l'bservatoire de l'éducation
ACCUEIL
TEXTES
ACTUALITE
COMPTES RENDUS
CONTACTS

 
 
 
 
 
Table ronde du 21 juin 2003
texte introducteur par Hélène Merlin-Kajman
 
Nous sommes très heureux de vous accueillir tous pour cette 3ème table ronde organisée par l’Observatoire, qui fête aussi sa première année ces jours-ci, et tout particulièrement heureux qu’elle soit organisée autour de notre invité d’aujourd’hui, Denis Salas.

En effet, Denis Salas, vous avez été juge des enfants, vous êtes maintenant maître de conférence à l’Ecole Nationale de la Magistrature vous intervenez dans l’espace public comme homme de terrain, et votre expérience et vos analyses intéressent au premier chef la réflexion menée par l’Observatoire de l’Education. Toute l’année, au fil des semaines – puisque, je le rappelle pour ceux qui ne nous connaissent pas encore, nos réunions auront été, cette année, hebdomadaires – nous avons acquis progressivement la conviction que le point important à développer en matière d’éducation concernait la civilité : la civilité, non moins que l’autorité ; ou l’autorité controlée par, en vue de la civilité. 

Et par civilité, nous n’entendons certes pas parler seulement – je ne dirais pas, « pas du tout », mais presque pas ? - de ce que, dans mon enfance, on pouvait entendre sous ce mot, alors à la fois consensuel et socialement fortement orienté. La civilité, la politesse, l’éducation : c’était le genre de manières qui distinguait plus particulièrement la grande bourgeoisie, disons, des classes populaires et de la petite bourgeoisie. 

En même temps, que le mot « éducation » entre dans cette liste de mots doit nous faire réfléchir. Car nous cherchons à refonder cette notion dans sa plus grande extension possible. On peut rappeler à cet égard qu’au XVIe siècle, civil était à peu près synonyme de civique : et cela pointait un ordre de relations égalitaires au sein d’une société alors fortement hiérarchisée. Car l’étymologie se faisait fortement entendre : à la fois la Cité, du mot latin « civis » traduisant la polis grecque ce qui impliquait le souvenir des démocratie antiques; et la ville, opposée à la rusticité. C’est donc une notion au sens très sédimentée, dont on peut dire, après Etienne Balibar, qu’elle est juste antérieure à la citoyenneté – à l’action proprement politique : c’est-à-dire qu’il est vain d’envisager des actions citoyennes – selon une expression devenue courante – sans civilité. Condition de possibilité de la citoyenneté – et de la vie en société, en société avec de l’autre indéterminable, hors appartenance sinon à l’espèce humaine en tant qu’elle est (devrait être) sociable.

On pourrait aussi la définir à partir de la définition que, dans son livre Eloge de la sécurité, Didier Peyrat donne de l’incivilité : “ l’action qui engendre une gêne anormale à la relation avec autrui dans un espace partagé ”

A contrario : les civilités : ensemble des actions qui marquent la conscience que l’on a d’être en relation avec autrui dans un espace partagé ».

Dans un texte sur lequel je vais revenir, vous pointez la carence, face aux faits de violence ou d’incivilités, « des régulations intermédiaires ». Toute notre idée, c’est en effet que sans régulation intermédiaire, pas seulement celle d’institutions précises, mais la régulation diffuse des relations interpersonnelles par la/les civilité(s), on ne parviendra pas à « refaire société »

Ici, je joue sur le titre du livre de Jacques Donzelot, Faire Société. C’est grâce à une référence de son livre que nous vous avons lu pour la première fois. Jacques Donzelot présente des expériences américaines de lutte contre la précarisation et la décomposition de certaines zones urbaines, expériences où l’on fait appel à toutes les énergies, tous les acteurs concernés, aussi bien la police que les habitants, sans distance hiérarchique, si bien que les habitants ayant participé activement au diagnostic sur la situation et à la recherche des solutions, participent ensuite tout aussi activement à leur mise en place, notamment par une responsabilité face à ce qui se passe dans la rue. Et Jacques Donzelot cherche à montrer qu’il y aurait lieu de s’inspirer de ce modèle, car notre modèle français est trop hiérarchisé – magistrature du social – Il cite alors l’expérience contraire, un peu unique, de La Cité des poètes, racontée dans un livre de 1998 du même titre La Cité des poètes. Comment créer une dynamique de quartier face à la violence ?, livre que vous avez préfacé.

