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texte introducteur par Hélène Merlin-Kajman Nous
sommes très heureux de vous accueillir tous pour cette 3ème
table ronde organisée par l’Observatoire, qui fête aussi sa
première année ces jours-ci, et tout particulièrement
heureux qu’elle soit organisée autour de notre invité d’aujourd’hui,
Denis Salas. Et
par civilité, nous n’entendons certes pas parler seulement – je
ne dirais pas, « pas du tout », mais presque pas ? - de ce
que, dans mon enfance, on pouvait entendre sous ce mot, alors à
la fois consensuel et socialement fortement orienté. La civilité,
la politesse, l’éducation : c’était le genre
de manières qui distinguait plus particulièrement la grande
bourgeoisie, disons, des classes populaires et de la petite bourgeoisie. En
même temps, que le mot « éducation » entre dans
cette liste de mots doit nous faire réfléchir. Car nous cherchons
à refonder cette notion dans sa plus grande extension possible.
On peut rappeler à cet égard qu’au XVIe siècle,
civil
était à peu près synonyme de civique : et cela
pointait un ordre de relations égalitaires au sein d’une société
alors fortement hiérarchisée. Car l’étymologie se
faisait fortement entendre : à la fois la Cité, du
mot latin « civis » traduisant la polis grecque ce qui
impliquait le souvenir des démocratie antiques; et la ville, opposée
à la rusticité. C’est donc une notion au sens très
sédimentée, dont on peut dire, après Etienne Balibar,
qu’elle est juste antérieure à la citoyenneté – à
l’action proprement politique : c’est-à-dire qu’il est vain d’envisager
des actions citoyennes – selon une expression devenue courante – sans civilité.
Condition de possibilité de la citoyenneté – et de la vie
en société, en société avec de l’autre indéterminable,
hors appartenance sinon à l’espèce humaine en tant qu’elle
est (devrait être) sociable. On
pourrait aussi la définir à partir de la définition
que, dans son livre Eloge de la sécurité, Didier Peyrat
donne de l’incivilité : “ l’action qui engendre une gêne anormale
à la relation avec autrui dans un espace partagé ” A
contrario : les civilités : ensemble des actions qui marquent la
conscience que l’on a d’être en relation avec autrui dans un espace
partagé ». Dans
un texte sur lequel je vais revenir, vous pointez la carence, face aux
faits de violence ou d’incivilités, « des régulations
intermédiaires ». Toute notre idée, c’est en effet
que sans régulation intermédiaire, pas seulement celle d’institutions
précises, mais la régulation diffuse des relations interpersonnelles
par la/les civilité(s), on ne parviendra pas à « refaire
société » Ici,
je joue sur le titre du livre de Jacques Donzelot, Faire Société.
C’est grâce à une référence de son livre que
nous vous avons lu pour la première fois. Jacques Donzelot présente
des expériences américaines de lutte contre la précarisation
et la décomposition de certaines zones urbaines, expériences
où l’on fait appel à toutes les énergies, tous les
acteurs concernés, aussi bien la police que les habitants, sans
distance hiérarchique, si bien que les habitants ayant participé
activement au diagnostic sur la situation et à la recherche des
solutions, participent ensuite tout aussi activement à leur mise
en place, notamment par une responsabilité face à ce qui
se passe dans la rue. Et Jacques Donzelot cherche à montrer qu’il
y aurait lieu de s’inspirer de ce modèle, car notre modèle
français est trop hiérarchisé – magistrature du social
– Il cite alors l’expérience contraire, un peu unique, de La Cité
des poètes, racontée dans un livre de 1998 du même
titre La Cité des poètes. Comment créer une dynamique
de quartier face à la violence ?, livre que vous avez préfacé. On
y prend connaissance d’une expérience de lutte contre la violence
dans une « cité » de Seine-Saint-Denis, où cette
violence avait atteint en 1992 un niveau insupportable. Vous insistez dans
votre préface sur ce qui a été la clef du renversement
de la situation, à savoir (p. 20) « la reconstruction d’un
rapport dissymétrique entre le jeune et le
policier, l’instituteur, le chauffeur de bus, voire le commerçant.
