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Compte-rendu de la séance du 28 mai 2003

Discussion avec Michel Kajman. Journaliste au Monde depuis 1975, 
il est actuellement rédacteur en chef chargé de la page « Horizon débats ».

Présents : Gaël Tijou, Joëlle Menrath, Séverine Chauvel, Soumiya Abbassi, Hélène Merlin-Kajman, Laure Duperrein, Anne-Sophie Demonchy, Christophe Angebault, Nathalys Fiokuna, Séverine Rousset, Chloé Faisse-Trolet, Denis Sigal, Emmanuel Chanial, Sarah Clément, Damien Rémont, Diane Huyez (rapporteur).

Discussion :
1- traitement de l’information. 
Questions : Quelle est la place des enquêtes de terrain au Monde ?(Séverine Rousset) Lors d’une récente manifestation, une journaliste de France Inter déclarait que les nombreux sujets qu’elle avait soumis à propos de l’Education Nationale avaient été refusés. Quels sont les facteurs qui motivent ce genre de refus dans une rédaction ?(Gaël Tijou)
Michel Kajman : Le code de présentation des différentes séquences obéit au même dispositif depuis dix ans : l’élément identifié comme important fait l’ouverture et occupe une page entière. Cette page comporte 3 ou 4 éléments pour des raisons de diversité de typographie et d’angle : il est préférable qu’un ou deux reportages s’ajoutent à la synthèse des informations, à une analyse ou à une interview.
Un journal est un lieu de discussions perpétuelles. Il existe un jeu incessant de propositions et d’ajustements. Les chefs de séquence ne ressortent pas toujours des réunions avec le programme qu’ils avaient initialement prévu. Il n’y a pas de scandale dans un refus (à moins, bien sûr, que la grille de sélections ne soit nourrie par des arrière-pensées politiques ou autres : ne pas glisser vers ce type de dérive est évidemment l’ambition assumée d’un journal comme Le Monde ). Le point important, c’est qu’il y a toujours plus de sujets qu’il n’en rentrera dans le journal : la hiérarchisation des informations n’est pas toujours simple, et le choix d’une impasse ou de la réduction d’une information à une brève est toujours cruel.
On se pose ensuite des questions concernant des effets de sens liés à la mise en ordre des éléments de la page. Les arbitrages concernant la taille d’un entretien, d’un reportage, du titre, etc., ne sont évidemment pas innocents. Mais ils résultent pour une part de codes techniques. Il faut aussi veiller à éviter lesdérives « subliminales » que peuvent révéler la rédaction même des articles, un certain rapport au langage familier, l’utilisation de stéréotypes de langage (ex : un petit instituteur), l’utilisation du nom seul plutôt que du nom précédé du prénom…Tout le monde veille à éviter ce genre de défauts par une attention, voire des rappels à l’ordre perpétuels. Il y a des problèmes, des manquements, mais rien qui nécessiterait des réunions spécialement destinées à réfléchir sur le ton utilisé dans les articles. Du reste, Le Monde dispose depuis 4 ans d’une « bible » qui codifie certains principes avec des exemples à l’appui. 

