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Compte rendu de la séance du 7 mai 2003

Discussion avec Christophe Mounier, responsable et formateur 
à l’Ecole de la deuxième chance (E2C) de saint-Denis

Présents : Christophe Mounier (invité), Hélène Merlin-Kajman,  Marion Mas, Gaël Tijou, Séverine Chauvel, Marc Le Monnier, Denis Sigal, Judith Sarfati Lanter, Christophe Angebault, Séverine Rousset, Diane Huyez, Nathalys Fiokouna, Lambert Dousson (rapporteur). 

Discussion :
1. Motivation des stagiaires et monde professionnel. Questions de Diane Huyez, que Christophe Mounier avait reçues avant la séance : 
A. Qu'est-ce qui a déclenché la motivation des stagiaires de l’E2C ? Peut-on par là comprendre que leur échec dans le système scolaire traditionnel était lié à une absence de motivation? Les stagiaires de l’E2C étant des adultes, peut-on envisager une structure éducative similaire avec des élèves plus jeunes ? 
B. Quels sont les liens de l’E2C avec les entreprises? Les entreprises assurent-elles la formation ou est-ce à l’E2C de s’en charger ? L'E2C ne préparant à aucun diplôme, sa réussite est-elle la conséquence de la dimension non-utilitariste des apprentissages qu'elle offre ? 

Christophe Mounier : A. Les jeunes stagiaires proviennent des Missions Locales, organismes municipaux s’occupant de l’insertion de jeunes en difficulté et regroupant plusieurs services : “ plate-forme de mobilisation ” (organisant des stages en entreprise en vue de faire découvrir le monde du travail à ceux qui n’ont jamais travaillé), “ plate-forme linguistique ” (pour les “ primo-arrivants ”), ou soutien psychologique.  Leur motivation est difficile à déterminer (par rapport à ce qu’en disent les conseillers des Missions Locales, leurs parents, ou à la sincérité du jeune qui peut se tromper lui-même), car eux-mêmes ont du mal à parler d’eux. Souvent l’intervention d’un psychologue est nécessaire. Ces jeunes ne sont pas nécessairement en échec scolaire (ou ayant subi une mauvaise orientation), mais connaissent des problèmes familiaux, psychologiques, médicaux, ou n’ont jamais été scolarisés. Quelques jeunes viennent de familles aisées. Les neuf dixièmes viennent de familles monoparentales, souvent d’origine étrangère, où les parents n’ont pas les moyens de s’intéresser à leur enfant. 
L’objectif de l’E2C est de former le jeune à trouver un emploi correspondant à ses capacités et à ses goûts ; elle ne fournit pas de diplôme mais peut aider un stagiaire à en préparer un. Les stagiaires ont au moins 20 ans : ils sont censés être autonomes et donc ressentent une urgence ; en deçà, il est difficile de savoir ce que signifie pour un jeune d’être motivé. A l’issue d’un entretien (où la moitié des candidats est écartée à cause de problèmes familiaux ou psychologiques trop lourds pour que l’E2C les prennent en charge, ou simplement pour leur manque visible de motivation), s’ouvre une période d’essai d’un mois et demi portant tout autant sur leurs compétences que sur leur “ civilité ” (se lever, être à l’heure...), complétée d’un séjour en entreprise pour qu’ils découvrent leur aptitude à entrer dans le monde du travail. Cette période, pendant laquelle le jeune ou l’E2C peuvent décider de rompre le contrat, peut être reconductible : l’E2C est ouverte pour un second, un troisième essai, voire un quatrième. 
L’absence de motivation peut se retrouver dans l’E2C quand le jeune ne parvient pas à faire le lien entre ce qu’on lui demande d’apprendre et son projet professionnel. Il est par exemple difficile d’expliquer la nécessité de connaître la grammaire à un jeune voulant être poseur de rail à la RATP. Pour cela l’apprentissage du français est axé sur le technique, le professionnel (lettre de motivation, CV…) ; quand le jeune fait le lien entre culture scolaire et profession, il est motivé. Par ailleurs, la “ littératie ” montre le rapport entre la rémunération du travailleur et sa “ productivité marginale ” : à compétence officielle égale, celui qui sait faire autre chose que son métier sera mieux payé [est-ce une affaire de salaire, ou de degré hiérarchique : de compétence supérieure impliquant salaire supérieur ?]. Cette “ sur-instruction ” (capacité à utiliser une information écrite dans la vie de tous les jours) favorise l’élévation de l’employé dans la hiérarchie. On montre ainsi au jeune que le savoir scolaire n’est pas une fin en soi mais s’effectue en vue d’un projet professionnel. 
Savoir ce qu’on veut faire apporte une motivation. Les jeunes ont souvent une représentation du métier qui ne correspond en rien à sa réalité ; il y a un fossé entre ce que les jeunes veulent faire et ce qu’ils peuvent faire. Il ne faut pas les “ casser ”, mais les amener progressivement à une prise de conscience, par exemple en faisant venir un professionnel qui leur dit ce qu’il faut avoir comme diplôme, expérience, compétence… Le stage de découverte en classe de Troisième ne fait pas découvrir ce qu’est le monde du travail. 
B. Les entreprises ont besoin de main d’œuvre, mais qui n’est pas formée, et elles se déchargent un peu sur l’E2C. L’E2C propose un cahier de compétence validé par un jury composé aussi de représentant de l’entreprise ; or celles-ci refusent de le faire. Dans le 93, il y a quelques patrons qui font du social. Mais d’autres n’ont pas intérêt à cela ou invoquent leurs manques de moyens, et certains refusent des stagiaires parce qu’ils viennent du 93. Or c’est une main d’œuvre bon marché, et certaines entreprises considèrent les stagiaires  comme un vivier disponible pour remplacer leurs employés en grève. Ce n’est pas acceptable. Les entreprises en bâtiment acceptent de jouer le jeu de l’E2C, mais les stagiaires ne sont pas intéressés. On va faire de plus en plus de tables rondes entre l’E22 et les entreprises. Beaucoup (RATP, SNCF, Aéroport de Paris, petites entreprises) sont à la recherche de personnes. 