» Cela
pourrait être une définition a minima de l’autorité
: de la dissymétrie statutaire, en somme. Cela signifie qu’il n’y
a pas d’en soi – d’idélaité – du « jeune », de
« l’enfant » : mais qu’il est pris dans une relation dissymétrique
à une série d’adultes : et que c’est cela qui définit
la jeunesse (ou la minorité). Cette
position que vous assumez dans La Cité des Poètes
est exactement contraire à la théorie éducative diffusée
ces dernières années auprès des jeunes professeurs
stagiaires, théorie très largement inspirée par les
écrits de Philippe Merieu. Il s’agit au contraire d’y condamner
absolument, comme pratique dictatoriale, fasciste ou néo-coloniale,
tout enseignement reposant sur une dissymétrie entre l’élève
et l’enseignant. Ceci
me paraît rétrospectivement proprement lunaire. Lunaire que,
dès la fin des années 1990, vous fassiez, en tant que partie
prenante du travail social, ce diagnistic pendant que, parallèlement,
le débat sur l’école se concentrait sur l’opposition entre
« républicains » défenseurs des savoirs, et pédagogues
défenseurs d’une émancipation des élèves devant
se développer à partir d’une résistance originelle
et bénéfique des enfants à qui veut les éduquer.
Vos textes montrent que la carence en matière d’autorité
– familiale, scolaire - a pour effet délétère que
le modèle colonial à l’égard des banlieues «
ensauvagées » est en fait en plein développement. Vous
écriviez encore : « Aujourd’hui, dans ces quartiers, l’Etat
ne peut à lui seul faire face à la dérive des institutions
“lourdes” que sont l’école et la famille qui n’instituent
ni n’encadrent plus des groupes entiers […] L’impuissance de ceux à
qui nous confions la gestion de la cité à endiguer la détérioration
de la vie sociale restitue aux citoyens eux-mêmes le soin de la repenser.
» C’est
exactement le sens, le but, de notre association. J’ajoute
que lire Jacques Donzelot, lire La Cité des poètes,
vous lire, m’a fait prendre conscience de la place à la fois cruciale
et défaillante de l’école dans le « tissu social »
- ou plutôt, dans l’absence de tissu social. J’ai le sentiment qu’à
l’intérieur des établissements scolaires, on en est peu conscient,
probablement parce que – selon le mécanisme décrit par Jacques
Donzelot sous la rubrique « culture du secret » - le contact
avec les autres instances du « social » dans les zones sensibles
se fait par les chefs d’établissement et les personnels spécialisés,
mais sans associer véritablement les enseignants. Qu’en pensez-vous
? Cela
dit, quand on vous lit, on comprend bien que vous et Jacques Donzelot ne
pouvez pas être absolument d’accord. Question, précisément,
de la magistrature du social, de ses pôles d’autorité. Aussi,
je partirai de votre article, qui nous a vivement intéressés,
paru dans Esprit en 1998, à propos du travail social. Ce
texte est pour nous tout à fait capital, puisque vous l’avez intitulé
: « Refonder l’Etat éducateur ». D’abord,
il faut résumer d’un mot votre diagnostic de la crise de l’Etat
éducateur. Vous expliquez que de 1945 à 1990 environ, on
a eu un modèle éducatif qui consistait à réputer
tout le monde éducable et visait donc la réintégration
de l’enfant déviant dans le giron de la société –
elle-même encore riche de virtualités intégratives
aujourd’hui perdues. Ce modèle éducatif concentrait, dites-vous,
« ses efforts sur la psychologie de l’enfant dans sa famille ».
