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Compte rendu du 4 juin 2003

 Intervention d’Hélène M.-K. sur le livre de 
Marcel Hénaff, Le prix de la vérité (Seuil, 2002).

Présents à la séance du 04 juin 2003 : Nathalys Fiokuna, Ivan Gros, Séverine Rousset, Gaël Tijou, Christophe Angebault, Denis Sigal, Marc Le Monnier, Diane Huyez, Hélène Merlin-Kajman, Séverine Chauvel, Lambert Dousson, Laure Duperrein, Soumiya Abbassi, Damien Rémont (rapporteur).

Exposé :
Introduction : Dans la page “ Débats ” du Monde du 31 mai 2003, Christian Laval se demandait non seulement : “ Quelle société allons-nous laisser à nos enfants ? ”, question politique somme toute classique, mais aussi : “ Quels enfants allons-nous laisser au monde ? ”. Pour lui, le mouvement  social des enseignants manifeste “ une exigence profonde de civilisation, de recivilisation de la société ”. 
Mais la formulation ne me satisfait pas complètement : elle sépare un “ nous ”, supposé représenter la communauté éducative consciente d’une urgence, des “ enfants ” supposés menacés par un mal extérieur tant à “ nous ” qu’à “ eux ” (en gros, dans l’article de C. Laval, le libéralisme). Personnellement, je crois, que le mal a déjà commencé ; ensuite, que “ nous ”, nous tous, sommes donc déjà impliqués dans cette menace de décivilisation. Ceci signifie que selon moi, la “ recivilisation ” passera par ce que Foucault appelle “ le souci de soi ” - J. Donzelot l’évoquait sous la rubrique “ technique de soi ”. La question serait : et moi, moi-même, quelle est ma part, non pas seulement de responsabilité, mais en quelque sorte de captation ? Ne suis-je pas, moi-même, déjà décivilisé ? Si c’est le cas, il est non moins important d’agir sur nous-mêmes, adultes, que sur les enfants, si nous voulons laisser au monde des enfants recivilisés.
Un exemple d’incivilité : Il y a quelques jours, j’ai fait une expérience vraiment pénible. Mon fils David, onze ans, avait invité un copain, Joël, à venir passer la journée de dimanche à la maison, à dormir, puis, comme il habite loin de l’école, à dormir aussi lundi soir à cause des grèves, et, qui sait, mardi encore. Je conviens avec la mère qu’elle déposera son fils Joël tôt le dimanche matin, mère que je connais par ailleurs car cet enfant est venu passer les vacances de la Toussaint  avec nous à la campagne : je lui ai même appris à faire du vélo. Invité par un autre ami à passer le week-end chez lui, David se contente d’y aller le samedi, puis rentre le soir pour accueillir son copain le lendemain matin. Et là, coup de téléphone de Joël, lui annonçant qu’il ne viendra pas, parce qu’il n’en a plus envie. Déception et humiliation de David, blessé dans son amitié. Nous parlons, il refuse que je téléphone à la mère pour lui dire ma manière de penser, il a peur de perdre tous ses amis. Tout de même, lundi, où il comprend que Joël a choisi d’aller dormir chez un autre copain de la classe, il lui en fait le reproche. Les autres copains prennent la défense de Joël en disant : “ on a le droit de changer d’avis ”.
Je retourne dans ma tête cette histoire parce que justement, elle est comme un cercle vicieux. Je m’y sens prise : l’incivilité, en quelque sorte, rebondit, de la mère de Joël, qui lui laisse invoquer ce motif, à Joël, de Joël à David, d’eux deux à leurs copains,  de David à moi-même qui ne parviens pas à me décider à faire ce que spontanément je voudrais (devrais ?) faire, parce que soudain je  me sens isolée, sans critère, sans repères communs – et, donc, je réfléchis l’incivilité à mon tour... 
Je pense que sans cesse, tous autant que nous sommes, nous sommes susceptibles d’être pris dans des situations de ce genre où l’impudence innocente de l’autre est telle, que nous ravalons notre colère, nous souffrons silencieusement – et nous devenons de plus en plus grossiers : grossièreté d’abord défensive, puis offensive – après tout, qui sait si la grossièreté de la mère de Joël n’est pas d’abord une grossièreté de “ réaction ” ?