2. Ecole-culture et école réparatrice. Hélène Merlin-Kajman : Vous avez dit qu’il  “ ne faut pas casser les élèves comme ils ont pu être cassés par l’école ” : dans les conditions de détresse où vous voyez ces jeunes,  je le comprends. Mais ne pourrait-on  arriver à prendre le problème sans se penser comme une instance de réparation de ce qu’une autre institution a cassé ? Relier la motivation dans les études et le projet professionnel me pose aussi un problème :  la rentabilité des études constitue-t-elle la seule motivation possible à l’école ? Ne faut-il pas regretter qu’on ne soit pas dans une société qui donne le sens d’un élargissement, où être à l’école ne consisterait pas à travailler en fonction d’un but nécessairement défini ? L’idée d’école ne consiste-t-elle pas à arracher les gens à la seule immédiateté de leur fonction ? Ne possède-t-on comme seule ressource pour motiver un enfant que l’exhibition répulsive de l’expérience négative d’un travail harassant (“ si tu ne veux pas finir balayeur ”) ? L’idée de bien travailler pour faire plaisir à ses parents, ou à ses profs, n’est pas nécessairement un désir aliénant : il ne suffit pas de naître pour devenir homme, puisque les enfants-loups n’apprennent pas à parler ; on devient homme, poussé par le désir des parents. 
Lambert Dousson : Si le travail est effectué en fonction d’un projet professionnel, cela semble signifier l’ autonomie de l’élève par rapport au désir de ses parents. Mais exiger une telle autonomiede l’enfant, n’est-ce pas une manière de lui voler son enfance, c'est-à-dire une certaine insouciance par rapport au monde professionnel ? C’est alors l’autonomie qui devient synonyme d’aliénation. Or l’école actuellement fait le jeu d’une injonction en vue de préparer les élèves à l’emploi, et le résultat, sous l’accumulation de “ journées carrière ” assénées, semble être de susciter une immense angoisse chez eux. En même temps, on demande à l’école de transmettre une culture commune (collège unique). N’y a–t-il pas une contradiction, sinon une impossibilité de mener à bien de front ces deux objectifs ? L’idée de l’école se perd dans cette voie : la professionnalisation nécessite un suivi et une proximité formateur/stagiaire : à l’E2C, la grande proximité entre le jeune et le formateur semble favoriser le lien entre motivation et projet professionnel, tandis qu’à l’école, l’enseignant est face à 30 élèves ; c’est donc impossible ; mais il lui est possible de transmettre de la culture. Or on lui demande de moins en moins de faire cela. 
Marion Mas : entre l’école réparatrice et l’école culture, n’y a-t-il pas une troisième voie ? Qu’est-ce qui peut réduire le “ cassage ” par l’institution ? 