Il supposait donc du temps car il reposait sur la qualité d’une
relation fortement individualisée, travaillait « à
un dénouement des conflits », enfin, reposait sur «
une médiation fragile, la dialectique éducatif-judiciaire
». Il se concentrait sur l’auteur, non sur la victime. Enfin, ce
modèle était fait « pour une délinquance initiatique
ou pathologique et non pour une délinquance d’exclusion ». Car
voilà principalement selon vous la raison pour laquelle ce modèle
éducatif est aujourd’hui remis en cause, à la fois théoriquement
et pratiquement. La délinquance aujourd’hui provient de l’exclusion,
elle est une réponse à l’exclusion, dites-vous. Pendant
les années 1990 a germé une délinquance d’exclusion,
fortement territorialisée et devenue mode de survie pour des familles
chronicisées dans la précarité par un chômage
de masse. La violence s’accroît en même temps que ses causes
se sont déplacées, alourdies et diversifiées. L’enfant
– victime ou délinquant – qui comparaît devant le juge apporte
les pathologies de toute une société, qui se concentrent
sur un territoire : famille dissociée, échec scolaire, défaut
d’insertion, absence de travail... Il est aspiré dans une spirale
de ruptures sociales où se conjuguent la fatigue des parents et
les échecs des institutions. (p.175-176) Violence
d’exclusion : cela entraîne deux caractéristiques auxquelles
le modèle éducatif n’était pas préparé
: elle est devenue collective et massive, à l’échelle de
l’exclusion sociale ; d’autre part, elle est territorialisée, parce
que les exclus habitent des cités, ces cités dites sensibles
où se développe ce que Hugues Lagrange, que vous citez, appelle
« une socialisation délinquante » : vous montrez en
effet qu’il y a un bénéfice collectif à cette violence
d’exclusion : d’abord, parce que les trafics illégaux, « la
débrouille », constituent une contre-économie ; ensuite,
parce que les individus y trouvent la substance identitaire que la société
leur refuse : « Les démocraties découvrent que la déviance
n’est plus faite de conduites d’opposition à une société
où l’on veut prendre place mais de valeurs concurrentes à
une société qui n’offre plus de place ». (p. 177) Donc,
massification, territorialisation : si bien que l’individualisation de
la sanction et de la réintégration ne peut plus fonctionner
; je ne vais pas m’étendre sur les nouveaux dysfonctionnements de
la justice induits selon vous par ce que l’on pourrait appeler l’affolement
de l’ancien système. Je pense que vous le ferez vous-même
beaucoup mieux que moi. Je dirais qu’en gros vous montrez que, débordé
par les problèmes, par leur aspect quantitatif et territorial, la
justice est conduite à réagir vite « au profit d’une
gestion de l’urgence sociale » (181) – et cette rapidité finit
toujours par privilégier la solution répressive au détriment
de la solution éducative. A
ce niveau d’analyse, je crois pouvoir dire que nous partageons la même
préoccupation que la vôtre. Moins on saura prendre le problème
à sa racine, moins on pourra imaginer des solutions autres que répressives.
Vous montrez en effet qu’imaginer des solutions demande du temps. Or moins
on sait prendre le mal à sa racine, plus il empire, et plus c’est
à l’urgence qu’il faut faire face. Mais
l’urgence permanente dans laquelle travaillent maintenant les pôles
d’autorité induit une extrême dramatisation de comportements
indisciplinés relativement bénins : tout les actes d’indiscipline
deviennent équivalents : p. 179 : Dans
l’hypothèse des violences scolaires, les fauteurs de trouble sont
traduits dans les quarante-huit heures devant les tribunaux de la région
parisienne. C’est une excellente chose. Mais qu’un enfant de sept ans vienne
seul à l’école primaire sans ses parents, qu’un problème
de racket surgisse dans une maternelle, qu’un cas d’indiscipline notoire
émeuve les enseignants et voilà le parquet avisé.
N’est-ce pas déresponsabiliser un peu vite les capacités
des régulations intermédiaires ? Cette
remarque que vous faites à partir du lieu de l’appareil judiciaire,
je crois que nous l’avons fait maintes fois dans des cas éminemment
moins graves. L’affolement de la jusice que vous décrivez est certainement
un affolement général, psychologique au sens le plus profond.
