : éviter les lieux et les horaires à
risque, déménager, contourner la carte scolaire ; le marché
de la sécurité privée est en plein essor, des revendications
de sécurité sont intégrées dans de nombreux
mouvement sociaux (lycéens, enseignants, personnels hospitaliers
et médecins libéraux, pompiers, agents de transports, gardiens
d’HLM, etc.) ; fermeture de cabinets médicaux et fuite d’activité
économiques ; difficultés récurrentes de l’Etat à
recruter ou stabiliser les fonctionnaires dans les zones les plus sensibles.
L’insécurité est la première inquiétude des
jeunes, en particulier ceux qui résident dans les logements sociaux.
L’insécurité et la violence apparaissent non comme un passage
obligé ou un mauvais moment à passer de leur existence, une
épreuve de jeunesse, mais comme une anomalie dans leur parcours,
un obstacle à leur intégration à la vie adulte. Cela
doit permettre de réfuter l’amalgame entre jeunesse délinquante
et jeunesse victime, en renvoyant dos à dos catastrophistes (tentés
par une “ mise en examen ” collective de la jeunesse comme catégorie
globalement inquiétante) et dénégationnistes (qui
effectuent une généralisation abusive dont la structure est
analogue : en dénonçant une stigmatisation de la jeunesse
dans son ensemble dès qu’on parle de délinquance juvénile,
ils installent une fraction très limitée de jeunes dans le
statut de représentants de la jeunesse en général,
convertis en emblème d’une génération de Gavroches).
La jeunesse, peu protégée contre la délinquance, souligne
la contradiction entre l’injonction à “ bien se tenir ” que lui
adressent les adultes et l’impuissance de la société à
lui
assurer une protection minimale dès son entrée dans la vie
sociale. On comprend par là leur “ tendance à refuser l’héritage
”. Les scores de Le Pen aux élections est un “ symptôme de
l’essor d’un courant ultra-autoritaire et radical chez les jeunes ”.
4. La montée de l’insécurité.
Loin d’une montée en puissance de la discipline et du quadrillage
social (cf. Foucault), les villes aujourd’hui foisonnent “ d’interstices,
de lieux inaccessibles, de cachettes ”, tendance aggravée par le
retrait des institutions publiques dans la société. Loin
de l’image d’une bureaucratie toute puissante, il faut insister sur la
discrétion des institutions, jusque dans la volonté des fonctionnaires
de quitter la ZEP pour le prof, la zone urbaine sensible pour le commissaire.
La criminalité moderne massive, protéiforme, rajeunie, est
reliée aux phénomènes d’exclusion et à la croissance
économique dérégulée ; aux facteurs structurels
conditionnant en permanence son développement (pauvreté,
déficits culturels, inégalités sociales) s’ajoutent
de nouveaux multiplicateurs : affaiblissement des modes traditionnels de
socialisation (emploi durable, famille, église, mouvement ouvrier)
qui perdent en influence sur les individus ; la fragilité des identités
(immigration) qui induit un ébranlement de la civilité spontanée
; la structure de l’habitat social fermé et relégué
à la périphérie ; l’idolâtrie de la marchandise.
L’insécurité profite aussi du doute éducatif et du
désordre référentiel de certaines institutions.
5. Incivilités et civilité.
Cependant, même dans les HLM fortement touchés par insécurité,
subsistent ou se développent des “ pratiques de bon voisinage, d’entraide
ou de don ”, par quoi peut se conserver un écart entre l’individu
et son être social (la politesse par exemple), ce que le catastrophisme
néglige totalement. Le terme “ incivilité ” peut être
interprété comme une appellation destinée à
euphémiser le refoulement par le système pénal d’une
masse d’infractions contraventionnelles, non élucidées ou
classées sans suite ; ou à l’inverse comme prétexte
à l’extension du contrôle social et de la discipline, au-delà
du champ des infractions légalement définies. D. Peyrat définit
une incivilité comme “ l’action qui engendre une gêne anormale
à la relation avec autrui dans un espace partagé ”. Il faut
absolument la distinguer de l’infraction : elle ne possède pas de
caractère pénal : “ ce que le droit gagne en extension, il
le perd en signification ”, par exemple en considérant comme une
infraction pénale les réunions dans les halls d’immeuble.