Christophe Mounier : L’école exerce une pression de plus en plus grande à l’égard de la professionnalisation ; elle veut se donner bonne conscience dans l’effort pour y préparer. Or elle ne le peut pas. 
A  l’E2C, il y a 7 formateurs pour 50 stagiaires. Chaque stagiaire a un formateur référent, qui est garant de la cohérence du parcours en fonction du projet du stagiaire, et qui fait le lien entre l’E2C et l’extérieur (foyer des jeunes travailleurs, suivi social, conseiller de la Mission locale, psychologue, justice, tuteur dans l’entreprise pendant le stage…). 
Il s’agit de ne pas tomber dans l’assistanat ; plutôt que de les réparer, il s’agit de leur redonner confiance en leur potentiel. Les jeunes se sentent souvent très seuls (par rapport à leur famille quand leurs frères et sœurs sont tous scolarisés par exemple), alors on essaie de mettre en place des réseaux (cf. La cité des poètes). 

3. “ Empowerment ” et vivre-ensemble. Christophe Angebault : Vous avez expliqué que vous ne notiez pas. Toute notation est-elle inévitablement stigmatisante ? Faut-il dès lors la supprimer plutôt que changer sa justification ? La note est, selon vos propres mots que je suis tenté de prendre à la lettre, un “ garde-fou ”. Ne procède-t-elle pas en effet de l’idée de justice ? Ne fournit-elle pas un repérage minimal pour l’élève – certes relatif mais ancrant le travail dans un principe de réalité ? 
Séverine Rousset : Avec mes élèves de PEP 4, il est particulièrement difficile de stabiliser les savoirs acquis ; comment cela se passe-t-il à l’E2C ? Qu’arrive-t-il aux jeunes qui échouent à l’E2C ? 
Nathalys Fiokouna : L’école est aussi un vivre ensemble : dans quelle mesure le reste-t-elle si les stagiaires de l’E2C ont un programme individuel ? L’E2C connaît-elle des incivilités, des problèmes d’autorité au même titre que l’école ? Si, quand il y a sanction, on prend le jeune à part et on la lui explique seul, quand le groupe profite-t-il du problème ? Ne manque-t-il alors pas la nécessaire publicité de la sanction (cf. J. Kasterstein) en vue d’un apprentissage collectif ? 
Hélène Merlin-Kajman : Vous insistez sur le potentiel de chaque apprenant, ce qui leur redonne de l’estime d’eux-mêmes. Mais n’existe-t-il pas aussi une autre positivité, qui est le sentiment d’être utile à la société, une positivité qu’on peut partager, en somme, avec d’autres, qui est dirigée vers les autres. ? Comment faire comprendre cela à un jeune quand on individualise tout au maximum ? 