On observe souvent cet oscillation dans les établissements scolaires
: une faute est commise par un élève. Face à elle,
faute d’imaginaire de la sanction, faute d’un discours commun à
l’établissement et à la société, l’enseignant,
le surveillant, etc. sur la question, ne savent que fermer les yeux ou
s’horrifier. L’horizon actuel, c’est « qui vole un œuf vole un bœuf
», ou plus exactement, l’oscillation entre cette proposition et une
autre qui serait : « qui vole un œuf n’a rien volé du tout
». Les deux propositions s’alimentant l’une l’autre pour empêcher
de savoir évaluer avec justesse, bon sens, prudence et réalisme
: le vol d’un ŒUF. Exemple
de racket « joué » avec couteau de farces et attrapes
dans une école élémentaire (un garçon de CM1
se faisant donner de la sorte le goûter de sa victime), réaction
horrifiée des parents de la victime (qui n’a évidemment ni
été blessé ni même molesté), comme s’il
s’agissait de rackett organisé, réel ; solennelle mise en
garde de l’ensemble des parents devant des faits graves qui se déroulaient
dans l’enceinte de l’école. Ici, on voit la confusion entre un ordre
de « méfaits » absolument intemporels – ce qui ne signifie
en rien qu’il ne faille pas punir l’agresseur – et, par le jeu d’une interprétation
obnubilée, un ordre de violence sociopolitique d’une toute autre
nature (et j’ajoute que la confusion ne s’appuyait pas vraiment sur des
préjugés sociaux, puisque l’agresseur appartenait à
une famille riche de la grande bourgeoisie et que la victime appartenait
à une famille de concierges portugais). Donc,
moins on s’attaquera aux racines, plus le mal empirera, et moins on parviendra
à imaginer d’autres solutions que répressives, autoritaires. C’est
un cercle vicieux, et notre conviction est que nous avons du retard dans
le traitement du problème. Mais pour le traiter autrement que sur
le mode répressif, il faut se mettre d’accord à peu près
sur la nature de la racine, des causes. Ou peut-être, comme dans
la théorie du « carreau cassé », considérer
que les causes ne sont pas forcément décisives pour traiter
le problème. Rappel
de la théorie du carreau cassé, venue des USA : selon laquelle
il n’y a pas de rapport de cause à effet direct entre délinquance
(objective) et sentiment (subjectif) d’insécurité : mais
plutôt un rapport d’effet à cause. Le sentiment d’insécurité
est premier parce qu’il traduit l’interprétation d’un “ contexte
”. “ Le carreau cassé fait problème, non parce qu’il traduit
la malignité d’un individu, mais parce qu’il n’est pas réparé.
» Il signale « qu’une communauté s’abandonne ”. C’est
là que j’aurais, en gros, trois questions à vous poser : -la
première concerne cette phrase que nous avons écrite dans
notre texte de présentation : Nous
désirons donc réfléchir aux difficultés, à
nos yeux inédites, que rencontrent aujourd’hui tous les “ éducateurs
”, parents compris, dans la définition de leur rôle. L’instabilité
des “ figures ” (parentales, magistrales, enfantines, etc.), la difficulté
à partager des règles communes ou même à en
concevoir la nécessité, nous semble induire une sorte de
discorde généralisée très différente
de la conflictualité politique traditionnelle. Générant
en chacun de nous, enfants comme adultes, de la souffrance et de l’agressivité,
cette discorde alimente le sentiment d’insécurité par lequel
nous sommes tous plus ou moins gagnés. Ainsi recule en chacun de
nous une idée commune du vivre-ensemble, tandis que se développe
une méfiance réciproque qui est peut-être l’un des
traits menaçants de notre “ idéologie dominante ” partagée. Il
faut en effet cesser d’incriminer ici les banlieues ou les établissements
“ chauds ”, comme si le problème était exclusivement économique
ou urbain ; et réfléchir enfin à ce qu’entraîne,
y compris dans les couches sociales dites “ favorisées ”, cette
espèce de discorde aveugle dont les enfants sont les premiers à
souffrir – souffrance qu’ils ne peuvent, sans doute, que traduire en agressivité
grandissante. Vos
analyses, qui partent d’un autre poste d’observation si je puis dire, c’est-à-dire
la justice, vous conduisent à considérer la situation à
partir de la délinquance, c’est-à-dire à partir des
enfants et des jeunes que vous voyez arriver devant la justice. Nous pensons
quant à nous que tant qu’on regardera la crise du lien social de
ce seul lieu, on ne verra pas que les « exclus » sont encouragés