On y prend connaissance d’une expérience de lutte contre la violence dans une « cité » de Seine-Saint-Denis, où cette violence avait atteint en 1992 un niveau insupportable. Vous insistez dans votre préface sur ce qui a été la clef du renversement de la situation, à savoir (p. 20) « la reconstruction d’un rapport dissymétrique entre le jeune et le policier, l’instituteur, le chauffeur de bus, voire le commerçant. » 

Cela pourrait être une définition a minima de l’autorité : de la dissymétrie statutaire, en somme. Cela signifie qu’il n’y a pas d’en soi – d’idélaité – du « jeune », de « l’enfant » : mais qu’il est pris dans une relation dissymétrique à une série d’adultes : et que c’est cela qui définit la jeunesse (ou la minorité). 

Cette position que vous assumez dans La Cité des Poètes est exactement contraire à la théorie éducative diffusée ces dernières années auprès des jeunes professeurs stagiaires, théorie très largement inspirée par les écrits de Philippe Merieu. Il s’agit au contraire d’y condamner absolument, comme pratique dictatoriale, fasciste ou néo-coloniale, tout enseignement reposant sur une dissymétrie entre l’élève et l’enseignant.

Ceci me paraît rétrospectivement proprement lunaire. Lunaire que, dès la fin des années 1990, vous fassiez, en tant que partie prenante du travail social, ce diagnistic pendant que, parallèlement, le débat sur l’école se concentrait sur l’opposition entre « républicains » défenseurs des savoirs, et pédagogues défenseurs d’une émancipation des élèves devant se développer à partir d’une résistance originelle et bénéfique des enfants à qui veut les éduquer. Vos textes montrent que la carence en matière d’autorité – familiale, scolaire - a pour effet délétère que le modèle colonial à l’égard des banlieues « ensauvagées » est en fait en plein développement. 

Vous écriviez encore : « Aujourd’hui, dans ces quartiers, l’Etat ne peut à lui seul faire face à la dérive des institutions “lourdes” que sont l’école et la famille qui n’instituent ni n’encadrent plus des groupes entiers […] L’impuissance de ceux à qui nous confions la gestion de la cité à endiguer la détérioration de la vie sociale restitue aux citoyens eux-mêmes le soin de la repenser. »

C’est exactement le sens, le but, de notre association.

J’ajoute que lire Jacques Donzelot, lire La Cité des poètes, vous lire, m’a fait prendre conscience de la place à la fois cruciale et défaillante de l’école dans le « tissu social » - ou plutôt, dans l’absence de tissu social. J’ai le sentiment qu’à l’intérieur des établissements scolaires, on en est peu conscient, probablement parce que – selon le mécanisme décrit par Jacques Donzelot sous la rubrique « culture du secret » - le contact avec les autres instances du « social » dans les zones sensibles se fait par les chefs d’établissement et les personnels spécialisés, mais sans associer véritablement les enseignants. Qu’en pensez-vous ?

Cela dit, quand on vous lit, on comprend bien que vous et Jacques Donzelot ne pouvez pas être absolument d’accord. Question, précisément, de la magistrature du social, de ses pôles d’autorité. Aussi, je partirai de votre article, qui nous a vivement intéressés, paru dans Esprit en 1998, à propos du travail social.

Ce texte est pour nous tout à fait capital, puisque vous l’avez intitulé : « Refonder l’Etat éducateur ».

D’abord, il faut résumer d’un mot votre diagnostic de la crise de l’Etat éducateur. Vous expliquez que de 1945 à 1990 environ, on a eu un modèle éducatif qui consistait à réputer tout le monde éducable et visait donc la réintégration de l’enfant déviant dans le giron de la société – elle-même encore riche de virtualités intégratives aujourd’hui perdues. Ce modèle éducatif concentrait, dites-vous, « ses efforts sur la psychologie de l’enfant dans sa famille ». Il supposait donc du temps car il reposait sur la qualité d’une relation fortement individualisée, travaillait « à un dénouement des conflits », enfin, reposait sur « une médiation fragile, la dialectique éducatif-judiciaire ». Il se concentrait sur l’auteur, non sur la victime. Enfin, ce modèle était fait « pour une délinquance initiatique ou pathologique et non pour une délinquance d’exclusion ».

