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Table ronde du 26 avril 2003
texte introducteur par Hélène Merlin-Kajman

Au nom de l’Observatoire de l’Education, je suis heureuse de vous accueillir pour cette 2ème table ronde organisée autour des analyses de Jacques Donzelot menées dans ses livres La Police des familles (1977), L’invention du social (1984) et Faire société (2003). 
Mais avant de vous présenter, un peu longuement, ce qui m’a, nous a retenus dans les livres de Jacques Donzelot, et les réflexions que leur lecture m’a suggérée en liaison avec notre projet associatif, je commencerai d’abord, très brièvement, par vous rappeler – ou vous apprendre – ce qu’est notre association.

Son centre de gravité est l’enseignement, mais ce n’est qu’un centre de gravité. Nous voulons surtout, avec l’Observatoire de l’éducation, réfléchir, à partir du lieu de l’école, aux difficultés inédites que rencontrent aujourd’hui tous les "éducateurs", parents compris, dans la définition de leur rôle. Que veut dire aujourd'hui "éduquer", à qui en incombe la responsabilité et quels sont les espaces, institutionnels ou non, où se noue cette question ? Nous voudrions prendre la mesure de ces problèmes dans leur dimension non seulement sociale mais aussi politique afin d'envisager des solutions au nouveau développement de "la crise de l'éducation" – expression empruntée à la philosophe Hannah Arendt dont le diagnostic est pour nous une espèce de point de départ incontournable. Cette référence indique aussi la double nature de notre exigence : nous voudrions réussir à mener une réflexion théorique sérieuse mais dans le souci constant de ne jamais perdre de vuela réalité de nos pratiques et de nos expériences concrètes et de celles dont on nous fait part. Et à cet égard déjà, le travail de Jacques Donzelot est pour nous exemplaire. Nous pensons en effet que cette articulation est la solution la plus raisonnable pour ne pas subir passivement ce que nous vivons – et les idéologies culpabilisatrices qui nous font sans cesse douter de notre légitimité d’éducateurs – ni tomber, tôt ou tard, dans un désir d’autoritarisme aveugle provoqué par un mélange de détresse et d’exaspération. D’où l’aspect de cet exposé, universitaire sous un certain rapport, mais appuyé sur des exemples presque anecdotiques – que j’ai aussi bien puisés dans mon expérience personnelle de mère ou d’enseignante que dans le témoignage oral recueilli par le canal de l’Observatoire. 

Je précise en effet que nous sommes actuellement une quinzaine à nous réunir toutes les semaines, presque 80 participants occasionnels, c’est-à-dire venus ponctuellement assister à une réunion, ou bien inscrits sur la liste de diffusion par courrier électronique qui a pour but essentiel de communiquer à tous les absents, quelles que soient les raisons de leur absence, le résumé de nos réunions. Nous avons été tentés par une périodicité moins lourde, relayée par internet par exemple. Finalement, nous avons exclu la possibilité de débattre par courrier électronique. Nous n’avons retenu de l’outil informatique que le fonctionnement suivant : chaque séance fait l’objet d’un résumé diffusé à tous ceux qui ont, à un moment ou à un autre, exprimé le désir d’y figurer. Cette inscription n’est pas conditionnée par l’adhésion à l’association : vous pouvez donc, si vous le souhaitez, soit adhérer, soit exprimer le désir de recevoir ces résumés.

C’est dans un même désir de privilégier la coprésence que nous avons décidé d’organiser régulièrement ces tables rondes du samedi : nous vous proposons en effet de nous retrouver à intervalles réguliers, tous les deux ou trois mois, autour d’intervenants concernés directement par des questions d’éducation soit en raison de leur savoir ou de leur recherche, soit en raison de leur pratique, soit pour ces deux raisons à la fois. La prochaine séance aura lieu le samedi 21 juin. Nous y poursuivrons la réflexion autour de « l’école, la famille, la rue » avec, comme invité, Denis Salas, , ancien juge des enfants, maître de conférence à l’Ecole nationale de la magistrature (Paris).

Comme vous avez pu, ou pouvez le constater par le texte de présentation qui se trouve imprimé sur le programme, nous avons placé notre réflexion et notre action sous le triple signe de l’éducation, de la civilité et de l’autorité : trois notions que nous ne voulons évidemment pas tenir pour acquises, évidentes !

Avec elles, nous souhaitons nous tenir à distance d’une série de motifs très insistants dans les perspectives généralement adoptées sur les questions d’éducation, et qu’on pourrait, elles, placer sous une série d’autres termes répondant aux premiers : pédagogie, citoyenneté et « social » : solidarité sociale, traitement social. 

De ce simple point de vue, votre travail, Jacques Donzelot, est pour nous de première importance.

Le fil directeur qui unit en effet vos trois livres, c’est le soupçon porté à l’encontre du social et de son évidence politique, soupçon mené à partir d’un double dépaysement : 

- dépaysement historique, puisque tant la PF que l’IS retracent la genèse, à partir du XIXe siècle, de ces pratiques et de ces institutions qu’on peut subsumer sous la rubrique du « social », depuis la couverture sociale jusqu’aux travailleurs sociaux en passant par les CMPP (Centres médico-psycho-pédagogiques), le planning familial ou la DASS ; 

- dépaysement géographique puisque dans FS, il nous est proposé d’observer les politiques de la Ville mises en place en France depuis les années 1970 à partir d’un détour par les politiques urbaines américaines qui se donnent le même but de restauration du lien social, de réduction de la dégradation et de l’insécurité dans les quartiers enclavés où vit une population très pauvre et abandonnée. 

Pourquoi cette critique du « social » ? 

Vous montrez que, née de l’échec de la révolution de 1848, « la question sociale apparaît comme constat d’un déficit de la réalité sociale par rapport à l’imaginaire politique de la République (IS, p. 33) ». Le social a donc été, selon vos analyses, une formation de compromis visant à diminuer, aménager, la discordance entre le libéralisme économique, où la liberté met face à face le travailleur libre et le patron – c’est-à-dire organise l’exploitation sauvage -, et le libéralisme politique, qui à partir de la Révolution proclame au contraire la liberté comme une égalité de tous les hommes : c’est le sens de la Déclaration des droits de l’homme sur la base du droit naturel, fondement de tous les droits. 