dans leur culture d’exclusion par une valorisation abstraite des attitudes
rebelles, et par un partage d’un certain style – « racaille »
- aussi bien par des non exclus. On peut par exemple penser que la position
de retrait des parents des familles intégrées à l’égard
de leurs enfants renforce l’effet de destructuration – par enfants et cours
d’école interposés – propres aux familles dissociées
et exilées que vous décrivez. L’exemple
que j’ai donné du faux rackett de tout à l’heure le prouve. Cela
ne signifie en rien que la situation serait la même dans tous les
milieux. Souffrir de l’exil et du chômage, souffrir de l’absence
totale d’avenir, est évidemment incommensurable avec le mal être
des enfants des familles intégrées. Mais la commune mesure
entre ces situations – la communication – se fait précisément
sur une base négative qui gagne, comme une tache d’huile, des individus
placés dans des situations très différentes. Je citerai
l’exemple d’un garçon de 13 ans, le dernier-né d’une famille
d’immigrés algériens très bien intégrée,
qui habite depuis quarante ans rue Béranger, dans le 3ème
arrondissement, quartier qui s’est plutôt embourgeoisé pendant
ces années-là (style bourgeois bohême, en tout cas
de gauche et non raciste !). Musulmans pratiquants, les parents ont élevé
leurs enfants sur des principes moraux très fermes, austères
même. Les trois aînés, deux filles de 32 et 28 ans,
un fils de 30 ans, ont fait des études sans problème, sinon
que le garçon n’a pas poussé très loin tandis que
les deux filles ont fait des études supérieures. Tous les
trois ont un emploi. Le quatrième, qui redouble sa 6ème,
a des problèmes en français, et la mère m’a récemment
demandé si je connaissais un prof de français pour lui donner
des cours particuliers. Eh bien, cette prof de français a dû
abandonner : le petit Amine (c’est son nom) arrivait systématiquement
en retard, n’apportait pas ses affaires, disait clairement sa rébellion,
son rejet de l’école, des profs, de ses parents, bref, selon le
témoignage de sa prof qui enseigne dans un collège de Bondy,
il avait exactement la même attitudeque
des élèves de « cité sensible ». Attitude
de discorde aveugle (de rage sans objet) qui gagne. D’où
ma deuxième question : on a le sentiment à vous lire que
le déplacement de projecteur de la justice, de l’auteur vers la
victime, vous paraît compromettre gravement le fonctionnement de
la justice. Vous évoquez à ce propos la société
compassionnelle : et c’est pour reprocher à cette société
son trop de compassion pour la victime. Pour vous, si je vous suis bien,
l’« adhésion à l’épuisement des politiques de
prévention » est parallèle à l ‘adhésion
« à l’indignation croissante des victimes ; Il
y aurait dans cette adhésion compassionnelle aux « cris des
victimes » un pathos parasite, qui troublerait la sérénité
et la prudence patiente du juge. (p.182-183) Mais
il me semble que vous-même pensez l’agresseur comme une victime,
et que votre écriture même vise à éveiller,
chez votre lecteur, sa compassion pour son cas : Toute
la justice des mineurs est à un point de basculement, tant elle
absorbe les déficiences des institutions : l’enfant porte avec la
dissonance de son être au monde sa parenté déchirée,
l’école qui le rejette, la pathologie sociale de son environnement,
son image de délinquant « réitérant ». Et
toute une certaine gauche, dont je ne m’excepte pas, je tiens à
le préciser, a fait de même : l’agresseur, ou plus banalement,
l’enfant en faute, c’est-à-dire susceptible d’être puni par
« plus fort que lui », id est, par ses parents ou ses
profs, a été massivement pensé comme la victime virtuelle
d’un pouvoir diffus qui était incarné par toutes les figures
d’autorité (décrites comme homologues – Foucault). Mais
dès lors que vous expliquez la violence par l’exclusion sociale,
vous posez les actes délictueux ou incivils sous le signe d’une
réponse à un tort initial causé à l’agresseur
ou au fautif. Quelle éducation peut résulter d’un tel schéma
?La compassion pour les uns alimente
a
contrario la compassion pour les autres, selon un scénario agonistique
qui reproduit, en fin de compte, à grande échelle, la scène
de l’agression : je veux dire qu’on a, face à face, deux compassions
incompatibles, antithétiques,en
même temps qu’elle installe une fracture entre ceux qui adhèrent
par compassion au parti de l’agresseur et ceux qui adhèrent par