Car voilà principalement selon vous la raison pour laquelle ce modèle éducatif est aujourd’hui remis en cause, à la fois théoriquement et pratiquement. La délinquance aujourd’hui provient de l’exclusion, elle est une réponse à l’exclusion, dites-vous. 

Pendant les années 1990 a germé une délinquance d’exclusion, fortement territorialisée et devenue mode de survie pour des familles chronicisées dans la précarité par un chômage de masse. La violence s’accroît en même temps que ses causes se sont déplacées, alourdies et diversifiées. L’enfant – victime ou délinquant – qui comparaît devant le juge apporte les pathologies de toute une société, qui se concentrent sur un territoire : famille dissociée, échec scolaire, défaut d’insertion, absence de travail... Il est aspiré dans une spirale de ruptures sociales où se conjuguent la fatigue des parents et les échecs des institutions. (p.175-176)

Violence d’exclusion : cela entraîne deux caractéristiques auxquelles le modèle éducatif n’était pas préparé : elle est devenue collective et massive, à l’échelle de l’exclusion sociale ; d’autre part, elle est territorialisée, parce que les exclus habitent des cités, ces cités dites sensibles où se développe ce que Hugues Lagrange, que vous citez, appelle « une socialisation délinquante » : vous montrez en effet qu’il y a un bénéfice collectif à cette violence d’exclusion : d’abord, parce que les trafics illégaux, « la débrouille », constituent une contre-économie ; ensuite, parce que les individus y trouvent la substance identitaire que la société leur refuse : « Les démocraties découvrent que la déviance n’est plus faite de conduites d’opposition à une société où l’on veut prendre place mais de valeurs concurrentes à une société qui n’offre plus de place ». (p. 177)

Donc, massification, territorialisation : si bien que l’individualisation de la sanction et de la réintégration ne peut plus fonctionner ; je ne vais pas m’étendre sur les nouveaux dysfonctionnements de la justice induits selon vous par ce que l’on pourrait appeler l’affolement de l’ancien système. Je pense que vous le ferez vous-même beaucoup mieux que moi. Je dirais qu’en gros vous montrez que, débordé par les problèmes, par leur aspect quantitatif et territorial, la justice est conduite à réagir vite « au profit d’une gestion de l’urgence sociale » (181) – et cette rapidité finit toujours par privilégier la solution répressive au détriment de la solution éducative.

A ce niveau d’analyse, je crois pouvoir dire que nous partageons la même préoccupation que la vôtre. Moins on saura prendre le problème à sa racine, moins on pourra imaginer des solutions autres que répressives. Vous montrez en effet qu’imaginer des solutions demande du temps. Or moins on sait prendre le mal à sa racine, plus il empire, et plus c’est à l’urgence qu’il faut faire face. 

Mais l’urgence permanente dans laquelle travaillent maintenant les pôles d’autorité induit une extrême dramatisation de comportements indisciplinés relativement bénins : tout les actes d’indiscipline deviennent équivalents : p. 179 :

Dans l’hypothèse des violences scolaires, les fauteurs de trouble sont traduits dans les quarante-huit heures devant les tribunaux de la région parisienne. C’est une excellente chose. Mais qu’un enfant de sept ans vienne seul à l’école primaire sans ses parents, qu’un problème de racket surgisse dans une maternelle, qu’un cas d’indiscipline notoire émeuve les enseignants et voilà le parquet avisé. N’est-ce pas déresponsabiliser un peu vite les capacités des régulations intermédiaires ? 

Cette remarque que vous faites à partir du lieu de l’appareil judiciaire, je crois que nous l’avons fait maintes fois dans des cas éminemment moins graves. L’affolement de la jusice que vous décrivez est certainement un affolement général, psychologique au sens le plus profond. On observe souvent cet oscillation dans les établissements scolaires : une faute est commise par un élève. Face à elle, faute d’imaginaire de la sanction, faute d’un discours commun à l’établissement et à la société, l’enseignant, le surveillant, etc. sur la question, ne savent que fermer les yeux ou s’horrifier. L’horizon actuel, c’est « qui vole un œuf vole un bœuf », ou plus exactement, l’oscillation entre cette proposition et une autre qui serait : « qui vole un œuf n’a rien volé du tout ». Les deux propositions s’alimentant l’une l’autre pour empêcher de savoir évaluer avec justesse, bon sens, prudence et réalisme : le vol d’un ŒUF.