Cette discordance entre une liberté qui vaut égalité politique et une loberté qui vaut exploitation économique était source de violence : à la violence de l’exploitation répondait la violence de l’insurrection ; d’où un état de guerre civile plus ou moins larvée tout au long du XIXe. « Puissant correcteur des défauts de la société » (IS, p. 225) le social, avec l’étape essentielle, fin XIXe, de l’institution de l’école laïque et obligatoire, procède, nous dites-vous, d’une volonté de dépolitisation des conflits dits sociaux. Solution qui travaille donc à la paix : puisque les devoirs et les droits sont toujours individuels, puisque les contrats le sont aussi, il faudra faire valoir un niveau collectif – la société – qui permette de montrer l’interdépendance des individus et non pas seulement leur appartenance à deux classes en lutte. C’est le triomphe de la sociologie de Durkheim. Dans l’intérêt du corps social, la solidarité collective est donc conçue comme un rééquilibrage des droits par rapport à l’inégalité économique : d’où, pour ne prendre que l’exemple auquel nous sommes, en France, le plus attachés, la prise en charge collective des risques par leur couverture sociale, des risques et plus généralement de la santé, de la vieillesse – bref de la vie – et de ce point de vue, comme vous le rappeliez dans l’introduction à LPF, le social peut être compris à partir de ce que Michel Foucault a appelé la biopolitique, ou le biopouvoir – cadre d’analyse aujourd’hui repris par certains penseurs d’extrême-gauche –. On y reviendra. 

Votre thèse, je crois, c’est que le « social » constitue aujourd’hui une réponse inadaptée à la crise de nos sociétés occidentales.. 

Faire du social était en effet une manière d’amortir le conflit dit « de classes », et le conflit était une forme de rencontre entre les dominés et les dominants. C’est même pour supprimer spatialement les zones de friction réelles entre la masse des pauvres qui envahissent la ville et la minorité de nantis qui domine cette masse des pauvres, que le social se développe, avec notamment le logement social chargé de fixer cette masse houleuse à côté des usines tout en lui ouvrant un espace vivable. 

Mais aujourd’hui, nous dites-vous, outre que la masse des pauvres est au-dehors – dans des logements sociaux aussi, mais désormais déconnectés d’un marché de l’emploi, désaffectés, dégradés -, aujourd’ui donc, nous ne sommes plus en face d’une société définie par la conflictualité politique née d’une discordance entre l’espérance politique (l’égalité républicaine) et la réalité économique (l’exploitation libre) ; nous sommes en face d’une société prise dans une logique de séparation et de regroupement caractérisée par « l’entre-soi » : lire p. 323 et 352. 

Vous nous invitez à distinguer plus précisément trois groupes, et ces trois groupes ne sont plus dans un rapport de luttes économico-politiques : les très pauvres, généralement issus de l’émigration récente ; les appauvris issus des masses « sociales » des XIXe et début XXe, qui voient leurs droits menacés et en accusent les émigrés (d’où Le Pen) ; les couches aisées et mondialisées, qui circulent avec aisance dans la modernité, ne sont pas en contact avec les premiers et méprisent les seconds tout en craignant la contamination du désastre scolaire des Cités pour leurs enfants qu’ils cherchent donc à placer dans les lieux d’excellence.

L’école, dans un tel panorama, constitue donc bel et bien un enjeu crucial. Et « faire du social », à ce niveau, c’est notamment la carte scolaire. Par la carte scolaire, les politiques essaient d’imposer la mixité sociale (impératif qui est aussi, comme vous le montrez, celui des logements HLM), comme si on allait réduire le fossé socio-culturel par le maintien forcé, parmi les très pauvres, des couches sociales moins défavorisées. A vos yeux, c’est confondre la fin et les moyens, c’est ne pas voir où se trouve le vrai problème : dans cette puissante logique de séparation qui anime les trois groupes considérés, c’est-à-dire aussi dans les volontés de leurs membres.

Puisque la tendance lourde de notre temps est à la séparation – aux replis dits identitaires – à l’indifférence plus ou moins méprisante et hostile d’un groupe pour les deux autres, tout le défi aujourd’hui, dites-vous, ce n’est pas « faire du social », mais « faire société » : il faut rétablir des voies de passage, des échanges et des zones d’intercompréhension, du langage commun, entre ces groupes séparés, pris dans la logique de l’entre-soi. A cette situation correspond du reste l’obsession du « lien social » - expression dont vous montrez à quelle inflation elle a donné lieu ces dernières années, mais de façon plus magique qu’utile. Car en France, on a une conception presque exclusivement institutionnelle du lien social. On agit à partir du principe selon lequel il faut rapprocher les individus des institutions, leur faire connaître leurs droits pour mieux les assister et mieux leur rappeler leurs devoirs (à l’égard des institutions). Les Français ont l’idée que le lien social est entièrement produit par le service public : d’où une conception du lien social en fait très magistrale, dites-vous, et vous dénoncez ce que vous appelez « magistrature sociale ». Vous remarquez même que la magistrature sociale a été renforcée depuis le nouveau contrat de plan (2000-2006) au détriment « des forces de développement d’en-bas » (FS, p. 207).

Or, cette sollicitude sociale venue d’en-haut est en même temps un puissant « narcotique social » : en effet, elle reconduit ou majore une impuissance politique. La violence insurrectionnelle – ou simplement la puissance politique telle qu’elle s’exprimait dans les grèves et les manifestations - ont disparu. Ce que le « social » développe, dites-vous, c’est une passivité d’assistés , notamment chez la population des émigrés arrivés dans cette conjoncture, qui se trouvent en somme deux fois décalés par rapport au passé des luttes : une fois par leur non-appartenance à cette histoire sociopolitique ; une autre fois par leur prise en charge par le social. Et cette passivité induite ne laisse plus de place qu’à une violence sans autre adresse que de viser précisément ces services publics qui organise leur inexistence. 

Il faut dire tout de suite un mot de la solution américaine, avant d’y revenir : la solution américaine ne s’appuie pas sur les institutions, nous expliquez-vous. Il s’agit de réunir à la base, dans la concertation et la participation égalitaire, tous les membres concernés sans discrimination aucune, de mettre en synergie les forces, aussi bien cellesdes simples habitants que celles, par exemple, des policiers. Cette politique qui exige de tout monde le même niveau de responsabilité, repose sur une série d’idées et de mises en pratiques : 

-une idée, très américaine, et peut-être y reviendra-t-on dans la discussion générale car je trouve, pour l’avoir croisée ailleurs, qu’elle pose quelque peu problème, de l’empowerment (FS p. 182) : “ processus par lequel est donné à quelqu’un du pouvoir ou de l’autorité, de la confiance en soi et de l’estime de soi »

-la pratique du contrôle social, c’est-à-dire aussi celle de la transparence de l’information sur ce que l’on sait des mauvais comportements d’autrui. Et là, vous opposez, en France, la culture du secret des institutions, renforcée sans doute, dites-vous, par le souvenir de la délation sous Vichy ; 

-la conviction, très américaine, que l’hygiène sociale passe par l’expulsion des mauvais membres (FS p. 315 et 346). 