 Le livre de Marcel Hénaff, Le prix de la vérité, nous aide à redonner un sens universel aux échanges civils, en montrant que la “ civilité ” doit être pensée à partir d’un cadre, sinon strictement extra-occidental,du moins  anthropologique, celui du “ don cérémoniel réciproque ”.
 Ce livre est à la fois une histoire et une typologique. C’est la typologie que je vais privilégier, en n’en retenant que ce qui intéresse la réflexion de l’Observatoire.
 L’enseignement n’est pas un échange marchand : Marcel Hénaff part de la situation de Socrate (d’où son titre), qui ne vend pas son enseignement mais accepte des dons en échange. Pourquoi cette différence, qui à nos yeux de modernes serait considérée comme une pure hypocrisie (l’argent et les dons étant considérés comme deux paiements différents) ? C’est parce que, idée qui caractérisera longtemps le rapport au savoir et à l’art dans la culture occidentale, la philosophie a à voir avec du “ hors de prix ”. Au contraire, les sophistes vendent leur enseignement. Ils sont en cela comparables aux marchands :  car les marchands vendent pour gagner de l’argent, indifférents aux biens qu’ils vendent. Pareil pour les sophistes : ils ont, et transmettent, un rapport utilitaire au savoir, fait de maîtrise technique et de promesse de puissance. Nul rapport à soi là-dedans. Au contraire, la philosophie non vénale se présente comme le développement d’un questionnement (le fameux “ je sais que je ne sais pas ” de Socrate). La philosophie transmet “ ce qui dans tout savoir introduit le suspens d’un étonnement ” (p. 80), et ce savoir ne peut pas être payé parce qu’il ne peut pas être mesuré : “ le savoir et l’argent n’ont aucune commune mesure ” (Aristote). Les dons en revanche sont une compensation de la peine de l’enseignant.
 De là, Marcel Hénaff montre que les Grecs avaient encore un lien très fort, à ce que les ethnologues, après Mauss, ont appelé l’“ économie du don ”, genre d’échange caractéristique des sociétés “ archaïques ”.  Il élargit alors fabuleusement la focale de son objectif, en se penchant sur “ le don cérémoniel réciproque ” pour montrer qu’il ne s’agit pas d’une économie. Car ces sociétés connaissent aussi l’échange marchand utile.
Lien social et inutilité : L’échange de biens précieux a une fonction sociale non utilitaire. Les dons hors de prix défient celui à qui on donne en même temps qu’ils exposent le donneur au refus : ils ont seulement (si l’on peut dire) une valeur symbolique. Ils sont ostentatoires, car ils servent à la reconnaissance réciproque publique. Le donneur affirme vouloir entrer en contact, s’allier avec l’autre, et cela, publiquement : c’est une reconnaissance publique  de l’autre, et une demande de reconnaissance ; tellement risquée – les dons concernent surtout la rencontre entre groupes étrangers -, qu’il faut qu’elle oblige l’autre, par l’excès du don, à répondre par un contre-don également hors de prix. Car le contre-don est obligatoire (sinon, c’est une déclaration d’hostilité).
 M. Hénaff montre comment nous avons du mal à interpréter correctement cet échange qu’il appelle de “ libre obligation ”, à cause des formes d’échanges ultérieurs qui, historiquement, ont contaminé ou occulté les formes de don cérémoniel réciproque encore présentes dans nos sociétés : nous avons tendance à penser le don sous la forme du sacrifice, ou de la grâce (divine/souveraine), ou de la charité – ou, finalement, sous l’effet de l’économie marchande, comme échange faussement désintéressé.
 Dans le système du don/contre-don, l’objet donné représente une partie de l’être du donneur, qui risque sa propre personne auprès du bénéficiaire. Ce n’est pas l’objet qui compte, mais le geste dont il est le support. Il y va d’une donnée anthropologique : nous avons envie d’entrer en contact avec l’autre étranger, mais plus il est étranger, plus c’est risqué. Le premier don ne crée pas une dette, mais lance un appel, un défi à relever. Le contre-don signe la réception : l’accord. 