Exemple de racket « joué » avec couteau de farces et attrapes dans une école élémentaire (un garçon de CM1 se faisant donner de la sorte le goûter de sa victime), réaction horrifiée des parents de la victime (qui n’a évidemment ni été blessé ni même molesté), comme s’il s’agissait de rackett organisé, réel ; solennelle mise en garde de l’ensemble des parents devant des faits graves qui se déroulaient dans l’enceinte de l’école. Ici, on voit la confusion entre un ordre de « méfaits » absolument intemporels – ce qui ne signifie en rien qu’il ne faille pas punir l’agresseur – et, par le jeu d’une interprétation obnubilée, un ordre de violence sociopolitique d’une toute autre nature (et j’ajoute que la confusion ne s’appuyait pas vraiment sur des préjugés sociaux, puisque l’agresseur appartenait à une famille riche de la grande bourgeoisie et que la victime appartenait à une famille de concierges portugais).

Donc, moins on s’attaquera aux racines, plus le mal empirera, et moins on parviendra à imaginer d’autres solutions que répressives, autoritaires

C’est un cercle vicieux, et notre conviction est que nous avons du retard dans le traitement du problème. Mais pour le traiter autrement que sur le mode répressif, il faut se mettre d’accord à peu près sur la nature de la racine, des causes. Ou peut-être, comme dans la théorie du « carreau cassé », considérer que les causes ne sont pas forcément décisives pour traiter le problème.

Rappel de la théorie du carreau cassé, venue des USA : selon laquelle il n’y a pas de rapport de cause à effet direct entre délinquance (objective) et sentiment (subjectif) d’insécurité : mais plutôt un rapport d’effet à cause. Le sentiment d’insécurité est premier parce qu’il traduit l’interprétation d’un “ contexte ”. “ Le carreau cassé fait problème, non parce qu’il traduit la malignité d’un individu, mais parce qu’il n’est pas réparé. » Il signale « qu’une communauté s’abandonne ”. 

C’est là que j’aurais, en gros, trois questions à vous poser :

-la première concerne cette phrase que nous avons écrite dans notre texte de présentation :

Nous désirons donc réfléchir aux difficultés, à nos yeux inédites, que rencontrent aujourd’hui tous les “ éducateurs ”, parents compris, dans la définition de leur rôle. L’instabilité des “ figures ” (parentales, magistrales, enfantines, etc.), la difficulté à partager des règles communes ou même à en concevoir la nécessité, nous semble induire une sorte de discorde généralisée très différente de la conflictualité politique traditionnelle. Générant en chacun de nous, enfants comme adultes, de la souffrance et de l’agressivité, cette discorde alimente le sentiment d’insécurité par lequel nous sommes tous plus ou moins gagnés. Ainsi recule en chacun de nous une idée commune du vivre-ensemble, tandis que se développe une méfiance réciproque qui est peut-être l’un des traits menaçants de notre “ idéologie dominante ” partagée.

Il faut en effet cesser d’incriminer ici les banlieues ou les établissements “ chauds ”, comme si le problème était exclusivement économique ou urbain ; et réfléchir enfin à ce qu’entraîne, y compris dans les couches sociales dites “ favorisées ”, cette espèce de discorde aveugle dont les enfants sont les premiers à souffrir – souffrance qu’ils ne peuvent, sans doute, que traduire en agressivité grandissante.

Vos analyses, qui partent d’un autre poste d’observation si je puis dire, c’est-à-dire la justice, vous conduisent à considérer la situation à partir de la délinquance, c’est-à-dire à partir des enfants et des jeunes que vous voyez arriver devant la justice. Nous pensons quant à nous que tant qu’on regardera la crise du lien social de ce seul lieu, on ne verra pas que les « exclus » sont encouragés dans leur culture d’exclusion par une valorisation abstraite des attitudes rebelles, et par un partage d’un certain style – « racaille » - aussi bien par des non exclus. On peut par exemple penser que la position de retrait des parents des familles intégrées à l’égard de leurs enfants renforce l’effet de destructuration – par enfants et cours d’école interposés – propres aux familles dissociées et exilées que vous décrivez.