Christophe Mounier : les horaires sont souples et l’emploi du temps peut être modifié en fonction du besoin du stagiaire, à qui les enseignants donnent un travail individualisé correspondant à son niveau, ses besoins, son projet professionnel. Il n’y a jamais d’évaluation comparative, ni de concurrence. Certes, le stagiaire, l’employeur, le formateur ont besoin de points de repère : pour cela les cours sont effectués en fonction des manques répertoriés lors d’un positionnement et par rapport au projet professionnel. Le stagiaire est autonome et responsable de son travail. On fonctionne par accumulation de compétences, et l’évaluation n’est jamais négative. La discipline est toujours mise en rapport avec le monde professionnel. Cela donne une réussite de 60 à 70%. La stabilisation des savoirs acquis est aussi problématique à l’E2C : elle dépend largement du “ capital culturel ”, autant pour les stagiaires que pour des élèves “ normaux ” ; quant à ceux qui échouent, il subsiste toujours des dispositifs de remplacement. Parallèlement, nous, formateurs, nous travaillons à l’élaboration d’un référentiel global, projet d’établissement applicable à toutes les futures E2C. 
Tous les jeunes qui arrivent ont souffert de l’effet stigmatisant de la mauvaise note. La notation, même si elle est incontournable pour les enseignants et même dans le monde de l’entreprise, ne s’impose pas dans notre structure qui n’appartient pas à l’école. 
Ce sont des groupes à géométrie variable, des groupes de besoin. Les activités de l’après-midi (théâtre, sport, art, musique) sont collectives. Les stagiaires viennent de Stains, Aubervilliers, Pierrefite….et reproduisent les “ gestes ”, le style des cités ; s’ils ne parviennent pas à s’en empêcher, ils savent qu’ils peuvent partir, tandis qu’à l’école l’élève est obligé de rester. Ceci réduit les incivilité graves. Si transgression il y a on demande des explications. Mais il y a le conseil hebdomadaire, qui réunit les formateurs et les stagiaires : chacun y expose ses idées par rapport  aux problèmes concernant la collectivité, voire formule des propositions en vue d’une modification du règlement. On les met en position de participer à un fonctionnement est démocratique.  Ainsi, le conseil, les sorties, le sport, permettent de retrouver un esprit de groupe. 

Séverine Chauvel : “ Individualisation des parcours ”, “ groupes de besoin ”, “ positionnement ” : ce vocabulaire est employé à l’IUFM, dans les classes-relais aussi, qui constituent des dispositifs possédant plus de moyens que l’école. De plus, au collège aussi, on nous demande de “ redonner confiance ”. Manquer d’encouragements contribuerait au cassage des élèves. Or c’est difficile de prendre modèle sur votre expérience  parce qu’il n’y a pas de relation individuelle, même s’il arrive qu’on individualise complètement un apprentissage : j’ai l’exemple d’un élève de 3ème voulant passer l’examen du CFG (certificat de formation générale, de fin de 5 ème). Parallèlement, l’investissement de certains enseignants (prêts parfois à héberger des élèves) pose la question de notre rôle. Et quand même, vous imposez un cadre, une discipline à vos “ stagiaires ”, notamment par rapport aux horaires, à l’entreprise : l’école  rencontre ce problème, car elle ne réussit pas à contraindre les élèves à arriver à l’heure. 

Christophe Mounier : On individualise parce qu’on n’a pas la possibilité de faire autrement. En tant que formateur qui accompagne individuellement un jeune, on est confronté au problème des limites de notre investissement affectif : il ne faut surtout pas tomber dans le compassionnel, ce n’est pas notre rôle. Ainsi, on ne doit pas prendre pour argent comptant le discours que les jeunes peuvent tenir sur l’école – le prof qui leur en voulait “ à mort ”. 

L’Observatoire de l’éducation remercie chaleureusement Christophe Mounier 
d’avoir bien voulu répondre à ses questions.