2- déontologie des journalistes. 
Questions : Quels sont les rapports de la presse avec le sensationnel ? (Gaël Tijou) Les effets d’accroche de certains titres ne constituent-ils pas une forme de sensationnalisme (ex : reprise des slogans de manifestations) ? Le contrôle, plus diffus qu’organisé d’après ce que vous dites, des articles n’explique-t-il pas que certains défauts échappent à la vigilance ? Y a-t-il eu une évolution dans les modes de ce contrôle ? (Christophe Angebault) 
Michel Kajman : Certains journalistes peuvent être pris entre l’excitation ou la fascination du sensationnel et la conscience des insuffisances ou des dérives qui y sont liées. C’est consubstantiel au métier, depuis toujours. Les informations sensationnelles provoquent des querelles animées sur ce qui peut et doit être écrit. Plus encore que toute autre information, les « bombes » qui mettent en cause des personnalités ou des institutions sont recoupées plusieurs fois et la question du silence à garder au moins momentanément lorsque tout n’est pas rassemblé se pose (ex. des affaires de harcèlement sexuel dans les universités ou le cas de D. Baudis à Toulouse).
On ne peut éviter des effets de sens involontaires : un journal n’échappe pas à l’air du temps. Des expressions perdurent malgré les protestations de certains (ex : « la grogne » dès qu’on parle de mouvements de certaines catégories professionnelles). La tendance à banaliser le langage familier alimente du reste une partie du courrier des lecteurs.
Le contrôle des articles est multiforme, mais personne n’échappe au risque de l’erreur. Les risques sont démultipliés lorsqu’il s’agit des titres de première page. Pour cette raison, ils sont faits en collaboration, à la fin, avec la participation du directeur de la rédaction ou de l’un de ses adjoints. Depuis quelques années, d’une manière générale, on peut certainement noter un relâchement de la vigilance sur des questions de fond ou de grammaire, et les corrections ne sont pas toujours faites quand il le faudrait.
Questions : Quel a été l’impact du 21 avril au sein du Monde ? Y a-t-il eu des discussions collectives sur le traitement des problèmes sécuritaires ou sur la déontologie de la profession ? (Séverine Rousset)
Michel Kajman : Quelques jours avant le premier tour, un titre intermédiaire avait mentionné le risque du Front National. Quelques articles avaient aussi évoqué cette possibilité. Il a manqué  ce que nous appelons la « mise en scène », qui aurait permis de lier entre eux ces différents éléments et de les valoriser mieux. Les critiques concernant la mise en scène de la violence, avant le premier tour, par la télévision notamment, ont parfois été simplistes. Elles confondent la part de matraquage du court terme et celle du regard attentif porté à des réalités vécues par les personnes, sur le long terme. Cette attention du long terme a certainement fait défaut, et engage la question des actes du politique et celle de la cécité sociale des gens les moins concernés par ces problèmes. 

3- économie du journalisme. 
Questions : Quels sont les changements intervenus dans la formation et dans le recrutement des journalistes ? Y a-t-il une précarisation du métier liée au développement d’internet ou au monopole de deux grands groupes de presse ? (Denis) Toutes les publicités ont-elles le même statut ? Une publicité institutionnelle (comme celle diffusée actuellement sur la nécessité de la réforme des retraites) a-t-elle un impact supplémentaire lorsqu’elle est véhiculée par un organe de presse ? (Gaël Tijou)
Michel Kajman : Des mutations économiques sont intervenues dans la presse. Il y a quelques années, Robert Hersant, ancien propriétaire du Figaro, s’était vanté de pouvoir faire un journal sans journalistes. Cette tentative avait été abandonnée après la constatation d’un appauvrissement du contenu. C’est aujourd’hui un horizon concevable avec la presse gratuite, presse bricolée avec peu de moyens, des transcriptions d’internet ou des dépêches d’agences livrées sans choix éditorial. Dans ces quotidiens, le travail qui consiste à donner du sens en hiérarchisant et en classant n’existe pas. Le Monde a réaffirmé une conception contraire à cela il y a dix ans en se lançant dans un programme d’embauche très coûteux. Malgré cela on constate que la proportion de journalistes spécialisés dans les questions d’éducation a diminué (3 sur 330 aujourd’hui contre 6 ou 7 sur 170 il y a un quart de siècle). En ce qui concerne la formation, il faut prendre garde à une proximité dangereuse qui existe parfois entre l’apprentissage du journalisme et celui des métiers de la communication ; certains en viennent même à récuser leur différence. Autrefois, le recrutement était plus divers : les journalistes avaient souvent une tout autre formation au départ. Jacques Fauvet, ancien directeur du Monde, revendiquait cette diversité. Aujourd’hui les écoles tendent à la fabrication de stéréotypes : il y a des traditions propres à certaines écoles et la proximité avec les universités s’est accrue (ex. : le CELSA).
Pour ce qui concerne la publicité, elle n’intervient pas dans les contenus rédactionnels ni directement, ni indirectement. Son seul impact est financier. Grosso modo, le financement du journal est assuré à 60% par les ventes et les abonnements, mais il est impossible de négliger ce moyen de financement. Toute publicité dont le contenu pourrait mettre en cause la crédibilité du journal ou des règles déontologiques élémentaires est transmise au directeur de la rédaction qui a un droit de récusation. La publicité pose régulièrement des questions idéologiques (cf. l’utilisation du corps féminin, …), et les plus apparentes ne sont pas forcément les plus graves. Il y a quelques années, Le Monde a publié un supplément publicitaire de Benetton, qui montrait des corps mutilés, etc. Les rédacteurs ont protesté et nous n’avons plus jamais publié ce type de publicité Benetton, alors que le manque à gagner est considérable