L’exemple que j’ai donné du faux rackett de tout à l’heure le prouve.

Cela ne signifie en rien que la situation serait la même dans tous les milieux. Souffrir de l’exil et du chômage, souffrir de l’absence totale d’avenir, est évidemment incommensurable avec le mal être des enfants des familles intégrées. Mais la commune mesure entre ces situations – la communication – se fait précisément sur une base négative qui gagne, comme une tache d’huile, des individus placés dans des situations très différentes. Je citerai l’exemple d’un garçon de 13 ans, le dernier-né d’une famille d’immigrés algériens très bien intégrée, qui habite depuis quarante ans rue Béranger, dans le 3ème arrondissement, quartier qui s’est plutôt embourgeoisé pendant ces années-là (style bourgeois bohême, en tout cas de gauche et non raciste !). Musulmans pratiquants, les parents ont élevé leurs enfants sur des principes moraux très fermes, austères même. Les trois aînés, deux filles de 32 et 28 ans, un fils de 30 ans, ont fait des études sans problème, sinon que le garçon n’a pas poussé très loin tandis que les deux filles ont fait des études supérieures. Tous les trois ont un emploi. Le quatrième, qui redouble sa 6ème, a des problèmes en français, et la mère m’a récemment demandé si je connaissais un prof de français pour lui donner des cours particuliers. Eh bien, cette prof de français a dû abandonner : le petit Amine (c’est son nom) arrivait systématiquement en retard, n’apportait pas ses affaires, disait clairement sa rébellion, son rejet de l’école, des profs, de ses parents, bref, selon le témoignage de sa prof qui enseigne dans un collège de Bondy, il avait exactement la même attitudeque des élèves de « cité sensible ». Attitude de discorde aveugle (de rage sans objet) qui gagne.

D’où ma deuxième question : on a le sentiment à vous lire que le déplacement de projecteur de la justice, de l’auteur vers la victime, vous paraît compromettre gravement le fonctionnement de la justice. Vous évoquez à ce propos la société compassionnelle : et c’est pour reprocher à cette société son trop de compassion pour la victime. Pour vous, si je vous suis bien, l’« adhésion à l’épuisement des politiques de prévention » est parallèle à l ‘adhésion « à l’indignation croissante des victimes ;

Il y aurait dans cette adhésion compassionnelle aux « cris des victimes » un pathos parasite, qui troublerait la sérénité et la prudence patiente du juge. (p.182-183)

Mais il me semble que vous-même pensez l’agresseur comme une victime, et que votre écriture même vise à éveiller, chez votre lecteur, sa compassion pour son cas :

Toute la justice des mineurs est à un point de basculement, tant elle absorbe les déficiences des institutions : l’enfant porte avec la dissonance de son être au monde sa parenté déchirée, l’école qui le rejette, la pathologie sociale de son environnement, son image de délinquant « réitérant ».

Et toute une certaine gauche, dont je ne m’excepte pas, je tiens à le préciser, a fait de même : l’agresseur, ou plus banalement, l’enfant en faute, c’est-à-dire susceptible d’être puni par « plus fort que lui », id est, par ses parents ou ses profs, a été massivement pensé comme la victime virtuelle d’un pouvoir diffus qui était incarné par toutes les figures d’autorité (décrites comme homologues – Foucault). 

Mais dès lors que vous expliquez la violence par l’exclusion sociale, vous posez les actes délictueux ou incivils sous le signe d’une réponse à un tort initial causé à l’agresseur ou au fautif. Quelle éducation peut résulter d’un tel schéma ?La compassion pour les uns alimente a contrario la compassion pour les autres, selon un scénario agonistique qui reproduit, en fin de compte, à grande échelle, la scène de l’agression : je veux dire qu’on a, face à face, deux compassions incompatibles, antithétiques,en même temps qu’elle installe une fracture entre ceux qui adhèrent par compassion au parti de l’agresseur et ceux qui adhèrent par compassion au parti de la victime – du ressentiment, de la haine : c’est ainsi que l’on peut aussi expliquer le vote pour Le Pen. Il nous semble que la compassion n’est pas une base suffisante pour du monde commun : de même que le droit fait valoir qu’un tiers est concerné – c’est la fonction du juge, représentant de l’Etat -, de même il faut penser que, entre l’agresseur et la victime, entre mais aussi avec eux, en même temps qu’eux, le tiers, du tiers, est concerné : le tiers, c’est celui grâce auquel on peut penser un ordre de réalité collective qui ne se réduit pas à l’addition de deux individus en conflit – qui ne se réduit pas à leur conflit. 