 Carence de nos sociétés : Tout l’intérêt de ce long détour, via la Grèce antique, par les sociétés organisées autour du don cérémoniel réciproque est le suivant :
 - d’abord, en le différenciant nettement de l’échange marchand, d’introduire de la clarté dans nos perceptions des échanges. Marcel Hénaff montre en effet que nous connaissons encore des formes de don cérémoniel réciproque : les invitations – d’où mon historiette de départ, David et Joël : une invitation est un don, dont on attend bien sûr un contre-don : l’amitié par exemple, à la fois réponse au don et sens partagé de l’échange -, les cadeaux, les échanges verbaux de politesse, les visites à l’hôpital, etc. bref : les civilités...Et, dit-il, elles ne sont pas du tout résiduelles, car nous ne pourrons jamais nous en passer : elles seules peuvent régler, en le symbolisant, le problème de la rencontre avec autrui, du risque intime que je prends “ dans l’espace inconnu de l’autre ” en lui adressant une demande de lien, qui est toujours à la fois un signe que je le reconnais et que j’attends de lui une reconnaissance réciproque. 
 - ensuite, de marquer une double différence entre nos sociétés et ces sociétés. 
La première est à maints égard un progrès : la reconnaissance réciproque est publiquement garantie par la loi. Je dois respecter les contrats où j’ai souscrit sous peine d’être poursuivi. Je ne peux pas agresser mon voisin, l’insulter, etc. Il a des droits, comme moi-même, et  notamment des droits civiques. Les échanges publics, et une grande partie des échanges privés, ne dépendent plus des initiatives privées, mais des institutions.
 La deuxième : c’est que, au terme d’une longue évolution historique, c’est désormais l’économie marchande qui semble définir tous les échanges. Et là, Marcel Hénaff montre le caractère pernicieux de l’argent, en quoi il peut alimenter tous les désirs – en quoi il entretient en quelque sorte une complicité structurelle avec le désir : l’argent étant un équivalent général, on peut tout acheter avec l’argent (ce qui caractérise le désir, c’est le caractère substituable de ses objets).
 Dangers : Ces deux piliers de nos sociétés laissent quelque chose en souffrance, littéralement : “ ni l’appartenance civique, ni l’interdépendance économique ne me sollicitent à reconnaître autrui personnellement (p. 513).Nous souffrons d’un manque, d’un sentiment d’abandon. Deux réponses effrayantes peuvent y apporter un semblant de solution :  “ une offre d’amour collective d’un dieu qui enveloppe un peuple ou une communauté dans sa faveur exclusive ” ; ou bien “ un chef charismatique qui suscite l’oblation de soi dans le rapport fusionnel aux autres fervents de sa cause ” (j’ajoute qu’elles peuvent se cumuler, comme dans le cas d’Al-Quaida) : “ C’est dans ce type de groupements que se maintiennent des formes de dons réciproques, qui peuvent être simplement de services, d’entraide, de soutien affectif, et qui, au-delà des institutions politiques et des rapports marchands, offrent une reconnaissance où s’affirme la dignité sans prix de chacun. En cela, elles tendent à combler le déficit de reconnaissance spécifique dont souffre la modernité. ” (p. 514)
 Pour finir, Marcel Hénaff insiste sur un point : ces solutions, pour compréhensibles qu’elles puissent être, n’offrent aucune solution – au contraire – face au problème  de la rencontre avec “ le premier venu ”. Autrefois il y avait   le devoir sacré de l’hospitalité.  Aujourd’hui, seul un système d’échange “ civil ” peut  protéger la rencontre avec l’inconnu,  avec l’étranger : la faire désirer, parce qu’elle sera apprivoisée par des gestes de don/contre-don communs.

Conclusion : 
1) On comprend le mouvement de repli sur “ l’entre-soi ” communautaire décrit par J. Donzelot, au-delà des communautarismes. On comprend aussi que les enseignants soient les plus éprouvés par la carence de la modernité. Ce qu’ils transmettent n’a aucune valeur marchande, est hors de prix. Mais moins ce caractère hors de prix est reconnu, moins on leur “ contre-donne ”. Et moins ce qu’ils “ donnent ” (transmettent) – qui ne peut pas trouver d’équivalent monétaire, ce que les élèves, et les parents, savent bien, notamment en constatant que les profs gagnent mal leur vie ! – est reconnu (souvent par eux-mêmes), plus les relations qu’ils entretiennent avec les “ usagers ” se dégradent. Nous devons reconnaître encore une fois le caractère névralgique de l’enseignement pour l’avenir de la “ civilisation ”. Et nous battre pour la reconnaissance du caractère irremplaçable car “ hors de prix ”, improductif, de l’enseignement. 