-Tout ceci subsumé par une théorie du « contexte » très intéressante, dite aussi théorie du « carreau cassé », selon laquelle il n’y a pas de rapport de cause à effet direct entre délinquance (objective) et sentiment (subjectif) d’insécurité : mais plutôt un rapport d’effet à cause. Le sentiment d’insécurité est premier parce qu’il traduit l’interprétation d’un “ contexte ”. “ Le carreau cassé fait problème, non parce qu’il traduit la malignité d’un individu, mais parce qu’il n’est pas réparé. » Il signale « qu’une communauté s’abandonne ” (p. 251). Il faut donc insister sur la définition de la police comme “ force de l’ordre ”, au sens où elle doit conserver le “ contexte ” – sa régularité, en somme. La mise en place pratique de cette théorie à Chicago est passée par des réunions mensuelles entre policiers et habitants où les habitants sont appelés à constituer une force (patrouilles de citoyens ou de parents) visible et solidaire de la police.

-(p. 254 « “Qu’un bien soit abandonné qu’on laisse pousser la mauvaise herbe ou briser une vitre… et les adultes cessent bientôt de réprimander les enfants turbulents. Les enfants s’enhardissent et deviennent encore plus turbulents.” Car les comportements d’abandon mènent à l’effondrement des contrôles sociaux »). 

Il s’agit donc, du point de vue américain, de sortir de l’abandon au sens où on s’abandonne, pas au sens où on est abandonné, et de le faire en puisant dans ses propres forces, en retrouvant de l’estime de soi et de la confiance dans autrui, en décidant de refuser la fatalité de la peur, de la dégradation et de la violence.

En France au contraire, quand les habitants sont réunis, consultés, on assiste, dites-vous, à une crispation des institutions qui cherchent à conserver leurs prérogatives ; et les habitants sont généralement sommés de devenir les courroies de transmission d’un projet décidé au-dessus d’eux.

Il faut le préciser, l’exemple américain n’est pas pour vous un «  remède canonique », mais il a une vertu importante : ébranler nos « certitudes rétrospectives qui nous conduisent à un véritable déni de la réalité contemporaine. » Vous affirmez en effet : « Rechercher la source de nos problèmes dans les maléfices du capitalisme et leur remède dans la fidélité aux recettes sociales de la République relève plus d’un exercice rituel que d’une réévaluation de la situation. » (FS p 324)

Or, si un tel diagnostic nous parle particulièrement, c’est que nous avons quant à nous choisi de créer l’Observatoire à partir de deux refus:

- le refus de la culture du secret. Dans le texte rédigé en juin, nous écrivions (une phrase que nous n’avons pas conservée, parce qu’elle nous paraît moins urgente qu’en juin) : « Nous avons en particulier l’idée qu’une certaine loi du silence sur les faits de violence ou d’incivilité grave qui affectent, parfois quotidiennement, la vie des établissements scolaires, porte davantage préjudice à la justice sociale, fait plus “ le jeu de la droite ”, que leur divulgation. Nous voudrions de ce fait réfléchir à la question de l’information, c’est-à-dire d’abord à la description, la nomination de ces faits, à nos propres ambiguïtés et notre propre malaise à leur égard, à ce qu’ils entraînent de malentendus et d’arbitraire parfois à notre insu. »

Je reviendrai sur cette question du secret vs divulgation, car je pense qu’il y a là matière à discussion ; pour le dire tout de suite, je me sens tout de même très française, face à la description du contrôle social à l’américaine. Vous l’opposez à l’institutionnalisation du lien social en France, parce que, dites-vous, elle surgit de la volonté à la base des individus ; mais là, je me pose une question : n’est-ce pas parce que les individus sont, à un autre niveau, disons, formatés pour ? Car le contrôle social, pour ma toute petite expérience des universités américaines, est très souvent institué aux USA : exemple de l’Université de Virginie où il est fait devoir aux étudiants de dénoncer leurs camarades qu’ils verraient tricher – cela fait partie du règlement, de leurs engagements solennels -. 

Lever la culture du secret, dans notre esprit, n’était pas exactement établir une telle police sociale – et cela demande de préciser ce que nous entendons par le lien que nous voulons faire entre civilité et autorité

- Notre 2ème refus : celui du couplage presque automatique entre le social (ou le sociologique) et le politique, c’est-à-dire le refus de comprendre la crise de notre société à partir d’une lecture déterministe des handicaps sociaux, ces handicaps sociaux qu’il faudrait réparer, compenser, etc.. La sollicitude sociale me semble en effet profondément ancrée dans le corps enseignant. Je me demande au fond, à partir de vos analyses, si un raisonnement analogique ne s’est pas déployé entre la scène scolaire et la scène socio-politique :selon lequel il y aurait un décalage entre le droit théorique au savoir, c’est-à-dire l’égalité de tous devant l’enseignement, et l’injustice criante des résultats scolaires, laquelle injustice démarquerait la domination économique. Après avoir été pensée, en tant qu’école fondée sur le mérite, comme réduisant les inégalités socio-économiques de par sa seule existence, l’école s’est vue dénoncée comme un lieu où rien ne se réparait de ce déficit entre droit et domination sociale. Au moment où, de plus, elle devenait école de masse, elle s’est vu sommée de trouver de nouvelles modalités pour compenser ce déficit (et cependant, vous constatez, dans FS p. 140 : « A catégorie socioprofessionnelle égale », les élèves de ZEP « ont des résultats scolaires inférieurs à ceux inscrits dans des établissements ordinaires » ). Est-ce que l’on pourrait dire que le social est rentré dans l’école à cause de la volonté de faire de la réussite scolaire (et non pas seulement de la scolarisation) un droit