Donc, nous ne pensons pas, à l’Observatoire, qu’il faille ainsi individualiser le point de vue. Et ceci, dans l’intérêt même des individus : car comment revient-on de l’individu au tissu social si on ne pense pas d’abord du point de vue de ce tissu social ? Le motif de l’individualisation, pour le coup, rapproche certainement l’Etat éducateur que vous décrivez et les théories pédagogiques « pédagogie différenciée ». Et la sollicitude extrême pour l’individu, dans ce vis-à-vis de l’individu agresseur et l’individu victime : n’est-ce pas la preuve que vous accordez une sorte de surplus d’individualité – marginalité encore romantique, héroïque, du « cas » - à l’agresseur, tandis que la victime au contraire devient représentative d’une société normative indistincte : un non-individu, à la limite. D’où : sollicitude extrême pour celui qui se singularise ; pas de sollicitude pour l’individu normé. Compassion et intérêt social pour celui dont l’individualité ressort : car comment une individualité ressort-elle le mieux, sinon sous la forme de ces figures d’élèves présentées par Philippe Meirieu, sur le modèle de Gavroche ?

En vous lisant, j’ai entendu parfois que vous évoquiez le désarroi des travailleurs sociaux de ne plus se trouver face à Gavroche. 

Enfin, ma troisième question concerne l’appel final à « une politique active de soutien à l’autorité parentale » (p. 187) :

[…] la restauration de l’autorité parentale est sans doute le point décisif car elle seule peut répondre à la fois au vertige de l’indifférenciation où nous plongent les violences intra-familiales et à la toute puissance d’adolescents qui paraissent invulnérables. L’Etat doit garantir, au-delà de sa fonction pénale, qu’une institution de base comme la famille fournisse un cadre d’attribution des places généalogiques.

Mais comment ?

J’ai des doutes, quant à moi, à l’égard de l’action de l’Etat en matière d’autorité parentale. D’abord, parce que cela risque de signifier que l’autorité en question sera restaurée sur le modèle de la souveraineté – et je crois qu’il faudra, à l’Observatoire, que nous précisions en quoi nous ne pensons pas l’autorité sur le modèle de la souveraineté : c’est pourquoi nous la plaçons sous le signe, sous le contrôle devrais-je dire, de la civilité : civilité, comme le double mouvement de ce qui subjectivise les normes, dé-subjectivise ou dé-volontarise la souveraineté. 

Je pense qu’il faut plutôt sortir de cette vision trop datée historiquement, du rappport famille/Etat (social/Etat). D’abord parce que je crois que le modèle de la civilité évoqué tout à l’heure (et qui finit par construire cette fiction politique, dont on connaît l’importance historique, de la société civile) a précédé l’invention du social et de la famille. 

Sans société civile, ne risque-t-on pas de ne restaurer que des formes patriarcales, tribales, tyranniques, arbitraires, de la famille ?

Car aujourd’hui : il n’y a plus de cadre social civil. La rue est vide.

Nous avions placé cette table ronde – comme du reste la précédente – sous le signe de « la famille, l’école, la rue ». C’était une manière pour nous de souligner le trajet que fait un enfant quotidiennement. Sur ce trajet, deux lieux sont défaillants, comme vous le montrez : le foyer familial, l’école. Ces deux instances d’autorité, qui s’épaulaient il y a encore moins de trente ans, se rencontrent tojours, sont en contact, nouent parfois, parfois non, de plus en plus difficilement semble-t-il, un dialogue : les parents/les profs (et l’administration scolaire). Mais entre, il y a la rue. La rue est un espace public peut-être encore plus abandonné que les institutions défaillantes, et de plus, elle est ce qui met tout le monde en contact – notamment les zones d’exclusion et les zones d’intégration. Et la rue – je dis la rue comme emblême de ces espaces publics – n’intègre plus – plus personne, je veux dire aussi bien les non-exclus que les exclus. Dans la rue, se lit la société dans sa texture même. Et ce qu’on y lit, c’est qu’elle est espace de déliaison, espace qui photographie la déliaison sociale. C’est pour cela qu’il nous semble nécessaire de penser la civilité comme une tâche à la fois de la famille et de l’école – mais de la penser comme tâche à partir de la rue. Pour ne pas se défausser sur l’Etat.