2) Il faut que des objets – le savoir, la culture par exemple – soient reconnus hors de prix, sinon plus rien ne peut symboliser le caractère hors de pris de l’autre étranger. Plus rien ne fait métaphore – on retombe sur le problème de la table d’Hannah Arendt. La “ culture ” transmise et la civilité sont convergentes.
3) La reconnaissance de l’enseignant doit passer par la civilité, autant ou plus que par l’autorité de son savoir disciplinaire. Les parents, venus des quatre coins du monde, ne savent pas tous ce que c’est qu’une école : mais le livre de Marcel Hénaff montre qu’il n’y a pas de culture sans don cérémoniel réciproque – D. Kambouchner aussi montrait qu’aucune culture ne se tenait sans un geste d’ouverture civilisé vers une autre culture : car la civilisation est dialogue de cultures -. Il y a donc, au moins à titre de structure partagée, un point d’appui, un dénominateur commun, qu’on peut solliciter chez toutes les “ communautés ” pour restaurer le lien éducatif sur des bases civiles (non autoritaires) – sans en appeler nécessairement à la citoyenneté, dont on repère ici les manques.
4) Lutter pour restaurer de la “ libre obligation ” (ce pourrait être l’autre nom de la civilité) suppose un travail collectif de soi sur soi. Et il y a un enjeu directement politique : ce sera lutter contre la marchandisation des rapports – qui délègue par exemple aux marques (publicitaires) la charge d’une bien illusoire et bien pauvre “ reconnaissance réciproque ” tout en “ désobligeant ”. Nous ne pouvons pas faire grand chose, aujourd’hui, contre le “ libéralisme ” : mais nous pouvons travailler à nous re-subjectiver – et subjectiver les enfants – sur un mode non marchand, ce qui finirait par avoir des effets directement économico-politiques.

Discussion :
 Séverine Chauvel demande quelques précisions sur la manière dont Foucault articule “ technique de soi sur soi ” et “ reconnaissance de l’autre ” ;
Hélène M.-K. : Après avoir consacré une part importante de son travail aux dispositifs de pouvoir, Foucault fait un retour au sujet, qu’il présente comme une “ tâche ” Pour transformer le monde, il faut du travail sur soi ; c’est le préalable à toute éthique, à la possibilité même de la résistance. A mes yeux, si on est dans le cas historique où la domination politique n’a pas atteint seulement le travail et les objets mais la substance même des individus, et si on refuse que la possibilité de changer la société soit totalement engloutie, alors la question de ce travail sur soi est des plus urgentes : non pas seulement “ quelle société pour nos enfants ? ”, mais aussi  “ quels enfants pour le monde ? ”, comme le dit C. Laval. Mais on peut penser aussi à l’avertissement de J. Donzelot : “ le social ne suffira pas ”. Il faut que les individus retrouvent de “ l’estime de soi ”.

Risquer la rencontre : Séverine Chauvel souligne l’intérêt de repérer les multiples expériences concrètes qui soutiennent la possibilité d’une reconnaissance dans la rencontre, et évoque le Café SDF, ou encore le “ café des enfants ” : on y sert des limonades aux enfants tandis que les mères y trouvent l’occasion d’échanges.
Ivan Gros : Bourdieu a étudié l’économie du don et a souligné le risque du surgissement de la vendetta au sein de ce système don/contre-don, où c’est alors l’honneur que l’on convoque ; et l’on sait qu’il est beaucoup question d’honneur dans les mobiles qu’avancent les jeunes auteurs d’ “ incivilités ”.
Hélène M.-K. : La civilité doit se doter de règles. Ces règles sont justement une assurance sur la part de risque, la part de moi que je risque dans le don. C’est assez différent de la question de l’honneur. 
Christophe Angebault : Le don cérémoniel est sans doute assez différent du Potlatch. Comment entrer dans cette logique du don en tenant à distance toute logique agonistique et tout défi ? 
Soumiya Abbassi : relève la difficulté de créer, ou de voir reconnaître, de l’obligation (pratique d’enseignant). Au Maroc, ce sont les groupes religieux qui investissent massivement le social, et occupent seuls la scène du don, avec un retour problématique, d’un point de vue politique, sur l’obligation qu’elle suscite et sur laquelle elle parie. 