Mais cela ne doit pas pour autant conduire à l’idée que “
puisque ce n’est pas grave, c’est normal ”, car cela conduit à dénier
les conditions de vie de ceux qui subissent ces incivilités quotidiennement.
Les incivilités réduisent “ l’espace possible ” et ce dans
toutes les tranches de la société (par exemple dans le comportement
des agents de transactions : non respect de la parole donnée, chantage
au procès, cynisme) : elles conduisent à douter des intentions
d’autrui et “ expulsent la convivialité du domaine public ”, la
confinant à des niches réservée (cf. J. Donzelot :
logique de “ l’entre-soi ”), en dehors desquelles tout se donne comme menace.
L’incivilité conduit à fabriquer de “ l’abstentionnisme civique
”. Viser la notion de civilité, c’est “ reconnaître l’existence,
ici et maintenant, d’un bien commun légitime, en dépit des
inégalités et des manifestations de pouvoirs injustes à
l’œuvre dans la société ”. “ Se dessine alors une perspective
émancipatrice prenant appui sur le bien commun ” (cf. E. Balibar).
“ Au lieu d’être niées ou maquillées en insoumissions
aux valeurs bourgeoises, il faudrait saisir les incivilités comme
un signal indiquant l’existence de lésions substantielles au lien
social ”.
6. La solution démocratique consiste
à mettre en place des procédures de connaissance collective
face à la prolifération des normes, le problème étant
la séparation de la société civile et des dispositifs
étatiques - inaccessibles à la délibération
démocratique -, qui conduit à un amalgame entre l’accès
au droit et l’accès au juge. Il est nécessaire de reconnaître
la double nature du droit : en tant qu’il est objectif (comme règles
adoptées et publiées pour organiser et réglementer
la vie sociale : “ tout individu naissant dans une société
quelconque rencontre cet héritage : un droit qui le précède
”) ; mais trop de droit objectif institue un rapport au droit décalé
par rapport aux besoins sociaux actuels et fait oublier la nature subjective
du droit comme prérogative reconnue aux individus appartenant à
cette société et qui donne aux sujets la possibilité
de réassumer pour eux le droit objectif. Il faut donc déplacer
le centre de gravité des institutions ; arrêter l’opposition
répression / prévention tant au niveau théorique qu’au
plan institutionnel ; reconnaître la capacité d’initiative
des citoyens – contre le modèle des ex-Contrats Locaux de Sécurité
et en conformité avec le modèle du Community Policing (cf.
J. Donzelot, Faire société). Il est nécessaire de
faire sortir les citoyens d’une passivité à l’égard
des institutions, et les faire prendre part à la “ construction
d’espaces publics paisibles ”. Il y a en effet une contradiction à
agiter le spectre des milices, ratonnades et délations, quand on
sait que 100 000 personnes en France travaillent pour des entreprises privées
de sécurité. Une justice de proximité permettrait
de “ changer le rapport de la communauté à son droit [et]
réencastrer la justice dans le tissu social ”, parce que la posture
conservatrice actuelle – qui consiste à reproduire les anciennes
politiques de sécurité en augmentant les moyens humains et
financiers - ne fait qu’entériner la marginalisation des acteurs
sociaux et appauvrir la qualité des réponses à l’insécurité.