A l’Observatoire, nous sommes donc également partis d’un refus à l’égard de « la sollicitude qui déresponsabilise ». Nous pensons comme vous qu’elle condamne à l’inexistence ; qu’elle est une forme inversée du mépris. Nous pensons que cette lecture déterministe est une façon de programmer les devenirs des élèves, de les enfermer dans une interprétation pré-conçue de leurs aptitudes et de leurs attentes ; d’empêcher l’école de jouer, de mettre du jeu, dans leurs destins sociaux ; une façon de leur donner une forme d’assurance qui précisément triche avec le réel : par deux fois : triche avec le réel de leur travail et de leurs efforts (et bien souvent, ils le savent) ; triche avec le réel extra-scolaire, celui du chômage, de l’ascenseur social en panne, comme on dit. Enfin, qu’elle crée d’autres formes d’injustices – des injustices morales, dont il ne faudrait pas sous-estimer l’effet délétère sur les élèves et les parents, en particulier sur ceux qui vivent l’assistanat aux couches les plus défavorisées comme un arbitraire qui les défavorise : ex : quand j’enseignais en collège il y a quinze ans, dans un collège de banlieue sans difficultés majeures et qui aujourd’hui passerait sans doute pour idyllique, je ne parvenais pas à punir comme je punissais les autres enfants certains garçons issus de l’émigration maghrébine – je dis bien garçons, car à l’époque, on n’avait aucun problème avec les filles -, pour la bonne raison qu’ils ne me rendaient pas les punitions ni ne faisaient signer leurs cahiers de correspondance, et que je ne disposais d’aucun moyen pour les y contraindre : si bien que j’avais fini par renoncer à les punir, à cause du caractère sans cesse spectaculaire de mon échec. Je continuais à sanctionner les autres lorsqu’ils n’avaient pas fait leur travail, mais pas eux ; et je me disais en moi-même que la situation devait fabriquer des électeurs à Jean-Marie Le Pen. A l’époque, lorsque je racontais cela, personne ne m’écoutait… On pensait de moi soit que je passais à droite, soit que je dramatisais…

Un point qui me paraît très important, c’est la façon dontvous mettez en accusation le souci constant, en France, de ramener la situation, par exemple la délinquance, à ses causes sociales et psychologiques. Vous montrez notamment comment une telle compréhension socio-psychologique des causes ignore les effets de la délinquance sur les délinquants : « le développement des gangs et les revenus des trafics illégaux procurent aux délinquants, même à un âge très précoce, un sentiment de force qui les rend insensibles à la sollicitude éducative ». A un moindre niveau de gravité, ou d’une certaine manière au contraire à un niveau supérieur puisque plus général : on peut en dire autant du sentiment de force que procure l’impunité des incivilités ordinaires dans les classes et les cours de récréations ; et le décrochage qui s’est fait entre résultats scolaires et travail, ce qui fait régner ce qu’on pourrait appeler un arbitraire « assistantiel ». 

J’évoquais lors de la précédente table ronde l’empêchement presque systématique du redoublement, ses effets de corruption passive. Je crois qu’on peut dire aussi à ce propos que cela donne aux parents, et aux enfants qui sont ainsi agis par le désir de leurs parents – « un sentiment de force qui les rend insensibles à la sollicitude éducative ». 

Me voici en train d’évoquer les parents. J’ai donc changé de plan d’interrogation. Et tel est aussi le sens de notre refus du « tout social ». A nos yeux, le problème de la déliaison sociale n’est pas seulement celui qui sépare des groupes sociaux et leurs territoires entre très pauvres, appauvris et nantis. Les « incivilités » sont sans doute le plus spectaculaires dans les « banlieues des cités », et c’est réconfortant pour les autres de le croire ainsi. Mais elles affectent, de façon plus douce, tous les établissements scolaires : exemple d’une école maternelle d’un quartier privilégié de Paris dont la directrice m’a dit que cette année, aucune récréation ne s’est déroulée sans qu’elle soit obligée de l’interrompre à cause de sa violence. Les conditions de sécurité ne peuvent être gardées qu’à ce prix. C’est la première fois, selon elle, qu’à cette période de l’année, elle et les instituteurs ne sont pas parvenus à faire respecter les règles élémentaires de vie en commun et de non agression des uns sur les autres, règles empêchant les enfants de se mettre en danger. Et elle ajoute que c’est aussi la première fois qu’elle n’a pas réussi à faire respecter des règles aux parents : par exemple, ne plus monter dans les classes après 8h 40. Les parents passent par la cantine pour échapper à sa surveillance à elle et montent avec leur enfant ; elle a beau leur dire qu’ainsi, elle n’a aucune chance, une fois qu’ils sont repartis, de se faire obéir par les enfants, les parents ne se plient pas à ces règles…

D’où notre insistance sur l’éducation, par opposition aux utopies de trop de pédagogues (et j’entends aussi par « pédagogues » les parents qui rêvent, si je puis dire, l’éducation de leurs enfants – je me compte au nombre de ceux qui l’ont fait…)

L’école, en effet, ne s’est pas seulement vue accuser de reconduire la domination socio-économique. Elle s’est vue accuser d’être une structure de domination sur les enfants en général. Et, là, pour comprendre, LPF est d’une aide précieuse.Car, nous y apprenons que, depuis les années 1950 environ, notre appréciation collective de l’éducation a changé progressivement : du moins dans les couches « mondialisées, et sans doute aussi dans les couches menacées de l’ancienne petite bourgeoisie et des anciennes couches populaires, qui ont été « éduquées » par les émissions de Ménie Grégoire, Françoise Dolto, par la télé). On a mis les projecteurs sur la responsabilité des parents dans l’échec scolaire et plus généralement dans la vie psychique des enfants : c’est le thème de la famille comme instance répressive. D’où une généralisation de la faute, parallèlement à la crise : absence de débouchés, chômage ! Au moment où il faut « désirer » les enfants ! De quoi rendre tout le monde fou … Et, au passage, je dirais que je suis pas sûre que nous n’ayons pas tous partagés l’idée qu’il fallait, pour aider les enfants, accroître leur pouvoir, leur estime de soi – selon le modèle de l’empowerment venu des doctrines pédagogiques américaines. Je ne suis pas sûre que ce ne soit pas encore une idée très dominante aujourd’hui. Un détail : une amie de trente ans me racontait que lorsqu’elle était petite, ses parents lui disaient : tiens-toi droite, sinon tu paraîtras soumise, faible, vaincue. Moi, quand j’étais enfant, on nous disait de nous tenir droits parce que ce n’était pas correct, pas respectueux, de se tenir « avachis » …

Comment cette certitude d’une faute originaire de la famille a été le produit d’une longue maturation historique de la cellule familiale elle-même dans son couplage avec l’école et le social, voici ce qui fait précisément l’objet de LPF (1977). Ce livre s’intéresse en effet à l’autre invention du XIXe – l’invention de la famille, articulée à celle du social. Vous y montrez comment l’exigence du social naît aussi de l’inquiétude face à l’état de l’enfance au début du XIXe siècle : il y a une forte mortalité infantile parce que les enfants sont placés en nourrice ; et ils sont placés en nourrice parce que les femmes travaillent – sans congés maternité bien sûr - ; forte mortalité aussi parce que les enfants sont abandonnés, donc on améliore les conditions de leur abandon.