Hélène M.-K. : Le don, où l’on se risque auprès de l’autre étranger pour s’en faire reconnaître et le reconnaître, est un élément commun à toutes les cultures. C’est un donné anthropologique (l’être humain est curieux de l’autre). L’un des grands intérêts de l’expérience de la Cité des Poètes pour notre projet, c’est de faire le constat que, collectivement, on en souffre (déficit de civilité et de reconnaissance), que les enfants n’échappent pas à cette souffrance, et que l’on doit pouvoir élaborer ensemble des choses communes sur des souvenirs communs ; ça a à voir avec la question de la traductibilité des pratiques entre cultures (on peut songer à l’Afrique du Nord, mais aussi à l’Europe de l’Est). Mais Hénaff récuse à la fois “ une offre d’amour collective d’un dieu qui enveloppe un peuple ou une communauté dans sa faveur exclusive ” ; et “ un chef charismatique qui suscite l’oblation de soi dans le rapport fusionnel aux autres fervents de sa cause […]. C’est dans ce type de groupements que se maintiennent des formes de dons réciproques, qui peuvent être simplement de services, d’entraide, de soutien affectif, et qui, au-delà des institutions politiques et des rapports marchands, offrent une reconnaissance où s’affirme la dignité sans prix de chacun. En cela, elles tendent à combler le déficit de reconnaissance spécifique dont souffre la modernité. ” (p. 514).
Nathalys Fiokuna : on parle du don, mais c’est aussi la chose que l’on soupçonne le plus. On est sans doute, comme le disait Hélène M.-K., tous pris dans une marchandisation des rapports.

Echange cérémoniel réciproque, civilité et enseignement : 
Denis Sigal : On voit bien comment les enseignants se retrouvent au cœur du problème, et qu’il faut soutenir et l’improductivité, et la gratuité de l’enseignement. Pourtant, on a beaucoup nourri le soupçon que les humanités, les lettres classiques en particulier mais pas seulement, avaient été dévoyées au profit d’une formation et d’une reproduction des élites, et transformées en instrument de domination ; soupçon dont les mathématiques et les sciences paraissent préservées.
Hélène M.-K. : Encore une fois, cela excède très largement les cadres que l’on retient en général, comme le critère du niveau social. A l’école, ces problèmes dépassent largement la question du “ niveau ”, ignorent celle de “ l’excellence ”, comme en témoigne l’exemple de telle “ classe européenne ” où les enfants sont odieux, entre eux comme avec leurs profs. Il faut mesurer cette décomposition du régime don/contre-don : par exemple, combien de mails que vous envoyez restent sans réponse ? Ce qui m’inquiète, c’est que le principe de tout cela, largement partagé, au fond, c’est que l’autre est un ennemi. Or si l’autre est un ennemi, et si on a perdu toute forme de don/contre-don, alors l’accentuation de l’inimitié paraît très prévisible.
Lambert Dousson : On mobilise souvent la figure de Socrate comme représentation du professeur de philo. Mais cela fonctionne-t-il encore si on se souvient que le prof et l’élève ne sont pas dans le face à face. Le prof est toujours devant/dans une classe. 
Hélène M.-K. : Le geste de civilité ne doit pas se concevoir sur le modèle exclusif d’un duo. Le système de l’échange cérémoniel réciproque engage la plupart du temps des groupes entiers. Evidemment la question demeure quand la civilité ne s’appuie plus, ne peut plus s’appuyer, sur des codes collectifs. Cela me rappelle d’ailleurs ce que dit Foucault de la classe et de la figure ancienne du maître, comme “ structure individualisante ”.
Diane Huyez : dans la situation d’enseignement, le retour de plus en plus improbable du don et de la reconnaissance, d’où qu’ils viennent, provoque une souffrance grandissante. Nos élèves l’ont même parfaitement intégré : je me souviens d’une formule de mépris, lancée comme une insulte : “ vous n’êtes qu’une pauvre prof, qui gagne 9000 FF par mois ”. De fait, on a de plus en plus de mal à justifier notre action, alors qu’on est plus violemment sommé d’en produire les raisons.
Lambert : on comprend la détresse des enseignants : improductifs, et attachés à cette improductivité (comme trace de l’humain), on leur demande sans cesse d’être plus productifs ; et en même temps il est patent qu’ils reçoivent de moins en moins de reconnaissance.