Présentation par Séverine
Chauvel :
Deux articles de ce numéro peuvent
nous aider à relier la notion de sécurité à
l’éducation, dans la partie intitulée “ éducation,
discipline, autorité ” du numéro d’Esprit de décembre
2002 “ L’Etat face à la demande de sécurité ”: La
lente désacralisation de l’ordre scolaire de E. Prairat qui propose
de “ réinvestir le chantier de la civilité ” (p. 144) et
La discipline : Ecole, cas d’école de T. Pech sur l’introduction
du
modèle judiciaire à l’école. Abordant cette question
du lien entre le judiciaire et l’éducatif à partir du social,
D. Salas met en garde contre les risques de dérives sécuritaires
et la substitution du “ tout pénal ” au “ tout éducatif ”
à travers le constat d’une crise de l’Etat éducateur. Apparu
en 1945, l’Etat éducateur avait créé l’univers de
la “ social-justice” marqué par l’importance du rôle
des travailleurs sociaux. Depuis 1990, il ne remplirait plus son rôle
d’intégrateur des exclus, face à l’expression d’une nouvelle
délinquance, la “ délinquance d’exclusion ”. D. Salas, en
prenant en compte le nouveau contexte social et cet héritage français,
propose les bases d’une refondation d’un Etat éducateur “ compatible
avec la sécurité comme œuvre commune ”.
La principale caractéristique de
la délinquance d’exclusion est d’être territorialisée.
L’enfant apporte la pathologie de toute une société qui se
concentre sur un territoire (famille disloquée, échec scolaire,
défaut d’insertion…). La référence au territoire est
affective, et la vie se déroule en dehors des règles. On
assiste au phénomène de repli dans la communauté.
Débordé, le social se règle dorénavant par
le pénal. Depuis 1980, la décentralisation réinvente
la figure de l’Etat : il s’agit de “ traiter des lieux ” (et non de “ s’occuper
des gens ” pour reprendre l’opposition de J. Donzelot dans Faire société).
La prévention sociale est localisée, pour distinguer prévention
et répression. Mais l’évolution de la justice pénale,
avec son traitement en temps réel, accorde un nouveau rôle
au parquet, si bien que des difficultés surgissent, dues à
l’entremêlement des rôles et des temporalités. Ceci
implique des clivages dans les fonctions : clivage de la fonction du juge,
qui doit aussi “ coller au terrain ”, comme le procureur, dont les directives
ne viennent plus d’en haut. Quant au travailleur social, entre les deux
“ béances du lien social ” (la famille et le travail), il devient
“ pompier de l’urgence ” (par manque de temps) dans la “ gestion pénale
du social ”. Finalement, pris de court, le modèle éducatif
issu de 1945 n’a plus d’effectivité (il faut du temps pour situer
la psychologie de l’enfant dans sa famille, la médiation de la dialectique
éducatif / judiciaire, le dénouement qui repose sur la qualité
de la relation) car il n’est pas fait pour une délinquance d’exclusion,
mais initiatique ou pathologique. Cette difficulté du traitement
éducatif a pour conséquences la tentation de la dérive
pénale et l’absorption par la justice des mineurs des déficiences
des institutions, par exemple les dysfonctionnements de l’école.
Comment refonder ? L’Etat doit soutenir
les institutions intermédiaires qui peuvent retisser le lien social
(cf. le modèle du Centre G. Brassens dans La Cité des poètes)
et la contrainte pénale doit être dissociée de l’éducatif.
On ne pense plus qu’à soulager, par l’incarcération, en occultant
la notion d’autorité. La refondation passera par la restauration
de l’autorité parentale dans “ l’institution familiale ”
On peut se demander comment. La réaffirmation
politique des missions nécessite un travail sur l’opinion. On peut
aussi se demander si ces propositions de Denis Salas, qui datent de 1998,
valent encore pour aujourd’hui ?
Discussion.
Autorité / famille. D. Salas affirme
la nécessité d’une définition de la place de chacun
: élus, habitants, institutions, sous la forme d’un partenariat
inter-institutionnel. Comme J. Donzelot, il considère que le problème
de l’école est qu’elle ne garantit pas de place dans la société.