compassion au parti de la victime – du ressentiment, de la haine : c’est
ainsi que l’on peut aussi expliquer le vote pour Le Pen. Il nous semble
que la compassion n’est pas une base suffisante pour du monde commun :
de même que le droit fait valoir qu’un tiers est concerné
– c’est la fonction du juge, représentant de l’Etat -, de même
il faut penser que, entre l’agresseur et la victime, entre mais aussi avec
eux, en même temps qu’eux, le tiers, du tiers, est concerné
: le tiers, c’est celui grâce auquel on peut penser un ordre de réalité
collective qui ne se réduit pas à l’addition de deux individus
en conflit – qui ne se réduit pas à leur conflit. Donc,
nous ne pensons pas, à l’Observatoire, qu’il faille ainsi individualiser
le point de vue. Et ceci, dans l’intérêt même des individus
: car comment revient-on de l’individu au tissu social si on ne pense pas
d’abord du point de vue de ce tissu social ? Le motif de l’individualisation,
pour le coup, rapproche certainement l’Etat éducateur que vous décrivez
et les théories pédagogiques « pédagogie différenciée
». Et la sollicitude extrême pour l’individu, dans ce vis-à-vis
de l’individu agresseur et l’individu victime : n’est-ce pas la preuve
que vous accordez une sorte de surplus d’individualité – marginalité
encore romantique, héroïque, du « cas » - à
l’agresseur, tandis que la victime au contraire devient représentative
d’une société normative indistincte : un non-individu, à
la limite. D’où : sollicitude extrême pour celui qui se singularise
; pas de sollicitude pour l’individu normé. Compassion et intérêt
social pour celui dont l’individualité ressort : car comment une
individualité ressort-elle le mieux, sinon sous la forme de ces
figures d’élèves présentées par Philippe Meirieu,
sur le modèle de Gavroche ? En
vous lisant, j’ai entendu parfois que vous évoquiez le désarroi
des travailleurs sociaux de ne plus se trouver face à Gavroche. Enfin,
ma troisième question concerne l’appel final à « une
politique active de soutien à l’autorité parentale »
(p. 187) : […]
la restauration de l’autorité parentale est sans doute le point
décisif car elle seule peut répondre à la fois au
vertige de l’indifférenciation où nous plongent les violences
intra-familiales et à la toute puissance d’adolescents qui paraissent
invulnérables. L’Etat doit garantir, au-delà de sa fonction
pénale, qu’une institution de base comme la famille fournisse un
cadre d’attribution des places généalogiques. Mais
comment ? J’ai
des doutes, quant à moi, à l’égard de l’action de
l’Etat en matière d’autorité parentale. D’abord, parce que
cela risque de signifier que l’autorité en question sera restaurée
sur le modèle de la souveraineté – et je crois qu’il faudra,
à l’Observatoire, que nous précisions en quoi nous ne pensons
pas l’autorité sur le modèle de la souveraineté :
c’est pourquoi nous la plaçons sous le signe, sous le contrôle
devrais-je dire, de la civilité : civilité, comme le double
mouvement de ce qui subjectivise les normes, dé-subjectivise ou
dé-volontarise la souveraineté. Je
pense qu’il faut plutôt sortir de cette vision trop datée
historiquement, du rappport famille/Etat (social/Etat). D’abord parce que
je crois que le modèle de la civilité évoqué
tout à l’heure (et qui finit par construire cette fiction politique,
dont on connaît l’importance historique, de la société
civile) a précédé l’invention du social et de la famille. Sans
société civile, ne risque-t-on pas de ne restaurer que des
formes patriarcales, tribales, tyranniques, arbitraires, de la famille
? Car
aujourd’hui : il n’y a plus de cadre social civil. La rue est vide. Nous
avions placé cette table ronde – comme du reste la précédente
– sous le signe de « la famille, l’école, la rue ».
C’était une manière pour nous de souligner le trajet que
fait un enfant quotidiennement. Sur ce trajet, deux lieux sont défaillants,
comme vous le montrez : le foyer familial, l’école. Ces deux instances
d’autorité, qui s’épaulaient il y a encore moins de trente
ans, se rencontrent tojours, sont en contact, nouent parfois, parfois non,
de plus en plus difficilement semble-t-il, un dialogue : les parents/les
profs (et l’administration scolaire). Mais entre, il y a la rue. La rue
est un espace public peut-être encore plus abandonné que les
institutions défaillantes, et de plus, elle est ce qui met tout
le monde en contact – notamment les zones d’exclusion et les zones d’intégration.