4- Utilisation d’internet et relations avec la presse. 
Questions : Lors de la rédaction de nos compte-rendus, il nous est arrivé de nous trouver confrontés à des propos maladroits ou agressifs dont la diffusion était problématique. Quelles sont les attitudes à adopter dans ces situations ? (Diane) Internet pose le problème du crédit à apporter à l’information. Quels sont les différents statuts des informations collectées sur internet ? (Gaël Tijou) L’Observatoire s’est posé la question de la pertinence des communiqués de presse pour informer de nos activités ou pour réagir à certains articles. La brièveté du format ne risque-t-elle pas de dénaturer nos positions ? N’allons-nous pas participer – comme le craint Hélène M.-K. -, à la cacophonie générale qui cherche à se faire entendre des médias ?(Emmanuel Chanial)
Michel Kajman : Pour la première question, je ne pense pas être en position de vous donner des conseils. Vous devez élaborer vos propres critères, vos propres coutumes. En revanche, il faut être vigilant à l’égard d’internet. Tout individu ou tout groupe peut s’investir d’une mission de communication, et l’instrument rend possibles des formes graves de régression, car les travers sont multipliés par la circulation instantanée des textes.
Les informations peuvent constituer dans la reproduction de canaux institutionnels (par exemple, un quotidien en ligne), auquel cas internet n’est qu’une différence de support. Mais elles peuvent aussi servir de faire-valoir immédiats de groupes ou d’institution. Ce sont toujours des informations virtuelles qui devront être soumises aux recoupements habituels. Le travail du journalisme est un travail de construction qui n’a rien à voir avec le lancer brut, immédiat, d’une « information » et nous éloigne de la fausse magie d’internet. On n’y trouve jamais des « pré-articles » qu’il ne resterait plus qu’à reproduire dans une rubrique.
Pour les communiqués de presse, communiquer des informations pratiques aux journalistes n’est pas un mal. Mais l’afflux de ces informations est permanent et grand nombre d’entre elles finissent à la poubelle. Cela peut toutefois fonctionner par un effet de répétition par exemple. Et se révéler d’autant plus nécessaire que la situation de l’éducation a changé du tout au tout depuis 1975 : c’était alors un univers très ordonné ; un journaliste s’occupait d’un ou deux secteurs de l’éducation (autorités institutionnelles, syndicats, instances pédagogiques, …), et cela suffisait à avoir une vraie vision de la situation. Ces repères sont plus flous et on voit éclore des groupes ou des voix qui montrent la fragmentation de cet univers. 
S’agissant des pages « débats », je reçois quotidiennement entre 10 et 100 textes selon les jours et les périodes. Le choix est fait après avoir assisté à toutes les réunions journalières : on peut retenir des textes qui apportent un autre éclairage sur un thème déjà traité ou au contraire, donner place à un thème qui ne le sera pas. On peut accompagner l’actualité, anticiper ou faire retour sur un événement, ou au contraire se détacher. Matériellement, la place dont on dispose dans chaque numéro a aussi une influence. Il faut parfois laisser la place à une réponse. Ces pages contribuent à la formation ou à la transformation des opinions du lecteur. J’ajoute qu’il n’y a nul tabou : les productions du Monde ne sont pas exemptes de critiques de la part d’intervenants extérieurs.

L’Observatoire de l’éducation remercie chaleureusement 
Michel Kajman d’avoir bien voulu répondre à ses questions.