D’où, surtout, l’invention de la famille (et, côté familles défectueuses, du social et de son « complexe tutélaire, avec son annexe judiciaire).

Le XIXe siècle invente donc proprement cette famille dans laquelle ma génération en a encore grandi et telle qu’elle subsiste sans doute encore à peu près dans certaines couches de la population. Au XIXe en effet, le développement du capitalisme industriel défait les anciennes solidarités et réseaux d’appartenance et projette les individus dans les villes, mais sans toucher d’abord à la définition juridique d’ancien régime de la famille, celle qui donnait au père une souveraineté sur elle homologue à celle du monarque. Ceci a deux conséquences : 

- on assiste au regroupement de type clanique des travailleurs autour des lieux de l’embauche dans des taudis, en vastes collectifs sociaux prompts à l’émeute. Le logement est le lieu où l’on dort, la « tannière », tandis que l’essentiel de la vie se passe à l’extérieur, dans le cabaret, la rue. 

- le père a tendance à faire travailler la femme et les enfants qui sont sans protection, sous sa puissance (d’autant que, ces derniers étant moins payés, ils s’embauchent plus facilement). 

Résultat : les enfants sont élevés par le groupe sous la forme d’une initiation à la vie adulte plus que d’une éducation au sens où nous l’entendons encore. Eux-mêmes forment des groupes, des troupes d’enfants errants, de vagabonds, futurs délinquants ou futurs émeutiers par excellence. D’où une dangerosité liée à ces mouvements de population.

L’invention de la famille repose donc sur une modification de sa définition juridique, de son espace domestique et des gens qui y vivent, de son équilibrage symbolique, de son lieu d’ancrage. Surtout, la famille se resserre autour du couple parental mariéet des enfants. Père et enfants sont fixés au foyer grâce au nouvel espace et surtout, grâce à la mère de famille : l’invention de la famille, c’est l’invention de la mère de famille qui contrebalance l’autorité du père et fait alliance avec une autre figure paternelle : le médecin, le maître d’école, le travailleur social, et au XXe siècle, le psychanalyste.

Du XIX au XXe : projecteur de plus en plus centré sur cette famille. Une fois qu’elle existe, se consolide,elle est scrutée de plus près : jusqu’à l’entrée en scène (tardive) de la psychanalyse autour des « familles insuffisantes » ; la famille y gagne une nouvelle substance – mais c’est au prix d’une « faute » qui la paralyse (vous évoquez son « impuissantisation »).

Vous insistez beaucoup sur un contresens, notamment marxiste, fait à votre avis à propos de la famille, selon lequel la famille serait un modèle bourgeois qui se serait peu à peu difusé dans le corps social pour assurer la domination de la bourgeoisie sur les couches populaires.

Certes, vous montrez que les bénéfices de la forme « famille » sont plus grands, immédiats, du côté des bourgeois que des classes populaires – et que ce ne sont pas exactement les mêmes. 

Mais aussi, vous montrez qu’il s’agit là d’une vraie solution, comme le social en son temps, raison pour laquelle elle a rencontré l’assentiment des couches sociales populaires.

D’abord, parce que l’éducation évite la répression. Ensuite, parce que la famille permet une autonomisation des individus, un desserrement des contraintes collectives – bref, du mieux-être.

D’où ma question : n’avons-nous pas eu tort d’associer la famille à la répression – et l’éducation en général, à une forme de totalitarisme, comme le veut Philippe Meirieu, mais comme le suggéraient aussi Foucault ou Deleuze et Guattari ? 

Concernant la tendance de la doxa éducative des années 70, vous notiez du reste : « Le parent est sommé en permanence de lutter contre un ennemi qui n’est autre que lui-même ». Ne peut-on en dire autant de l’enseignant ? Et n’est-ce pas la double conviction – malheureuse – qui habite l’enseignant de gauche ? Côté enseignement supérieur, il suffirait d’écouter les discussions des jurys d’examens pour s’en convaincre (moins à Paris III que dans les autres facs où j’ai enseigné): nous nous pensons spontanément non pas en train de juger une compétence, un travail, mais devant porter assistance à des détresses, à des cas particuliers sociaux ou biographiques, cad sauver nos étudiants de notre propre rôle statutaire (institutionnel). 

Le parent est sommé en permanence de lutter contre un ennemi qui n’est autre que lui-même : cette phrase, comme je le disais lors de la table ronde du 1er mars, m’a frappée, car je sais bien que j’ai commencé à enseigner, que j’ai été mère, habitée par cette conviction, prise par une identification spontanée à l’enfant, pas au rôle d’enseignant, de parent – et si je reprends mon exemple des garçons d’origine maghrébine que je ne pouvais punir, jamais je n’aurais convoqué leurs parents ! Cela aurait été une trahison, pour moi... D’où peut-être, dans le primaire et le secondaire, le régime très singulier pris par la relation parent/corps enseignant. J’avance ici une hypothèse à partir de la lecture de vos livres : ne serait-il pas possible de penser que jusque dans les années 60, le parent, ne mettant pas plus en doute la légitimité de son rôle que celle de celui du prof, voyait dans le prof, sur une autre scène, un autre lui-même – un adjuvant ? Il me semble qu’aujourd’hui, le prof est tendanciellement celui qui pense qu’il faut émanciper l’élève du pouvoir de ses parents ; et le parent, celui qui pense qu’il faut émanciper l’enfant du pouvoir de ses profs ; bref, parents et profs se regarderaient toujours en miroir – mais un miroir déformé, tout de même, permettant d’échapper quelque peu à la culpabilité de son propre rôle : ce serait l’autre le pire, le prof pour le parent, le parent pour le prof. Entre ces deux méfiances, l’enfant a beaucoup de latitude : il peut incriminer le prof devant ses parents, ses parents devant le prof ! Si l’on ajoute qu’il en va sans doute de même dans le cadre des parents divorcés, où l’enfant peut toujours jouer un parent contre l’autre parce que spontanément, l’autre parent croit dans la « mauvaiseté » de son ex-conjoint… Il va de soi que cela ne peut pas aider à faire société – où en puiser l’énergie – la confiance ?