Et la rue – je dis la rue comme emblême de ces espaces publics –
n’intègre plus – plus personne, je veux dire aussi bien les non-exclus
que les exclus. Dans la rue, se lit la société dans sa texture
même. Et ce qu’on y lit, c’est qu’elle est espace de déliaison,
espace qui photographie la déliaison sociale. C’est pour cela qu’il
nous semble nécessaire de penser la civilité comme une tâche
à la fois de la famille et de l’école – mais de la penser
comme tâche à partir de la rue. Pour ne pas se défausser
sur l’Etat. A
partir de la rue, c’est-à-dire à partir de nous, en tant
qu’être anonymes intéressés au-delà du privé
(auquel l’école est rattaché, peut-être plus qu’autrefois),
par un horizon public (civil). En
même temps, notre but est de parvenir – et pas nous seuls, bien sûr,
mais en passant par un dialogue avec le plus d’instances, associations,
institutions éducatives possibles - notre but est de parvenir à
lui donner un contenu très concret, afin précisément
d’enclencher, si faire se peut, autour de gestes et de comportements précis,
convenus, (notamment des gestes d’adultes à l’égard des enfants)
un mouvement civil sans lequel à nos yeux on ne « refera pas
société ». Récemment,
dans la page “ Débats ” du Monde du 31 mai 2003, un professeur
se demandait non seulement : “ Quelle société allons-nous
laisser à nos enfants ? ”, question politique somme toute classique,
mais aussi : “ Quels enfants allons-nous laisser au monde ? ”. C’est un
peu la question qui a justifié la création de notre association.
Toutefois, la formulation de cet enseignant sépare un “ nous ”,
supposé représenter la communauté éducative
consciente d’une urgence, des “ enfants ” supposés menacés
par un mal extérieur tant à “ nous ” qu’à “ eux
”
(c’est, en gros, dans l’article de Christian Laval, le libéralisme).
Personnellement, je crois, que d’une part le mal a déjà commencé,
ce qui signifie, d’autre part, que “ nous ”, nous tous, sommes donc
déjà impliqués dans cette menace de décivilisation
qu’il pointe. Ceci signifie alors que, selon moi, la “ recivilisation ”
passera par ce que Foucault appelle “ le souci de soi ”, et que J. Donzelot
évoquait, lors de notre précédente table ronde, sous
la rubrique “ technique de soi ”. La question serait : et moi, moi-même,
quelle est ma part, non pas seulement de responsabilité, mais en
quelque sorte de captation ? Ne suis-je pas, moi-même, déjà
décivilisé – et donc, désocialisé, malgré
mes apparences d’intégration – par exemple, en fuyant la discorde
généralisée par la recherche de l’entre-soi décrite
par Jacques Donzelot au-delà de l’entre-soi communautaire ? Si c’est
le cas, il est non moins important d’agir sur nous-mêmes, adultes,
que sur les enfants, si nous voulons laisser au monde des enfants recivilisés
– c’est-à-dire un monde qui garde des forces de liberté et
de changement. Ce
qui nous a frappés dans l’expérience de la Cité des
poètes, c’est, non pas le multiculturalisme – mais ce que vous appelez
la démocratie interculturelle. Nous voudrions aller dans ce sens.
Car nous pensons – à l’aide des travaux de Denis Kambouchner et
de Marcel Hénaff – que chaque culture n’est pas seulement culture
au sens fermé du terme (comme l’ensemble des codes, gestes, comportements,
propres à un groupe donné) mais manifeste aussi de la curiosité
vers autrui. De la curiosité, pas seulement de l’hostilité
: et pour favoriser ce mouvement de curiosité, chaque cultude dispose
de règles de contact vers l’autre étranger. C’est cela, quie
nous appelons civilité : et peut-être y a-t-il làde
l’invariant anthropologique, qui nous permettrait de sortir de l’opposition
multiculturalisme/ethnocentrisme. Vous,
comme juge, êtes confronté aux cas extrêmes. Nous pensons
qu’il faut penser avant la confrontation avec « le cas » (par
exemple, le cas de l’enfant sorcier). Si nous avons une utopie, ce serait
celle-là : nous voudrions proposer aux représentants des
communautés, aux associations, aux travailleurs sociaux, aux établissements
scolaires, etc, d’élaborer ensemble non pas un contrat, mais des
règles de civilité – une base commune de civilité.
Pas seulement trouver des passages, jeter des ponts (avec pour fond le
motif de la tolérance). Nous pensons qu’« eux » et «
nous » sommes dans la même galère, la même déconfiture.