A partir de la rue, c’est-à-dire à partir de nous, en tant qu’être anonymes intéressés au-delà du privé (auquel l’école est rattaché, peut-être plus qu’autrefois), par un horizon public (civil).

En même temps, notre but est de parvenir – et pas nous seuls, bien sûr, mais en passant par un dialogue avec le plus d’instances, associations, institutions éducatives possibles - notre but est de parvenir à lui donner un contenu très concret, afin précisément d’enclencher, si faire se peut, autour de gestes et de comportements précis, convenus, (notamment des gestes d’adultes à l’égard des enfants) un mouvement civil sans lequel à nos yeux on ne « refera pas société ».

Récemment, dans la page “ Débats ” du Monde du 31 mai 2003, un professeur se demandait non seulement : “ Quelle société allons-nous laisser à nos enfants ? ”, question politique somme toute classique, mais aussi : “ Quels enfants allons-nous laisser au monde ? ”. C’est un peu la question qui a justifié la création de notre association. Toutefois, la formulation de cet enseignant sépare un “ nous ”, supposé représenter la communauté éducative consciente d’une urgence, des “ enfants ” supposés menacés par un mal extérieur tant à “ nous ” qu’à “ eux ” (c’est, en gros, dans l’article de Christian Laval, le libéralisme). Personnellement, je crois, que d’une part le mal a déjà commencé, ce qui signifie, d’autre part, que “ nous ”, nous tous, sommes donc déjà impliqués dans cette menace de décivilisation qu’il pointe. Ceci signifie alors que, selon moi, la “ recivilisation ” passera par ce que Foucault appelle “ le souci de soi ”, et que J. Donzelot évoquait, lors de notre précédente table ronde, sous la rubrique “ technique de soi ”. La question serait : et moi, moi-même, quelle est ma part, non pas seulement de responsabilité, mais en quelque sorte de captation ? Ne suis-je pas, moi-même, déjà décivilisé – et donc, désocialisé, malgré mes apparences d’intégration – par exemple, en fuyant la discorde généralisée par la recherche de l’entre-soi décrite par Jacques Donzelot au-delà de l’entre-soi communautaire ? Si c’est le cas, il est non moins important d’agir sur nous-mêmes, adultes, que sur les enfants, si nous voulons laisser au monde des enfants recivilisés – c’est-à-dire un monde qui garde des forces de liberté et de changement.

Ce qui nous a frappés dans l’expérience de la Cité des poètes, c’est, non pas le multiculturalisme – mais ce que vous appelez la démocratie interculturelle. Nous voudrions aller dans ce sens. Car nous pensons – à l’aide des travaux de Denis Kambouchner et de Marcel Hénaff – que chaque culture n’est pas seulement culture au sens fermé du terme (comme l’ensemble des codes, gestes, comportements, propres à un groupe donné) mais manifeste aussi de la curiosité vers autrui. De la curiosité, pas seulement de l’hostilité : et pour favoriser ce mouvement de curiosité, chaque cultude dispose de règles de contact vers l’autre étranger. C’est cela, quie nous appelons civilité : et peut-être y a-t-il làde l’invariant anthropologique, qui nous permettrait de sortir de l’opposition multiculturalisme/ethnocentrisme.