Et là, bien sûr, dans la mesure même où votre livre LPF date de 1977 – il y a presque trente ans – nous aimerions beaucoup vous entendre nous dire comment vous regardez aujourd’hui vos analyses d’alors. 1977, concrètement pour moi, cela correspond en gros aux années où mes amis et moi-même sommes devenus enseignants ; où, sur dix-quinze ans, nous devenons parents. Ce qui signifie que nos élèves d’alors, et même certains de nos enfants, sont devenus parents – ou enseignants. Certains de nos élèves du secondaire des années 1980 devenus enseignants ont donc aujourd’hui un peu moins ou un peu plus de trente ans – et ce sont justement eux qui se retrouvent à enseigner dans les zones les plus difficiles, les établissements les plus durs. Cela donne un peu le vertige, non ? Depuis 1977, presque trente ans se sont écoulés : c’est énorme – il y a eu le développement des crèches, où on se sentait tenu de mettre nos enfants pour les « socialiser » ; le développement des émissions télévisuelles pour enfants ; les jeux électroniques, internet, etc. – Mélange de mobilité sans accroche et de comportenent grégaire (entre-soi) etc. Je dis tout cela pêle-mêle, mais il faudrait mieux l’articuler bien sûr. Il y a eu enfin les théories de Philippe Meirieu, très exemplaires en la matière, puisqu’il a en quelque sorte théorisé cette figure de l’ennemi intérieur avec sa catégorie de l’adultité. Or, ses activités de pédagogue démarrent à peu près en 77 précisément. Je cite une phrase de Meirieu – variation sur un message très obstinément martelé tout au long de son œuvre : « il est inévitable et salutaire que quelqu’un résiste à celui qui veut le “fabriquer[i]” »

Il me semble que s’est développé le rêve de faire de l’enfant un petit adulte – parce que ce serait cela, le respecter comme personne. Cela me fait penser à une séquence du film Journal intime, de Nanni Moretti, une séquence très satirique, très mordante, où on voit des adultes qui téléphonent à des amis, et à chaque fois, ils doivent parler à des bambins qui ne savent pas parler, ou bien qui ne savent dire qu’un mot, qui refusent ensuite de leur passer l’ami à qui ils veulent parler, qui raccrochent, etc. tout cela sous le regard attendri, émerveillé, des parents.

Je pense aussi à la figure de Gavroche, qui plaît beaucoup aux pédagogues, semble-t-il : ils en attendent manifestement une fonction émancipatrice sur les enfants : Gavroche, c’est l’empowerment à la française… Celui qui n’a rien, ni père ni mère, qui vit à la rue, qui sauve la Révolution : la pure absoluité de l’enfance, magnifiée … Or, Gavroche est aussi une figure centrale de LPF : vous montrez qu’elle mythifie une réalité sociale bien précise du XIXe siècle, au contraire regardée avec effroi par les hygiénistes, médecins, juges, etc.. C’est le thème de l’enfance dangereuse/enfance en danger, et ses figures successives : le pervers, le vicieux ; l’enfant trop tôt grandi, trop tôt intégré au monde adulte de la rue ; l’enfant abandonné ; l’enfant mal aimé ; l’enfant inadapté – entre parenthèse, retrouver le souvenir de cette expression m’a laissée rêveuse : on mesure le gouffre qui nous en sépare : car où, aujourd’hui, pourrait-on localiser de « l’inadaptation » ? Comme adulte et enseignante, j’ai souvent l’impression que c’est moi, l’inadaptée…

Gavroche : n’est-ce pas le nom d’un malentendu et d’une complicité – d’une analogie tragique entre la réalité sociale pas du tout réjouissante des cités, et la figure allégorique qui enchante les milieux mondialisés ?

On souligne souvent le choc que représente, pour les familles africaines récemment émigrées, la distance incommensurable entre les modes d’éducation africaine par le groupe social entier, et la famille occidentale à qui incombe essentiellement la responsabilité éducative. De ce fait, les familles africaines laissent l’enfant à la rue en espérant qu’ainsi il s’intègrera plus vite, et quand les parents sont non francophones, l’enfant est du reste celui sur qui retombe souvent la charge des relations avec l’extérieur, administrations, systèmes sociaux, etc. Mais parallèlement, du côté de ceux qui n’ont pas cette histoire de l’émigration récente, la famille a cessé d’être aussi clairement centrée sur la responsabilité parentale, sans que nous ayons pour autant transféré cette charge à la vie publique, à l’ensemble des autres adultes. Il est frappant par exemple que, dans les familles sans problème d’insertion d’aucune sorte, nous ayons délégué à nos enfants un grand nombre d’initiatives comme d’organiser eux-mêmes, et ceci de façon très précoce, dès cinq-six ans selon mon expérience, leurs loisirs, leurs sorties, leurs rendez-vous avec leurs copains, parfois sans que les parents des intéressés se soient même parlés. Il me semble pourtant qu’à ce niveau-là – c’est-à-dire notamment dans une cour d’école, une connivence se crée. Et de ce côté-là, la mixité sociale est très sufisante pour que le Gavroche des classes aisées rencontre le Gavroche des classes désintégrées – le rap faisant peut-être passage ?

La description que vous faites de l’état de l’enfance dans les milieux populaires du début du XIX siècle ressemble à bien des égards – à la lecture du moins – à ce à quoi nous assistons aujourd’hui dans les Cités. Est-ce autant une erreur de perspective que celle que vous dénoncez à propos de la violence urbaine, dont vous montrez dans FS qu’elle n’a plus rien à voir avec l’émeute du XIXe ? Pensez-vous de la famille ce que vous pensez du social ? Une solution inadaptée aux problèmes de la crise de la société actuelle ? Bref, que peut-on faire de la famille aujourd’hui ? Comment analyseriez- vous aujourd’hui l’état de la famille, dont vous réfutiez alors qu’elle était en crise, comme pourtant on le disait beaucoup à droite à l’époque ?

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Je reviens à notre triangle : éducation, civilité, autorité.

LPF nous force à nous confronter à une autre question. Car ce que montre LPF, c’est comment les doctrines du social ont fait de l’éducation en général l’épicentre de l’harmonie sociale. Au-delà de l’enfance mais autour d’elle, le développement du social est lié à une extension progressive et parallèle des pratiques éducatives : la socialisation des individus a reposé sur leur éducation, d’où l’importance de ces deux lieux médians – la famille, l’école - qui soutenaient l’encadrement social des individus. Vous montrez comment la famille a été chargée de préparer l’enfant à la discipline scolaire, mais aussi comment, réciproquement, on attendait de l’école que par elle, se diffusent dans la famille des normes comportementales, morales, hygiéniques, etc. 

Vos analyses nous invitent donc à préciser ce que nous entendons par « éducation » et à nous situer par rapport à une histoire qui ne manque pas, en ce domaine de l’éducatif, d’entreprises associatives en tous genres ! 

Je dirai d’abord que nous avons restreint le sens du mot « éducation », non sans discussions et hésitations, à celui que lui donne Hannah Arendt : elle explique que seuls les enfants doivent être éduqués – que, dans une société démocratique, on doit supposer les adultes déjà éduqués : être citoyens, c’est être éduqué. Raison pour laquelle l’enseignement supérieur est en dehors de nos préoccupations. 