« Nous » n’avons pas de leçons à « leur
» donner : et d’ailleurs il n’est pas si simple de tracer ce partage,
« eux » et « nous ». En tout cas, avoir à
repenser la civilité sur fond de décomposition invite à
cesser de réfléchir en ces termes. A la limite, c’est peut-être
même surtout sur les familles africaines par exemple - s’il est vrai
qu’en Afrique c’est le groupe qui élève les enfants (ce qui
était quand même davantage vrai en France il y a un demi siècle
qu’aujourd’hui : c’est aussi pour cela que la famille, ça fonctionnait,
parce qu’elle était relayée, non seulement à l’école,
mais aussi dans la rue) - c’est peut-être même surtout sur
les familles africaines que l’on pourrait s’appuyer : je dis, à
la limite, parce qu’on peut imaginer la difficulté dans l’acceptation
par les familles « françaises de souche » ou s’imaginant
telles, blanches en tout cas… Prendre
le problème à partir d’une idée de civilité
comme donné athropologique sortirait les exclus au moins de leur
exclusion symbolique : cela lutterait vraiment contre le système
colonial, et sur un mode enfin différent de celui de Meirieu. p.
182 Vous évoquez « deux béances du lien social : en
amont, la faillite de l’institution familiale dans sa capacité de
contrôle et de signifier l’interdit, et, en aval, celle du travail
comme mode d’intégration universel. » Et vous ajoutez que
le stravailleurs sociaux qui ont à gérer « la rupture
des liens sociaux de base » ne disposent pas « des moyens nécessaires
à leur reformulation » A
l’horizon de cette remarque, il y a une question grave : Le
travail peut-il être maintenu comme valeur – valeur gratuite, en
somme - dans un contexte de chômage ? L’acquisition
du savoir et de la « culture » (civilisée) peut-elle
être déconnectée de l’idée de travail ? (dans
les époques anciennes, et jusqu’au XVIIe probablement, l’acquisition
du savoir et de la « culture » était associée
au loisir). Je
ne ferai à ce propos qu’une seule remarque : le loisir, investi
aujourd’hui par lesindustries culturelles
de masse, est un état/un moment qui désintègre encore
plus les liens sociaux que le seul fait de l’absence de travail. Pour deux
raisons : il sépare ceux qui peuvent se les offrir de ceux qui ne
peuvent pas ; il permet au pouvoir économique d’investir le temps
du chômage de façon profondément destructurante (avec
pour relai la télévision), et étend son modèle
sur l’ensemble du « temps libre ». Il
faut penser aujourd’hui que le pouvoir passe par la publicité :
pas seulement par l’exploitation de la force de travail. Le
ludique, le loisir nous livrent de façon passive à la consommation
de loisirs imposés par la publicité (par l’intérêt
marchand) – et il faudrait aussi certainement évoquer le marché
de la drogue – et attaquent la subjectivité. Ne faudrait-il pas
repenser l’effort demandé par l’acquisition de la culture en sortant
de l’alternative « ludique/travail » ? Ce
qui implique une autre question : ne faudrait-il pas repenser le rôle
de la famille – et, au-delà d’elle, des adultes responsables des
enfants – avant le cas de l’interdit ? C’est-à-dire
: ayant en charge d’ordonner un « devoir faire » ? La
civilité : repenser le « devoir faire », pas seulement
le « tu ne tueras pas » etc. Cela
signifie alors que l’école selon nous doit asumer son rôle
éducateur, sans états d’âme – ce n’est pas la peine
de refuser le rôle d’animateur social, si c’est le refus d’un rôle
éducatif que ce refus dissimule – mais pas sur le modèle
du travail social. Trop modèle d’assistanat – modèle de compassion
à l’égard des individualités singulières –
singularité des « déviants ». p.
175 : « Refonder un Etat éducateur en démontrant sa
compatibilité avec la construction d’une sécurité
conçue comme une oeuvre commune. » Nous
sommes entièrement d’accord, mais nous ne pensons pas que cela ne
concerne que l’Etat. Et même, il y aurait au fond une contradiction
dans les termes de penser que l’initiative peut en revenir à l’Etat.
L’Etat a toujours plus vite fait d’être répressif. Et la demande
de répression sera d’autant plus forte que les gens se sentiront
impuissants. C’est donc sur ce sentiment d’impuissance – et la rage et/ou
la honte qu’il entretient – qu’il faut agir. Qu’en
pensez-vous ? Hélène Merlin-Kajman
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