Vous, comme juge, êtes confronté aux cas extrêmes. Nous pensons qu’il faut penser avant la confrontation avec « le cas » (par exemple, le cas de l’enfant sorcier). Si nous avons une utopie, ce serait celle-là : nous voudrions proposer aux représentants des communautés, aux associations, aux travailleurs sociaux, aux établissements scolaires, etc, d’élaborer ensemble non pas un contrat, mais des règles de civilité – une base commune de civilité. Pas seulement trouver des passages, jeter des ponts (avec pour fond le motif de la tolérance). Nous pensons qu’« eux » et « nous » sommes dans la même galère, la même déconfiture. « Nous » n’avons pas de leçons à « leur » donner : et d’ailleurs il n’est pas si simple de tracer ce partage, « eux » et « nous ». En tout cas, avoir à repenser la civilité sur fond de décomposition invite à cesser de réfléchir en ces termes. A la limite, c’est peut-être même surtout sur les familles africaines par exemple - s’il est vrai qu’en Afrique c’est le groupe qui élève les enfants (ce qui était quand même davantage vrai en France il y a un demi siècle qu’aujourd’hui : c’est aussi pour cela que la famille, ça fonctionnait, parce qu’elle était relayée, non seulement à l’école, mais aussi dans la rue) - c’est peut-être même surtout sur les familles africaines que l’on pourrait s’appuyer : je dis, à la limite, parce qu’on peut imaginer la difficulté dans l’acceptation par les familles « françaises de souche » ou s’imaginant telles, blanches en tout cas…

Prendre le problème à partir d’une idée de civilité comme donné athropologique sortirait les exclus au moins de leur exclusion symbolique : cela lutterait vraiment contre le système colonial, et sur un mode enfin différent de celui de Meirieu.

p. 182 Vous évoquez « deux béances du lien social : en amont, la faillite de l’institution familiale dans sa capacité de contrôle et de signifier l’interdit, et, en aval, celle du travail comme mode d’intégration universel. » Et vous ajoutez que le stravailleurs sociaux qui ont à gérer « la rupture des liens sociaux de base » ne disposent pas « des moyens nécessaires à leur reformulation »

A l’horizon de cette remarque, il y a une question grave :

Le travail peut-il être maintenu comme valeur – valeur gratuite, en somme - dans un contexte de chômage ?

L’acquisition du savoir et de la « culture » (civilisée) peut-elle être déconnectée de l’idée de travail ? (dans les époques anciennes, et jusqu’au XVIIe probablement, l’acquisition du savoir et de la « culture » était associée au loisir).

Je ne ferai à ce propos qu’une seule remarque : le loisir, investi aujourd’hui par lesindustries culturelles de masse, est un état/un moment qui désintègre encore plus les liens sociaux que le seul fait de l’absence de travail. Pour deux raisons : il sépare ceux qui peuvent se les offrir de ceux qui ne peuvent pas ; il permet au pouvoir économique d’investir le temps du chômage de façon profondément destructurante (avec pour relai la télévision), et étend son modèle sur l’ensemble du « temps libre ».

Il faut penser aujourd’hui que le pouvoir passe par la publicité : pas seulement par l’exploitation de la force de travail.

Le ludique, le loisir nous livrent de façon passive à la consommation de loisirs imposés par la publicité (par l’intérêt marchand) – et il faudrait aussi certainement évoquer le marché de la drogue – et attaquent la subjectivité. Ne faudrait-il pas repenser l’effort demandé par l’acquisition de la culture en sortant de l’alternative « ludique/travail » ?

Ce qui implique une autre question : ne faudrait-il pas repenser le rôle de la famille – et, au-delà d’elle, des adultes responsables des enfants – avant le cas de l’interdit ?

C’est-à-dire : ayant en charge d’ordonner un « devoir faire » ?

La civilité : repenser le « devoir faire », pas seulement le « tu ne tueras pas » etc.

Cela signifie alors que l’école selon nous doit asumer son rôle éducateur, sans états d’âme – ce n’est pas la peine de refuser le rôle d’animateur social, si c’est le refus d’un rôle éducatif que ce refus dissimule – mais pas sur le modèle du travail social. Trop modèle d’assistanat – modèle de compassion à l’égard des individualités singulières – singularité des « déviants ».

p. 175 : « Refonder un Etat éducateur en démontrant sa compatibilité avec la construction d’une sécurité conçue comme une oeuvre commune. »

Nous sommes entièrement d’accord, mais nous ne pensons pas que cela ne concerne que l’Etat. Et même, il y aurait au fond une contradiction dans les termes de penser que l’initiative peut en revenir à l’Etat. L’Etat a toujours plus vite fait d’être répressif. Et la demande de répression sera d’autant plus forte que les gens se sentiront impuissants. C’est donc sur ce sentiment d’impuissance – et la rage et/ou la honte qu’il entretient – qu’il faut agir.

Qu’en pensez-vous ?
 

Hélène Merlin-Kajman