Si, auparavant, le juge pour enfant était confronté à
un individu, aujourd’hui il se trouve face à un groupe qui n’est
pas dans une logique d’intégration, avec des valeurs qui font concurrence
à un monde qui ne donne à l’individu ni place ni moyen de
s’opposer à une norme. Sa conclusion est qu’il faut restaurer l’autorité
des institutions sur le mode d’une confiance en elles. Le paradoxe est
qu’on constate précisément un climat de méfiance.
Comment dès lors restaurer l’autorité? Le travailleur social
se situe entre l’effritement de la famille en amont, et, en aval, le problème
de l’emploi ; ainsi avant n’y avait-il pas de problème, avec seulement
la question de l’individu déviant, alors qu’aujourd’hui il serait
sans repère ? J. Donzelot nous avait en effet fait entrevoir que
la fonction structurante de la famille n’était pas si claire.
Institutions / civilité. L’antinomie
“ tout pénal ou tout éducatif ” se pose-t-elle par rapport
à un acte unique ou à un ensemble d’actes ? Si la question
de la prévention sociale se pose pour des “ actes sociaux ”, à
quel moment parle-t-on de société, c'est-à-dire de
quelque chose qui excède la sphère de la famille et de la
justice ? Affirmer que l’enfant est pris entre la famille et l’Etat apparaît
comme une rupture trop nette. Si pour D. Salas, l’éducateur est
un professionnel du social, n’est-on pas dans une perspective de pouvoir
par le haut ? Dans le rapport école/emploi, le travailleur social,
selon D. Salas, doit assurer la médiation sociale entre le jeune
qui sort sans qualification et un monde social sans place : le travailleur
social qui l’accompagne n’est-il pas dans une logique de réparation,
d’accompagnement, presque d’assistanat ? Comment l’Etat peut-il restructurer
les familles ? L’opposition entre d’une part un Etat à réinstaurer
en confiant un maximum d’autorité ou d’initiatives aux institutions
et d’autre part la société, permet-elle de penser une civilité,
c'est-à-dire un ensemble d’actions qui n’auraient pas besoin de
la bénédiction de l’Etat pour être légitimes
? N’y a-t-il pas un risque, celui de réduire la civilité
à la confiance de l’opinion publique en l’Etat ? Ainsi, dans l’article
de Libération “ La cité dont l’enfant est le délinquant
”, T. Barenger et D. Salas, après avoir marqué la distinction
nécessaire entre “ délinquance (fait pénalement
constaté) et transgression (norme psychologique propre à
l’adolescence) ”, écrivent : “ notre tolérance à la
déviance se fondait [avec l’ordonnance de 45] sur l’acceptation
d’un apprentissage des règles auxquelles il faut se confronter pour
les intégrer ”. Cela ne conduit-il pas à neutraliser la question
de la civilité ? On peut aussi se demander : qui doit prendre en
charge l’apprentissage des règles ? Mais par ailleurs, l’invocation
confiante de la “ société civile ” par D. Peyrat n’est pas
satisfaisante : car elle est précisément à reconstruire.
Ecole / justice. Cette question du “ tout
pénal ou tout éducatif ? ” se pose aussi difficilement à
la justice qu’à l’école : on risque de penser cette dernière
sur un modèle judiciaire ou policier. T. Pech parle d’une “ doctrine
du temps réel ” provenant du modèle judiciaire (ex :comparution
immédiate) qui s’immisce dans l’école. Or il y a aussi du
temps réel, de l’urgence dans l’école, propre à l’école
et réglé par la punition. Sinon, on rentre dans une logique
de négociation perpétuelle, d’expertise dès qu’il
y a un problème (agression du CPE), qui annihile toute structure
et tout sens de la sanction : “ on va voir le psy et dans une semaine je
te colle ”. Il faut des tempi différents adaptés à
chaque situation.