Toutefois – toutefois : par le lien avec la civilité, l’éducation peut être envisagée comme auto-éducation : et ceci nous rapproche du modèle américain où il s’agit, dites-vous, d’un travail sur soi (l’idée de l’empowerment , c’est retrouver de l’estime de soi en se ressaisissat, en quelque sorte : on doit cesser de s’abandonner, plutôt que demander qu’on cesse de vous abandonner). Est-ce cela que nous appelons civilité ? 

Je vais aborder la question par un autre biais :

Une équivoque du mot « éducation » est remarquablement pointée par la question de l’éducation sexuelle, dont vous montrez les violents débats auxquels elle a donné lieu au XXe siècle. Vous montrez aussi comme l’hygiénisme, l’encadrement psychiatrique, l’obsession de la prostitution, mais aussi les utopies socialistes d’une gestion collectiviste de la procréation, enfin le thème de l’enfant non-désiré, l’enfant-accident comme pathologie du couple, y conduisaient très naturellement.

Se dessinent en somme deux compréhensions possibles de l’éducation :

L’une, fait résonner « éducation » et « administration des corps » « gestion calculatrice de la vie ». C’est ce que Michel Foucault appelle « l’ère du biopouvoir » (VS,p. 184), et il y associe le « développement rapide », dès le XVIIIe, « des écoles, collèges, casernes, ateliers ». L’éducation vise alors le dressage du corps au sens où le collectif l’investit au plus intime : par le sport, la prophyllaxie sexuelle etc. On peut penser, aujourd'hui, à l’exemple de la pilule, qui fait partie de l’arsenal éducatif de bien des parents. 

Mais on peut penser aussi, à la principale préoccupation des parents lors des réunions avec professeurs et administration : ils s’inquiètent moins de l’enseignement que de la cantine et du poids des cartables. Et si les parents ne respectent plus les horaires, les calendriers des cours, notamment dans le primaire, c’est souvent en alléguant le bien-être physique : rythmes biologiques, sommeil considéré comme horloge individuel, loisirs (week-end) ; etc.

Si bien qu’on peut se demander si le bien-être et la violence n’obéissent pas à la même logique : la primauté du langage du corps ; le fait que le pouvoir est compris à partir du corps, comme une expansion du corps propre. 

Il serait bien sûr absurde de nier la dimension de police des corps dont témoignait l'école il y a encore trente ans, par le régime des punitions, le respect sourcilleux d'une politesse inculquée comme un dressage, l'enquête hygiénique à laquelle devaient se livrer les maîtres, par exemple, vérifier si les oreilles étaient propres, etc (cf. traces de ce comportement dans Etre et avoir). Cependant, dans la situation actuelle, on ne peut plus dire qu'on soit face à une administration des corps: entre la classe intenable et l'enseignant, entre l'enseignant et l'élève qui l'agresse dans un acte qui constitue à ses yeux un acte de justice élémentaire, entre tels enfants régulièrement cognés, bousculés, rackettés et insultés et ceux qui les cognent, les insultent ou les rackettent sans la moindre perception du caractère exorbitant de tels rapports, le corps a au contraire outrepassé, si je puis dire, toute administration : il est le sujet ultime de tout pouvoir, sans médiation.

Ce qui pose le problème de la discipline. La discipline relève-t-elle complètement du bio-pouvoir, comme le pensait Foucault ? N'était-elle pas également destinée à former les gestes qui ouvrent une scène – un monde commun? 

D’où la deuxième valeur du mot éducation, l’éducation comme civilité (civilisation) – et c’est encore Hannah Arendt qui me servira de référence. Elle définissait l’école comme l’institution s’intercalant entre le monde public et le domaine privé ; on pourrait rapprocher cette définition de celle qu’elle donnait ailleurs du domaine public : « Le domaine public, monde commun, nous rassemble mais aussi nous empêche, pour ainsi dire, de tomber les uns sur les autres. ». Et elle ajoutait que, dans la société de masse, on avait perdu le monde commun, comparant cette situation à celle « une séance de spiritisme au cours de laquelle les adeptes, victimes d’un tour de magie, verraient leur table soudain disparaître, les personnes assises les unes en face des autres n’étant plus séparées, mais n’étant plus reliées non plus, par quoi que ce soit de tangible. »

Une table : quand on pense à la disparition du motif de la table dans les espaces domestiques également, c’est troublant. Les enfants travaillent par terre, on n’a plus vraiment le droit de leur demander de rester à table lorsqu’ils ont fini de manger : autre preuve de la priorité du corps – du ventre – par rapport aux gestes, aux signes qu’on vit ensemble. Et dans les classes, il a été également admis que les enfants ne pouvaient pas rester attablés sans bouger… Nous touchons là à la question de la scénographie de la vie en commun : gestes et mots qui font que le corps propre n’est pas le centre ou l’ultime référent du monde social – pas plus le corps collectif que le corps individuel : mais une certaine disponibilité au fait d’être ensemble. 

Ces gestes-là ont disparu. Et je pense aussi aux fêtes d’école, où, dans les couches sociales favorisées, la « logique de l’entre-soi » n’est même pas celle de la communauté scolaire. Le moment festif de l’école est détruit de l’intérieur parce que la participation des parents est exclusivement centrée sur l’intérêt pour leur enfant. Leur enfant que leur regard soustrait à l’événement collectif, à la sociabilité scolaire. On place les parents armés de camescope au premier rang. Si vous venez sans appareil photographique ni camescope, vous serez derrière, et vous ne verrez rien. La vraie collectivité,anticipée, qui fait sens pour les parents visiblement, c’est la famille à qui on projettera le film de la fête. Comment faire société

J’avais annoncé trois termes centraux : éducation, civilité, autorité. Il reste donc à envisager rapidement l’autorité.

Je crois comprendre en vous lisant que vous n’êtes pas spécialement favorable au mot d’ordre : reconstruction de l’autorité. Car pour vous : dans ce mot d’ordre, il s’agit de l’autorité de l’institution et de ses représentants, de leur magistrature sociale. Et elle empêche de faire confiance dans les gens, à la base ; et que les gens se fassent confiance.

Pour nous, en ce qui concerne le rapport aux enfants, aux mineurs, la confiance dans les gens passerait d’abord par la confiance de chacun en soi-même comme éducateur – et ça : autorité. « Autorité » : parce que nous sommes plutôt opposés au contrôle social sans limites statutaires – sans détenir une autorité à surveiller, si je puis dire. Nous pensons que l’autorité, entendue non comme un pouvoir, mais comme une sorte de responsabilité supérieure de la civilité, si je puis dire, libère . Elle libère les enfants, elle libère aussi les éducateurs. Car elle n’est pas un rôle permanent, et on la tient « au nom de » : il s’agit d’une lieutenance : on parle au nom de l’intérêt commun, de l’avenir des enfants (ce dont les enfants n’ont, précisément parce qu’ils sont enfants, nulle idée, nulle appréhension) ; on tient lieu du monde commun face aux enfants. On ne s’érige pas à tout moment comme le surveillant de son voisin

Mais parallèlement, l’autorité empêche aussi la culture du secret, celle qui conduit un représentant autorisé à surveiller, dénoncer, punir, à ne pas le faire pas parce qu’il préfère assister, porter secours… cf. Joseph Kaszterstein, psycho-sociologue ; sur l’importance de la publicité de la sanction : car cette publicité permet un apprentissage collectif ; l’exemple est un principe d’économie, donc. Et c’est l’autorité – les termes,le cadrage de cette autorité – qui permet de « dénoncer » et de sanctionner parce qu’on a autorité à le faire, sur un certain plan qui a ses limites – qui est un cadre – une certaine zone d’intérêt commun.

Nous serions donc tentés de retenir de l’exemple américain l’idée qu’il faut en effet réunir les gens à la base – peut-être par exemple, parents-enseignants-administrations dans le cadre des établissements scolaires – pour rétablir un contexte. J’ajoute qu’à notre idée, le contexte d’un établissement scolaire passe aussi par la rue : ce que nous sommes dans la rue face à des enfants. C’est ce que nous suggérons derrière le terme de « autogestion éducative ». Mais pour nous, cela ne signifie pas qu’il n’y ait plus de délégation – plus d’autorité. Le cadre institutionnel doit s’interposer pour représenter le contexte, le faire valoir, de sorte que nous ne soyons pas sous le regard du voisin, mais sous le regard de nous-mêmes – d’une forme de nous mêmes. Il faut réinvestir la table en tant que telle. 

Pour conclure, j’aimerais vous soumettre une hypothèse : est-ce que le social n’aurait pas offert une solution cohérente tant qu’il était adossé à une configuration singulière :

1)où les affrontements politiques – les « luttes » - restaient une menace pour la paix civile, que le social devait conjurer – où le social était un certain résultat des luttes (FS p. 232, ironie ?) ?

2)où la famille et l’école jouaient un rôle de régulateurs du vivre-ensemble. Si on prend les choses du côté des enfants : ils circulaient en gros dans un espace public encadré par ces deux pôles : le foyer/l’école, y compris sans doute ceux qui, encore après-guerre, ont connu le jeu collectif dans la rue, puisque la rue était devenue celle de l’habitat social. 

En somme, cela faisait que « le narcotique social » qui défait les forces de la solidarité, était contrebalancé, si l’on peut dire, par trois instances de fortes obligations réciproques – car aux affrontements politiques correspondaient les organisations syndicales et politiques. Trois lieux, famille, école, formations syndicales et politiques, de forte socialisation où le collectif exigeait de l’individu une certaine discipline – et l’éduquait ?

En créant l’Observatoire, nous avons voulu nous situer précisément au creux de ce triple manque : ramener à un même plan d’interrogation la famille et l’école, si je puis dire ; essayer de vérifier par nous-mêmes qu’on pouvait se réunir – qu’on pouvait faire société - sur la base d’une certaine espérance politique – même si elle n’est pas investie en elle-même.

Vous terminez FS en dénonçant une inégalité dont il faudrait s’occuper avant toute autre : celle de l’emploi : le taux de chômage est énorme dans les cités. Mais là, deux questions se posent : 

- qui devrait s’en occuper ? Je veux dire : d’où peut venir la décision politique ? Si ce n’est de la pression des victimes elles-mêmes organisées politiquement ? Ce qui signifie que les jeunes issus de l’émigration, qui souffrent particulièrement de cette injustice, devraient cesser de se penser comme un groupe ethniquement dominé, mais comme des citoyens français subissant un tort grave qu’aucun assistanat social ne résorbera – qu’il y faut au contraire une volonté d’organisation politique ? Et pour cela, des armes théoriques, des ressorts subjectifs qui présupposent une certaine confiance dans la politique ? Et où les trouveront-ils si l’école ne les a pas un tant soit peu formés et éduqués – eux, et tous ceux qui veulent être solidaires, tous ceus qui pensent que leur propre humanité passe par cette lutte contre ce tort? 

- deuxième question, liée : le problème de l’absence de crédibilité des diplômes : le problème de la certitude, pas toujours inexacte, que les élèves de ces lieux désocialisés, ont été surévalués : ce qui conduit à embaucher sur d’autres critères qui ne sont plus des critères communs : débrouillardise, relations personnelles, origine familiale sous sa forme généalogique : d’où forcément le critère disqualifiant de l’ethnie : il y a là un cercle vicieux, qui est celui du biopolitique, qui renforce ou innocente le racisme en somme, à briser.

C’est donc la limite de notre association, ce réel extra-scolaire : sa limite – mais aussi son horizon.]

Ma dernière question sera alors celle-ci : dans FS, vous semblez sceptique en face de la préoccupation architecturale de la ville, sceptique face aux politiques qui pensent que refaire des rues est une solution. L’architecture, pourtant, pour Hannah Arendt, témoigne, depuis les Grecs, de la préoccupation du domaine public. Nous insistons sur les dispositifs formels, la civilité pouvant s’entendre comme une architecture intérieure qui n’est pas exactement l’empowerment. Pour nous, le contexte, c’est aussi une scène, une scène plus publique que commune – ce n’est pas le modèle du voisinage si vous préférez. Nous pensons donc que nous devons nous préoccuper de la vie dans la rue : la rue comme table, ce qui nous relie et nous sépare à la fois. Comme le regard, en somme. Pensez-vous que ce soit une utopie, d’imaginer de pouvoir réapprendre ou inventer ces gestes, qui redoublent le corps d’un espace devant lui, - c’est cela, le geste – vers autrui ? Une utopie, de penser qu’il faut alors reconsidérer les choses à partir de la spatialité, en dehors de la hiérarchie de l’assistanat social et sa sollicitude verticale, mais aussi en dehors de la solidarité du contrôle social et de son contact immédiat ? Une utopie, de considérer que cela aiderait à la relance du politique ?


 
 
Hélène Merlin-Kajman 



[i] Meirieu (Philippe), La pédagogie entre le dire et le faire, Paris, ESF éditeur, 1995, p. 57.